Essentiel
Mystère ou problème
«La mort était un mystère. Elle est désormais un problème. N'est-ce pas la façon la plus simple et la plus juste de rendre compte de la mort actuelle, dans les hôpitaux en particulier? À la lumière de l'interprétation qu'en donne Gabriel Marcel, cette distinction entre le mystère et le problème nous indique même les gestes à poser et à ne pas poser pour que se crée le climat qui permet de respecter les voeux les plus secrets du mourant. Il est des questions dont les réponses se trouvent dans un climat et non dans des distinctions qui satisfont la raison et le droit. Les questions ultimes entourant la mort sont de celles-là.
"Le problème, écrit Gabriel Marcel, est quelque chose qu'on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire, le mystère est quelque chose où je me trouve engagé". Le problème est du côté de l'avoir, du vérifiable, le mystère est du côté de l'être, de l'invérifiable. Comment éviter la transformation du mystère en problème? Comment éviter, par exemple, le passage, qui semble fatal, du mystère de l'amour aux problèmes sexuels?
On peut participer au mystère de l'éveil de l'intelligence d'un enfant. Ce mystère devient un problème dès lors qu'un test révèle, ou plutôt étale le fait que le quotient de l'enfant est au-dessous de la moyenne... ou trop au-dessus.
Le problème est étalé à la portée de tous les regards, même les moins respectueux. Le propre du mystère est qu'il est voilé et que j'en fais partie.
On aura compris le lien entre le problème et la science. Partout où passe la science, s'accroît le risque qu'un mystère soit réduit à l'état de problème.
La mort est devenue un problème. Et là se trouve précisément le problème. La question éthique fondamentale, dans le débat qui nous intéresse, ce n'est pas celle de l'euthanasie, c'est celle de la dégradation du mystère de la mort en problème.
Tant qu'on reste dans la sphère du mystère, même un geste qui, vu de l'extérieur, apparaîtrait comme de l'euthanasie active, peut être justifié. On peut sentir alors qu'un être a accompli son destin et avoir la certitude qu'on ne le privera de rien en prenant le risque de hâter sa fin pour soulager davantage sa souffrance. L'essentiel en effet n'est pas la durée en tant que succession de minutes, c'est la durée en tant que lieu d'un accomplissement.
Mais quand on descend au niveau du problème, on peut penser que le mal est fait quoiqu'il advienne ensuite. Le grand malade alors n'est plus qu'un cas, qu'une chose. Il se sent exclu du festin de la vie, il se voit comme un fardeau pour son entourage. Son désir le plus profond est d'échapper à cette condition. S'il dit qu'il veut vivre c'est parce qu'il espère encore être enchanté, illuminé par la présence irradiante et compatissante de la vie à ses côtés. On le trompera si l'on se contente de reporter l'échéance par des prouesses techniques. S'il dit qu'il veut mourir, on le trompera encore si on interprète sa demande littéralement et si on se contente d'y répondre par une aide technique au suicide.
Il faut évidemment faire les lois en partant de l'hypothèse que la mort est plus fréquemment vécue comme problème que comme mystère. C'est pourquoi il ne serait pas sage de légaliser l'euthanasie active. Le flou juridique actuel est un moindre mal dans ce contexte. Il éloigne l'illusion qu'il existe une solution technique impeccable, que la solution se trouve dans une mort juridiquement correcte. Parce que le flou entretient l'incertitude chez les proches et les soignants, il les rapproche du malade qui vit l'incertitude suprême. Il favorise ainsi le retour à l'humanité, au mystère, dans une situation trop objectivée.
Si le climat de mystère est respecté ou recréé, il y a toutes les chances que la volonté authentique du malade soitrespectée, car c'est justement ce climat, et lui seul, qui permet à la dite volonté de se manifester dans toute sa vérité. L'essentiel, c'est la compassion qui est alors possible. Il faut tout mettre en oeuvre pour en favoriser l'éclosion. En d'autres termes, le but ultime doit toujours être de ramener la situation de l'état de problème à l'état de mystère.
Pourquoi faudrait-il que toutes les situations soient nettes alors que la contradiction est la caractéristique fondamentale de la condition humaine?»1
1- Jacques Dufresne, Le chant du cygne, Mourir avec dignité, Montréal, Éditions du Méridien, 1992. Introduction.
L'expression "le chant du cygne", qui nous vient de la plus haute Antiquité grecque, est toujours utilisée pour désigner, par exemple, un discours ou un récital d'adieu. Dans la bouche de Socrate, elle prend une valeur sacrée. Représentons-nous ce sage dans sa prison d'Athènes, où il vient d'apprendre qu'il est condamné à mort pour impiété. Les amis qui l'entourent aimeraient bien l'entendre une dernière fois parler de la connaissance de soi et de l'immortalité de l'âme, mais ils n'osent pas le lui demander, de peur de l'importuner dans ses derniers instants. Voici l'aimable reproche que leur adresse Socrate:
"Selon vous, je ne vaux donc pas les cygnes pour la divination; les cygnes qui, lorsqu'ils sentent qu'il leur faut mourir, au lieu de chanter comme auparavant, chantent à ce moment davantage et avec plus de force, dans leur joie de s'en aller auprès du Dieu dont justement ils sont les serviteurs. Or les hommes, à cause de la crainte qu'ils ont de la mort, calomnient les cygnes, prétendent qu'ils se lamentent sur leur mort et que leur chant suprême a le chagrin pour cause; sans réfléchir que nul oiseau ne chante quand il a faim ou soif ou qu'un autre mal le fait souffrir; pas même le rossignol, ni l'hirondelle, ni la huppe, eux dont le chant, dit-on, est justement une lamentation dont la cause est une douleur. Pour moi cependant, la chose est claire, ce n'est pas la douleur qui fait chanter, ni ces oiseaux, ni les cygnes. Mais ceux-ci, en leur qualité, je pense, d'oiseaux d'Apollon, ont le don de la divination et c'est la prescience des biens qu'ils trouveront chez Hadès qui, ce jour-là, les fait chanter et se réjouir plus qu'ils ne l'ont jamais fait dans le temps qui a précédé. Et moi aussi, je me considère comme partageant la servitude des cygnes et comme consacré au même Dieu; comme ne leur étant pas inférieur non plus pour le don de divination que nous devons à notre Maître; comme n'étant pas enfin plus attristé qu'eux de quitter la vie!"
Platon, Phédon, 85 a et b, trad. Léon Robin, Oeuvres complètes, La Pleiade, Paris 1950, tome 1, p 806.
Enjeux
L'historien français Michel Vovelle résume les transformations du rapport à la mort dans la société occidentale contemporaine: «Dans les sociétés rurales d'hier, la mort était naturelle, sans drame, entourée des siens. La mort solitaire aujourd'hui est liée à des paramètres socio-économiques : la fin des communautés rurales, l'urbanisation et ses conséquences. Le F3 (type d'appartement urbain) a tué la mort collective, qui a perduré jusqu'à la première moitié du XXe siècle. On assiste aujourd'hui au "triomphe" de la mort hospitalière, qui a imposé son hégémonie en très peu de temps. En France, entre 70 % et 80 % des décès ont lieu à l'hôpital, avec toute la kyrielle des contentieux associés: l'acharnement thérapeutique, le malade soustrait à sa famille, etc.»
«Médecine et humanisme - Chronique de l'expérience ultime. Interview de Michel Vovelle». Propos recueillis par Daniel Louradour»,
Le Généraliste, 23 décembre 1999.
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«L'adorable histoire de Platon sur le
chant du cygne, dont l'équivalent existe dans d'autres cultures, nous autorise à penser que l'homme traditionnel possédait une espèce d'instinct d'immortalité. C'est sans doute parce qu'elle correspondait à cet instinct que la doctrine chrétienne de l'immortalité de l'âme a pu prendre racine aussi rapidement et aussi solidement dans les populations européennes.
La combinaison d'un tel instinct et d'une telle croyance aide à comprendre pourquoi on mourait si facilement autrefois. Voici un récit illustrant ce que fut la mort des chrétiens pendant plus d'un millénaire. "Quand Lancelot, blessé, égaré, s'aperçoit, dans la forêt déserte", qu'il a "perdu jusqu'au pouvoir de son corps", il sait qu'il va mourir. Alors, que fait-il? Des gestes qui lui sont dictés par les anciennes coutumes, des gestes rituels qu'il faut faire quand on va mourir. Il ôte ses armes, se couche sagement sur le sol: il devrait être au lit ("gisant au lit malade", répéteront pendant plusieurs siècles les testaments). Il étend ses bras en croix - cela n'est pas habituel. Mais voici l'usage: "il est étendu de telle sorte que sa tête soit tournée vers l'Orient, vers Jérusalem" (Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975, p. 20).
De la mort apprivoisée à la mort interdite
Phillipe Ariès, l'historien français à qui nous devons l'une des analyses les plus significatives de l'évolution des attitudes de l'homme occidental devant la mort, utilise l'adjectif "apprivoisée" pour caractériser une mort à la fois pressentie et consentie comme celle de Sir Lancelot.
Il montre ensuite comment, au cours des quelques siècles qui constituent la modernité, on est passé de la mort apprivoisée à la mort interdite. Auparavant, l'homme tombait de l'arbre de la vie comme la pomme tombe du pommier: comme un fruit qui est mûr. Cet acte a perdu progressivement son caractère naturel. La mort a commencé à arracher des cris de révolte; elle a été perçue comme une chose inopportune, puis comme une injustice ou comme une absurdité, voire comme un anachronisme: on aura bientôt le pénible sentiment de connaître la mort juste avant que la médecine ne triomphe enfin de cette fatalité. D'où l'intérêt que la congélation du cadavre suscitera au XXe siècle. Dans une étape antérieure du processus de dissociation d'avec la mort, on s'était contenté de transférer les restes du sous-sol et du voisinage immédiat de l'église vers un cimetière situé à l'extérieur de la ville ou du village.
Au même moment, la sexualité quittait la place qu'elle occupait tout naturellement au centre de la vie quotidienne pour devenir, en marge de cette dernière, une chose qui de plus en plus tirerait son attrait de son caractère exotique. Ariès n'hésite pas à associer le changement des attitudes devant la mort au changement des attitudes devant la sexualité. "Comme l'acte sexuel, la mort est désormais de plus en plus considérée comme une transgression qui arrache l'homme à sa vie quotidienne, à sa société raisonnable, à son travail monotone, pour le soumettre à un paroxysme et le jeter alors dans un monde irrationnel, violent et cruel. Comme l'acte sexuel chez le marquis de Sade, la mort est une rupture. Or, notons-le bien, cette idée de rupture est tout à fait nouvelle. Nous avons voulu au contraire insister sur la familiarité avec la mort et avec les morts. Cette familiarité n'avait pas été affectée, même chez les riches et les puissants, par la montée de la conscience individuelle depuis le XIIe siècle. La mort était devenue un événement de plus de conséquence; il convenait d'y penser plus particulièrement. Mais elle n'était encore ni effrayante, ni obsédante. Elle restait familière, apprivoisée. Désormais, elle est une rupture." (Philippe Ariès, op. cit p. 47.)»1
1- Jacques Dufresne, Le chant du cygne, Mourir avec dignité, Montréal, Éditions du Méridien, 1992. Introduction.