Lettre à mon fils

Jacques Larochelle
Avocat québécois de renom. Il a présenté récemment une conférence sur l'éloquence de Cicéron à la Fondation Humanitas.

Je voudrais t’entretenir, en jetant un peu de lumière sur l’homme que j’étais dans l’époque où j’ai grandi et sur l’homme que tu es devenu dans le temps de ton propre développement

Mon cher petit,

Tu me pardonneras de t’appeler ainsi, comme au temps merveilleux où je pouvais te prendre et te soulever comme un bouquet, même si tu as maintenant atteint l’âge que j’avais quand j’ai connu l’immense bonheur d’être ton père. Après tout, les  poètes et les sages n’ont-ils pas toujours vu qu’on retrouve un peu d’éternité dans tout amour vrai, et que l’amour paternel est à jamais celui d’un petit être, homme en puissance plus qu’en acte, et qui réclame toute l’aide possible pour franchir sans trop de dommage ce passage difficile de l’espérance à la réalité, de la fleur au fruit.

Et c’est de quoi je voudrais t’entretenir, en jetant un peu de lumière sur l’homme que j’étais dans l’époque où j’ai grandi et sur l’homme que tu es devenu dans le temps de ton propre développement.

Je crois que malgré tous tes efforts tu ne pourrais te former une idée exacte de ce que fut mon enfance, dans le Québec des années 50. Je la comparerais à une longue procession d’hommes sérieux, en habits noirs, qui nous promenaient dans des allées solennelles où résonnaient en latin les accents ineffables des chants grégoriens et où flottait l’odeur de l’encens. Partout des croix, des martyrs, une pénombre mystérieuse où régnait une vierge mère d’une surhumaine douceur, qui consentit à porter dans ses flancs un Dieu qui serait un jour cruellement immolé par amour pour racheter nos fautes au prix de son précieux sang. Le monde, parfaitement intelligible, avait été créé, avec son infinie beauté par un Dieu bon, mais juste, à seule fin de nous permettre de l’aimer et de le servir en ce monde et de mériter par là la béatitude de le contempler éternellement dans l’autre.

Le fond de mon âme, modelée et marquée par cette ambiance si particulière, c’est le sentiment invincible que ce monde passager et mouvant ne participe que très imparfaitement à l’être, qu’il n’en présente qu’un pâle reflet, et qu’il ne me sera jamais rien de plus qu’une patrie transitoire ou un gîte de passage.

Et cette attitude, je crois, se retrouve presque toujours, plus ou moins prononcée, dans les hommes éduqués de la manière que nous l’avons été, indépendamment de la foi religieuse qui en était il y a cent ans le fondement indiscuté. Car ce sentiment de l’existence d’un autre Royaume, d’abord empreint dans nos tendres âmes d’enfant par la liturgie, l’exemple et tous les moyens qui s’adressent aux sens, devenait dans la suite du temps, au surplus, une conviction rationnelle suscitée par la lecture et la méditation de trois penseurs éminemment rationnels, Platon, Aristote et Thomas d’Aquin. De sorte que l’élément mystique oriental du christianisme se mariait dans nos esprits, dans des proportions variables suivant chacun, avec l’extrême intellectualité de l’Antiquité classique, pour former ce qui cut pendant quinze cents ans l’essentiel de l’âme occidentale.

Les hommes de mon temps ne fréquentent plus l’église, peut-être, mais un grand nombre d’entre eux (peut-on dire les meilleurs?) sont toujours hantés par une vague insatisfaction de ce monde qui leur paraît un peu illusoire, au prix de cet autre, infiniment plus riche et plus beau.
 

Les hommes de mon temps ne fréquentent plus l’église, peut-être, mais un grand nombre d’entre eux (peut-on dire les meilleurs?) sont toujours hantés par une vague insatisfaction de ce monde qui leur paraît un peu illusoire, au prix de cet autre, infiniment plus riche et plus beau, qu’on leur a longtemps fait miroiter dans le lointain idéal ou mènent seules l’extase mystique et la contemplation philosophique.

Comme tu le sais, cet univers de mon enfance s’est écroulé avec fracas, essentiellement entre 1960 et 1970, pendant cette période de bouleversement qu’on a appelée la révolution tranquille. L’objectif de la plupart de ses auteurs, ouvertement proclamé, était de briser l’influence spirituelle du clergé et de lui retirer le rôle social de premier plan qu’il avait joué, notamment dans la santé, l’éducation et la défense des droits des travailleurs. Un État augmenté, modernisé et laïcisé devait dorénavant se charger de ces missions.

Les protagonistes de cette révolution se proposaient tout simplement d’aligner notre société sur les autres sociétés occidentales contemporaines, en lui conservant peut-être quelques particularités jugées souhaitables, dont principalement une certaine habitude de la solidarité qui l’amènerait à mâtiner son régime économique, fondamentalement capitaliste, par une assez bonne dose d’esprit socialiste.

Tu le sais aussi, mon cher fils, cette entreprise a parfaitement réussi : l’influence et le prestige de l’Église ont été abattus, l’éducation des élites s’est rapidement détachée des doctrines humanistes et chrétiennes qui l’avaient encadrée, et un État moderne et laïque a remplacé les cohortes de missionnaires par une armée de fonctionnaires.

Crois-moi, mon cher fils, j’ai vu à l’œuvre ces légions de travailleurs infatigables, qui accomplissaient sans salaire, par esprit de charité, avec un total dévouement et souvent une haute compétence les tâches les plus ingrates ou les plus pénibles d’un côté, et les fonctions les plus élevées de l’autre. Et souviens-toi que pour mieux se consacrer à leur vie de service, ils renonçaient volontairement aux joies de l’amour et du mariage ( qui comportent aussi, il est vrai, quelques peines, comme tu le sais maintenant). Ils ont toute mon admiration, toute ma reconnaissance, et l’ingratitude qui aujourd’hui entoure leur mémoire me paraît bien noire.

Évidemment, l’effondrement dont je parle n’a pas pu laisser intacte la représentation somptueuse que l’homme ancien se faisait du monde et de lui-même, du miracle et du sens de sa propre existence. Le contact avec le transcendant, le divin, toujours difficile et intermittent pour l’homme puissamment sollicité par les instincts qui en assurent la survie matérielle, était désormais rompu. Le monde s’identifiait maintenant avec son apparence, avec les phénomènes, ces formes sous lesquelles il nous apparaissait. Comme si je m’identifiais à mon reflet dans un miroir.

Et l’on vit bientôt paraître, comme un juste châtiment ou une subtile vengeance de tout ce que nous avions sacrifié [...] l’extrême limite de la bêtise humaine : l’homme qui ne souhaite pas, et qui même ne croit pas possible, d’autre lumière, d’autre savoir que ceux procurés par la science.
 

Et l’on vit bientôt paraître, comme un juste châtiment ou une subtile vengeance de tout ce que nous avions sacrifié, le type humain qui marque, en tout cas pour l’instant, l’extrême limite de la bêtise humaine : l’homme qui ne souhaite pas, et qui même ne croit pas possible, d’autre lumière, d’autre savoir que ceux procurés par la science. Une si complète naïveté, un simplisme si touchant ne peuvent entrer que dans l’esprit d’un réaliste, pragmatique et concret, prosélyte de la nouvelle foi scientifique.

D’ailleurs, tu pourras juger de l’effet produit par cet écroulement sur ceux mêmes qui l’avaient voulu et opéré, par ce cri de désenchantement que pousse l’un de ses pricipaux artisans, Pierre Vadeboncoeur, dans son essai de 1978, L’autre Royaume :

« La vie pouvait être très dure, l’injustice pouvait être odieuse, je le ressentais pour moi-même ou pour d’autres, mais jamais, je crois, je n’ai, pendant ces années qui font une suite passablement longue, été atteint jusqu’au seuil où l’on commence à se dire qu’il y aurait malgré tout une certaine facilité et une certaine douceur à quitter l’existence. Je n’ai porté sur la vie un regard vraiment lourd que lorsque j’eus éprouvé, éprouvé plutôt que su, (je voyais moins un tel malheur que je n’en avais une connaissance sensible), que tout achevait de se déspiritualiser. »

Cette prodigieuse transformation de toutes choses peut s’observer dans les idées et les attitudes qui nous constituent toi et moi, et qui dans une certaine mesure nous séparent. La liste en pourrait être longue, peut-être même infinie. J’essaierai de me borner à quelques aspects qui résument ou impliquent tout le reste.

Je placerais au sommet de cette pyramide le caractère général et la nature du savoir. Pour nous, le savoir et l’étude relevaient de l’ordre de la contemplation désintéressée, de la connaissance pour la connaissance, alors que ta génération a fini par pleinement rejoindre le mouvement, initié il y a quatre siècles par Bacon et quelques autres, et devenu irrésistible par l’action du monde anglo-saxon, qui privilégie un savoir utile, capable de nous assurer la domination de la nature et de la faire servir à nos fins. Vous avez ainsi complété le passage de l’époque où l’homme se voyait soumis à la nature, à celle où il s’en croit le maître.

Semblablement, vous vous êtes largement affranchis du carcan qu’imposait à notre pensée notre respect de ce que nous regardions comme l’essence des choses. Tout existant, y compris l’homme, ses qualités, ses puissances et ses caractéristiques nous semblait défini et connaissable par une essence invariable, une nature, source des propriétés de l’être, et totalement indépendante de celui-ci et de sa volonté. A titre d’exemple, l’idée ne nous serait jamais venue qu’une personne puisse décider de son sexe, encore moins qu’elle puisse s’affranchir de la dichotomie masculin-féminin où l’homme nous semblait trouver les deux missions complémentaires qui l’appelaient à une égale dignité.

Sur le plan social, les différences, voire même les différends, sont particulièrement nombreux. La plus importante vient sans doute de notre contact avec la pensée antique, ou avec celle de l’Europe classique qui en est l’héritière. Elle pose la prémisse que l’intelligence est rare, que la majorité des membres d’une société est condamnée sans remède à la médiocrité intellectuelle, et qu’il est inutile et même dangeureux d’accorder trop d’importance à l’opinion des masses sur des questions qui les dépassent. De même l’idée d’attribuer des charges ou des honneurs, privés ou publics, pour d’autres raisons que l’excellence nous était étrangère, sinon répugnante. Et pourtant c’est maintenant le sentiment contraire qui prévaut : l’immense majorité des propos tenus dans l’espace public sont très en dessous du médiocre, intellectuellement et moralement, et nul ne s’insurge plus contre le fait d’associer au gouvernement des choses et des gens des candidats sélectionnés pour des caractéristiques étrangères à leur compétence.

Je peux aussi mentionner notre attitude devant les progrès de la technologie, qui ne nous paraissent pas, je crois, aussi importants et aussi immanquablement bons qu’ils ne le semblent à ceux de ton âge. Pour parler franc, je regarde sans grand enthousiasme, par exemple, les progrès de la médecine. Pour moi, elle dévore les ressources de l’État pour prodiguer des soins déraisonnables, qui consistent très souvent à prolonger artificiellement l’existence d’organismes non viables, jusqu’à ce que leurs conditions de vie soient si affreuses que le médecin leur rend cette dernière grâce de les faire enfin disparaître dans ce qu’on appelle la dignité. Et comme conséquence additionnelle de cet immense gaspillage, on obtient à grands frais d’abaisser sans cesse le niveau de la santé générale par la prolifération volontaire d’organismes inaptes et la déresponsabilisation de plusieurs quant aux conséquences funestes pour leur santé d’excès ou d’habitude de vie nocives. Ici comme ailleurs, mon instinct me pousse à me fier à la nature, telle qu’elle fut intelligemment voulue, plutôt qu’aux élucubrations de l’homme, toujours pitoyable ou risible quand il tente de jouer au Créateur. Je pourrais ajouter que l’engouement pour l’intelligence artificielle, qui inspire à tes contemporains autant de crainte que d’espérance, me paraît plutôt une simple technique dont les effets se situent à un niveau assez bas pour ne pas affecter sensiblement ni l’essentiel de notre condition humaine ni les voies qui nous mènent au bonheur, ou bien au malheur, au salut ou à la perte de notre âme.

[Mais] je sais très bien que les hommes de tous les temps furent portés à cette mauvaise humeur avec les changements qui relèguent progressivement leur monde aux oubliettes
 

J’arrête ici cet examen, que je pourrais sans effort prolonger indéfiniment. Je voulais simplement établir qu’il est à peine une question d’importance sur laquelle nos sensibilités, nos conceptions, les influences que nous avons subies et les hommes que nous avons admirés ne nous prédisposent à diverger d’opinion, et parfois même à ne nous comprendre parfaitement qu’avec peine. Et je te supplie de croire que, même si mes propos peuvent paraître condamner sans nuance l’époque dans laquelle tu vis et dont tu ne peux manquer de retenir, au moins en partie, les valeurs, je sais très bien que les hommes de tous les temps furent portés à cette mauvaise humeur avec les changements qui relèguent progressivement leur monde aux oubliettes. Cicéron déjà appelait les hommes âgés de son temps « laudatores temporis acti », c’est à dire ceux qui n’ont d’éloge que pour le passé.

Et rien peut-être ne nous fait réaliser davantage que notre être plonge, pour l’instant du moins, des racines profondes dans le temps que ce sentiment d’étrangeté ressenti toujours davantage devant le changement continuel opéré par la durée jusque dans l’âme de l’homme, changement si grand et si profond qu’il tend à séparer un père de son fils, et à les rendre étrangers l’un à l’autre malgré qu’ils procèdent l’un de l’autre.

Mais aussi, rien ne montre mieux qu’une partie de l’homme échappe à ce flux perpétuel et participe d’une essence stable, inaccessible au temps, que l’amour incorruptible qui, au-delà de toutes nos différences continue à brûler dans nos cœurs malgré leurs capricieuses dérives et les hasards innombrables de leur course sur l’immense Océan des siècles.

Extrait

[...] l’idée ne nous serait jamais venue qu’une personne puisse décider de son sexe, encore moins qu’elle puisse s’affranchir de la dichotomie masculin-féminin où l’homme nous semblait trouver les deux missions complémentaires qui l’appelaient à une égale dignité

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