Éloge de la mort

Jacques Larochelle

Si l’homme ne se sentait pas voué à la mort, le verrait-on, hanté par ce profond et puissant désir d’arracher à l’oubli tout ce qu’il peut de son si court passage sur la terre par son travail, par ses enfants, par ses actes, et par ce qui le rapproche le plus de l’éternité, la beauté souveraine et impérissable de ses œuvres d’art ?

Pour une Didon qui invoque la mort, mille autres la repoussent et lui crient de s’éloigner. Didon montrant Carthage à Énée, Le Lorrain, 1676, Kunsthalle.
J’entreprends ici une tâche dont la difficulté m’accable, avec peu d’espoir de la mener à bien. Je ne me propose rien de moins que de rétablir dans ses droits, dans sa dignité et dans son rang la moins aimée et la plus calomniée des divinités, celle qui préside à la mort et au royaume des ombres.

Mais aussi, comment pourrait-on aimer celle qui nous arrache brutalement à nos plus chers attachements, à nos parents, à nos amours, à la tâche terrestre que nous nous sommes donnée et qui nous emplit de tant de fierté, à notre vie enfin, sans laquelle nous pouvons si difficilement nous concevoir comme existant.

Il arrive, il est vrai, qu’on la prie de nous secourir. Ainsi Didon, abandonnée par un homme qui ne voulut pas trahir une destinée plus haute et plus belle que son amour, a préféré les douceurs de la mort à l’amertume de vivre. Et Virgile raconte qu’une divinité infernale, émue de pitié pour elle, mit fin à son agonie en tranchant le cheveu qui la retenait encore à la vie. Alors seulement son âme amoureuse et tourmentée put-elle prendre son envol, rompre les liens qui la retenaient encore à ce monde transitoire, et goûter enfin cette paix qu’une passion malheureuse avait détruite.

Mais pour une Didon qui l’invoque, mille autres la repoussent et lui crient de s’éloigner.

Songeons cependant à ce que seraient le monde et notre vie sans elle.

Allons-nous vivre toujours en vieillissant sans cesse, comme ce Tithon de la fable à qui sa divine amante avait procuré le don d’immortalité, oubliant d’y joindre celui d’une éternelle jeunesse? Personne ne souhaiterait cette condition.

Serons-nous plutôt éternellement jeunes?  Cela implique nécessairement qu’il ne pourra y avoir, dans un monde fini, de reproduction, puisque des êtres éternels et fertiles se multiplieraient à l’infini, ce qui ne se peut. Nous serions donc condamnés à vivre éternellement entre nous, toujours les mêmes, triste et immuable humanité où même le vieillissement n’introduirait jamais aucun changement. La monotonie insoutenable de cette perspective exclut aussi, nous semble-t-il, cette hypothèse.

Poussons plus loin notre recherche. La condition d’homme, à y bien songer, ne nous fait-elle pas aimer passionnément cette vie si délicieuse pour nous à cause même de son essentielle précarité? Si l’homme et la femme ne naissaient pas l’un et l’autre sous sentence de mort, se donneraient-ils l’un à l’autre une telle extase par cet amour qui les unit d’un nœud si complet et si étroit que, devenu fécond, il annule par son fruit l’horreur de leur disparition prochaine?

Et si l’homme ne se sentait pas voué à la mort, le verrait-on, hanté par ce profond et puissant désir d’arracher à l’oubli tout ce qu’il peut de son si court passage sur la terre par son travail, par ses enfants, par ses actes, et par ce qui le rapproche le plus de l’éternité, la beauté souveraine et impérissable de ses œuvres d’art?

Avec l’assurance de vivre toujours, à quoi lui serviraient la prudence, la bonté, la charité, et tous les efforts que, dans sa condition périssable, il met le plus souvent à se concilier l’amour et la bienveillance de ses semblables?

On voit peut-être maintenant que, si l’homme avait le malheur d’obtenir par ses prières la faveur d’échapper aux rigueurs de sa mortalité, il rendrait aussitôt sa vie insupportable, et d’autant plus insupportable qu’il se verrait privé de tout moyen et hors de tout espoir de pouvoir jamais s’en délivrer.

Mais tout ceci n’est qu’un amusement, et il nous faut maintenant faire voir toute l’étendue des bienfaits que l’on peut attendre de la mort. Elle est bien sûr une porte, qui s’ouvre, mais qui s’ouvre sur quoi ?… sur quoi?

Cette question, ou plutôt le courage de se poser cette question et de la regarder en face, sans faiblir, fait toute la dignité et toute l’excellence de notre condition d’homme. Et seule la mort nous permet de la poser, avec toute l’urgence et tout le sérieux qu’impose la rencontre inévitable avec cette ombre mystérieuse et terrible que chaque instant qui passe rapproche de nous.

Et c’est dans cette question tragique et féconde que réside notre seule chance de grandeur et de vérité, suivant le plus ou moins de lumière que nous pourrons jeter sur cette ombre redoutée. Suivant, aussi, le plus ou moins de soins que nous aurons pris de notre vivant à éclairer, en prévision de ce dur passage, nos frères dans la vie, qui seront, dans si peu de temps, nos frères dans la mort.

Oserons-nous comparer équitablement ce qu’ont pu jeter de lumière sur cette divinité cruelle les trois âges de l’Occident dont nous avons gardé la connaissance, l’Antiquité, le Moyen âge chrétien, et l’époque moderne?

Pour les Anciens, la mort laissait subsister bien peu de choses de l’homme. Peut-être rien, peut-être ces ombres impalpables et tristes que l’on voit mélancoliquement errer dans les enfers au sixième livre de l’Énéide, certaines livrées aux supplices, le reste à un éternel ennui.

Mais les Grecs et les Romains ne donnaient un visage aussi tragique à la mort que pour mieux exalter l’héroïsme presque divin de l’homme, qui poursuit noblement l’accomplissement  de sa destinée, ou simplement de son devoir, sans que rien ne puisse ébranler sa résolution, pas même cette mort qui peut l’anéantir tout entier. Et c’est ainsi qu’Achille, tenu de choisir entre une vie longue et heureuse, ou courte et glorieuse, préfère acheter une gloire éternelle par sa mort au combat sous les remparts de Troie, comme tant d’autres héros grecs.

Et que dire de Caton, le vaincu de Pharsale, qui voyant que la liberté de Rome allait périr avec ses défenseurs, s’est percé calmement le sein de son épée, qui lui a procuré par la mort une liberté que la vie lui refusait ?

Ces hommes, inférieurs peut-être aux dieux parce que privés du don d’éternité, leur devenaient supérieurs par l’immensité de leur courage, qui les faisait marcher résolument à la mort, pour peu que leur gloire l’exigeât.

Le chrétien, lui, ne pourra jamais oublier qu’un Juif de Palestine avait, par la seule puissance de sa parole, inversé tous les rapports essentiels de la condition humaine.

Les premiers devenaient les derniers, les riches se faisaient pauvres, aux larmes succédaient les consolations, mieux valaient la justice et l’amour, même malheureux, que la puissance et la gloire triomphantes. Et la mort n’était plus la fin, mais le commencement de la vie véritable de l’homme, la condition nécessaire à son passage vers la seule félicité digne de lui, celle qui l’unira à Dieu pendant un éternité bienheureuse, dans une extase dont rien ici-bas ne peut donner l’idée.

Cette conception, qui a produit pendant quinze siècles tant de dévouement, de martyrs et de saints, fait de la mort, malgré sa tristesse apparente et l’horreur qu’elle inspire, un événement heureux, et permettait à saint Paul de s’écrier : « Mort, où est ta victoire ? Mort, où est ton aiguillon ? »

Et nous, les modernes, qu’avons-nous fait de la mort? Qu’est-elle devenue, entre nos mains glacées ? Elle est devenue ce que tout est devenu, considéré à la lumière de la conception pseudoscientifique du monde, c’est-à-dire, rien. J’appelle pseudo-scientifique la pensée scientifique, quand elle sort du champ très étroit où elle est valide, pour embrasser des objets qui ne sont pas de son ressort et dont elle ne peut avoir nulle connaissance. Cette forme de pensée, étant uniquement adaptée à la considération de l’observable et du mesurable, et encore en laissant de côté l’être ou la réalité des choses pour n’envisager que leurs relations, il doit s’ensuivre que le monde du spirituel, des causes premières, de l’éternel, des valeurs, de l’art, lui demeurera à jamais étranger. On voit pourtant cette orgueilleuse prétendre à l’empire universel de la connaissance, et tâcher d’imposer ses conceptions simplistes dans tous les domaines, même dans ceux où elle avance à tâtons, sans lumière, sans chemin et sans but.

La mort n’est donc pour nous rien d’autre que la fin de la vie organique, sans plus de signification ni de valeur que la respiration ou la digestion, de sorte que le seul problème qu’elle pose à l’esprit humain, c’est d’en atténuer les douleurs afin d’y parvenir confortablement.

Pour les Anciens, la mort était la condition de la grandeur héroïque de l’homme, et l’on songe à Regulus qui, pour respecter la parole donnée, écarta de lui sa femme et ses enfants pour retourner librement à Carthage, indifférent aux supplices inévitables qui l’attendaient.

Pour le chrétien, la mort est l’irruption soudaine et irréversible de la lumière divine dans l’âme du mourant, pour son salut ou pour sa perte, et l’on songe à Jeanne d’Arc, les mains liées au poteau, déjà environnée des flammes qui vont la consumer, criant d’une voix forte « Jésus, Maria », attendant la récompense qui l’attendait pour avoir tenu tête à ses juges et refusé de dire que ce qui venait de Dieu venait du diable.

Pour nous, la mort relève strictement de la médecine. Elle doit, dans toute la mesure du possible, se dérouler à l’hôpital, sous anesthésie. Elle me fait songer à cet homme que j’ai vu, de mes yeux, couché sur un lit roulant, les chaussures encore aux pieds, recevoir devant sa famille deux injections létales, la deuxième « pour être bien sûr qu’il ne revienne pas », pour citer les mots du médecin qui l’a tué. Précaution inutile! Qui voudrait revenir dans un pareil monde?

En somme, avec la mort les Anciens ont fait l’héroïsme, les chrétiens la sainteté, et nous…rien du tout.

Je lui adresse, en terminant, quelques vers.

A la mort

J’ai longtemps deviné ton visage incertain.
A peine j’entendais ton souffle si lointain.
Parmi ceux que j’aimais tu n’avais pris personne
Au tranchant de ta faux, qui sans cesse moissonne.
Mais les ans ont marché, doucement tu t’approches,
Et j’entends plus souvent sonner tes tristes cloches.
Tu m’as pris, maintenant, ceux qui m’ont engendré,
Quelques femmes aussi qui jadis m’ont aimé.
Je m’avance vers toi et te regarde en face
Car je crois que Quelqu’un, plus grand que toi, t’efface.

Je n’en voudrai pas au lecteur, croyez-moi, s’il devait préférer ce simple vers de Goethe, si pur et si vrai :

Der Tod ist der Grenzstein des Lebens, aber nicht der Liebe.
(La mort met un terme à la vie, mais non pas à l’amour.)

J’ai vu pendant vingt ans ces mots écrits sur la pierre tombale d’un couple d’Allemands, voisins de cimetière de mon père. Pendant vingt ans l’homme avait inscrit la date de la mort de sa femme, mais la sienne restait en blanc. Et puis un jour j’ai vu que Bruno avait enfin rejoint Luisa.  

Il n’arrive pas souvent de voir une épitaphe s’accomplir sous vos yeux.

Extrait

Allons-nous vivre toujours en vieillissant sans cesse, comme ce Tithon de la fable à qui sa divine amante avait procuré le don d’immortalité, oubliant d’y joindre celui d’une éternelle jeunesse? Personne ne souhaiterait cette condition.

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