Les médias face à la nouvelle censure
À côté de la pensée individuelle, essentiellement le fruit d’un esprit unique qui, par une patiente recherche de l’information parvient à une vision nouvelle et juste d’un aspect de la réalité, il existe aussi le phénomène de la pensée collective. Et la grande affaire de l’humanité, du moins de l’humanité pensante, est de contrôler et de critiquer cette pensée collective, aussi peu sûre qu’envahissante, à la lumière de la pensée individuelle réussie.
Après la découverte de l’Amérique, l’invention de l’imprimerie, et en particulier du journalisme, constitue sans doute l’événement qui a le plus contribué à projeter, parfois violemment, l’humanité hors de la sécurité et des certitudes du moyen âge, pour la conduire vers le risque immense de la liberté, les splendeurs et les misères de la connaissance, et l’énergie illimitée des sociétés démocratiques.
Et comment pourrait-il en être autrement? La carrière magnifique et tragique à la fois que l’humanité parcourt depuis cinq siècles ne résulte-t-elle pas tout entière d’un principe central, l’autonomie de l’individu, jugé enfin digne de déterminer par lui-même et pour lui-même ce qu’il veut bien croire, faire, aimer, et le type de sociétés civiles ou religieuses auxquelles il souhaite appartenir. L’homme moderne, quel qu’il soit, n’est-il pas investi de l’effrayant pouvoir de statuer en dernier ressort sur toute question, de décider si Dieu existe et ce qu’il est, de définir souverainement le Bien et le Mal, ou de choisir la forme d’État qui lui convient, sans compter bien entendu la foule des décisions plus personnelles qui touchent sa vie privée, dont il dispose à sa guise : mariage, travail, loisirs, amitiés, etc.
Mais l’homme, aspirant par nature à la rationalité, ne peut se trouver chargé d’un tel poids de responsabilité sans chercher à se renseigner pour éclairer et faciliter ses choix.
Bref, il ressent le besoin d’être influencé, et ce de deux manières très différentes. D’abord par l’information, c’est-à-dire la connaissance des faits pertinents à la question qui l’occupe, et ensuite par l’examen des opinions que d’autres hommes ont exprimées sur cette question.
Et c’est ici que la Presse entre en jeu, elle qui a rendu possible la circulation de plus en plus abondante et aisée de l’information et des opinions sur tous les sujets imaginables. La Presse, celle des médias, joue un rôle essentiel à cet égard, sans contester un instant l’importance du livre, puisque l’information qu’elle dissémine aux quatre vents revêt un caractère plus concret, une actualité plus immédiate, et que les opinions qu’elle véhicule sont généralement plus compréhensibles et assimilables pour le commun des hommes. On serait tenté de dire que les idées du livre influencent un cercle plus restreint de lecteurs, qui à leur tour influenceront indirectement le grand nombre par la trace de ces idées qu’ils laisseront dans les médias.
L’histoire de la Presse et de sa liberté, qui fut longtemps celle d’une persécution, souvent assez efficace, est devenue dans les démocraties occidentales celle d’un absolu triomphe. Tout pouvoir politique tremble devant elle, et les gouvernements, qui dans le passé l’ont souvent muselée avec succès, redoutent maintenant par-dessus tout ses morsures, et ne peuvent qu’avec peine conquérir ou conserver le pouvoir sans son concours.
Les tribunaux ne la ménagent pas moins. Leur jurisprudence donne parfois lieu de croire qu’ils jugent opportun de continuer à l’avantager, même après lui avoir reconnu depuis longtemps ses justes attributs. La Presse peut maintenant publier des informations obtenues par la perpétration d’un crime, même grave, et un journaliste pourra également impunément détruire à tort la réputation d’un honnête homme, pour peu qu’il ait respecté les normes professionnelles de sa profession, et ce, même si ses conclusions sont fausses et ses imputations, calomnieuses.
La Presse donc, qui comprend aujourd’hui les moyens audio-visuels et électroniques de communication opérés par des journalistes professionnels, est sortie victorieuse de la lutte qui l’opposait à la censure venue d’en haut, essentiellement de l’État. Mais échappe-t-elle pour autant maintenant à toute forme de censure et jouit-elle d’une vraie liberté? Pour en décider, il faut commencer par rappeler un fait notoire. À côté de la pensée individuelle, essentiellement le fruit d’un esprit unique, qui par une patiente recherche de l’information et à la suite d’un effort, souvent ardu et prolongé, de classification et de raisonnement sur ces données, parvient, avec de la chance et du talent, à une vision nouvelle et juste d’un aspect de la réalité, il existe aussi le phénomène de la pensée collective.
Celle-ci n’est qu’une manifestation parmi tant d’autres de ce mimétisme qui, présent dans tout groupe humain, ou même dans tout groupe d’organismes vivants, lui confère par des mécanismes automatiques et réflexes une frappante unité. Le produit typique de ce phénomène consiste dans la mode, qui fait que les membres d’un groupe, sans l’avoir cherché, s’habillent, parlent, mangent, se divertissent, aiment, et enfin pensent de la même manière.
Cette pensée collective, par essence, résultant d’une imitation irréfléchie et spontanée, n’a aucune valeur de vérité, puisqu’elle ne remplit aucune des conditions qui permettent à la pensée d’atteindre, au moins parfois, à la vérité.
Mais, si fragile qu’elle soit, cette pensée collective occupe presque toute la place, par son volume, sinon par sa valeur objective, et joue un rôle prépondérant. Comme le disait Étiemble, la plupart de ceux qui disent « Je pense que » devaient plutôt dire « Je répète que ».
Et la grande affaire de l’humanité, du moins de l’humanité pensante, c’est de contrôler et de critiquer cette pensée collective, aussi peu sûre qu’envahissante, à la lumière de la pensée individuelle réussie. La critique vigoureuse et sans complaisance des idées reçues est une tâche essentielle des médias.
Est-ce que les médias de ce temps s’acquittent correctement de cette tâche? La réponse, il me semble, est : pas du tout. Et la raison en est que la Presse n’a échappé à la censure de l’État que pour mieux tomber sous celle de la collectivité tout entière, et des groupes d’intérêt qui la structurent. Cette censure, hélas!, est infiniment plus redoutable que l’ancienne. Tous ceux qui sont tendrement attachés à la pensée collective de ce temps, parce qu’elle les flatte ou les sert, la défendront bec et ongles contre toute critique. Et leur nombre, qui est considérable, leur influence, que multiplient maintenant les réseaux sociaux, l’espèce de terrorisme intellectuel qu’ils pratiquent volontiers et qui culmine dans cette horreur qu’est la culture du bannissement, font que bien peu de gens oseront encourir leur ressentiment.
Avec ce résultat déplorable que les dogmes fondateurs de nos sociétés, qui en déterminent la forme et en permettent la marche en avant, ne sont pas plus discutés que les vérités enseignées par l’Église au temps du roi Saint Louis.
Donnons deux exemples de ce phénomène. L’idéologie fondamentale de la modernité est celle de l’égalité, dont la conséquence première est la démocratie. Ce régime, avec ses corollaires, la liberté de conscience et d’opinion, ainsi que le libéralisme économique, a permis en deux cents ans un développement des connaissances scientifiques et un accroissement de la richesse matérielle de ses citoyens proprement inimaginables avant son avènement. Mais il a aussi conduit à une dégradation catastrophique de notre environnement, à la raréfaction du beau et à la prolifération du laid, à la réduction dangereuse du rôle de l’intelligence et de la vérité dans la vie publique, à la tentation démagogique qui joue un rôle croissant dans le fonctionnement des institutions démocratiques et qui risque d’en provoquer la destruction, comme cela du reste s’est déjà produit dans le passé.
Ces problèmes sont connus, mais qui a osé les relier au principe démocratique lui-même, tel qu’il a évolué depuis deux cents ans et qu’il est maintenant compris et pratiqué? Qui oserait suggérer que ces conséquences inacceptables résultent directement de notre conception actuelle du postulat démocratique, de sorte que, sans l’abandonner tout à fait, il est devenu urgent de lui apporter les modifications qui lui permettront de continuer à inspirer notre vie publique.
Deuxièmement, l’application concrète de l’idéologie égalitaire qui a le plus transformé le monde depuis un siècle, c’est certainement le féminisme. La femme dispose maintenant du même pouvoir de faire les choix qui modèleront sa vie que l’homme et personne dans son bon sens n’oserait s’opposer à cet état de fait. Mais il est aussi évident que ce progrès, comme toute chose, a un prix, et que son bilan comporte un passif, comme tout bilan.
Mais qui ose le dire, ou encore moins en discuter franchement? Les relations entre les hommes et les femmes, de moins en moins amoureuses et de plus en plus marquées par la violence et le ressentiment, l’éducation des enfants, de plus en plus chaotique et de moins en moins adéquate, la stabilité des couples, réduite à peu de chose, le surmenage de bien des femmes, autant d’aspects primordiaux de la vie en société qui ont été profondément bouleversés sans qu’il soit permis de discuter librement et d’évaluer calmement ces changements. Car tout cela est tabou, comme est tabou l’épineuse question des diverses aptitudes physiques, intellectuelles et affectives des deux sexes. Il est pourtant absolument évident que toutes trois diffèrent profondément d’un sexe à l’autre, mais il est interdit de le dire ou de checher à le préciser ou à le démontrer, sauf pour les capacités physiques, trop facilement mesurables. Et pourtant, aucune question ne présente plus d’intérêt que celle-là ni n’est susceptible d’entraîner plus de conséquences pratiques.
Il serait fort aisé de multiplier ce genre d’exemples, que chacun pourra suppléer, et qui portent à conclure qu’une foule de conceptions et d’attitudes fondatrices de nos contemporains, bien que foncièrement discutables, demeurent à l’abri de tout examen, notamment parce que les médias, enfin muselés, doivent se contenter pour survivre d’en faire au mieux une critique superficielle, aussi inutile que peu intéressante.