Ukraine : La chaîne humaine de 1990
Pour mieux comprendre la situation en Ukraine en cet hiver 2022, j’ai relu La gloire des nations ou la fin de l’empire soviétique (1990) d’Hélène Carrère d’Encausse. J’y ai retrouvé des pages saisissantes sur les chaînes humaines qui furent organisées dans les pays baltes le 23 août 1989 puis le 20 janvier 1990 en Ukraine. Dans ce document, un résumé de L a gloire des nations suivi de pages sur les deux chaînes humaines.
De nombreux observateurs ont noté que les résistants ukrainiens sont nationalistes, en d’autres termes que leur attachement à leur liberté individuelle est indissociable de leur attachement à leur pays. Ils se montrent par là fidèles aux idéaux qui ont provoqué l’éclatement de U.R.S S. à la fin de la décennie 1980. Mikhaïl Gorbatchev a alors renoncé à recourir à la force pour rétablir l’ordre dans l’empire. Ce fut une erreur aux yeux de Poutine. Il s’efforce de la réparer depuis son accès au pouvoir. S’il atteint son objectif en Ukraine, on voit mal ce qui pourrait l’empêcher de s’attaquer à la Finlande et aux pays baltes. Comme le rappelait Christian Rioux dans Le Devoir du 4 mars, l’Europe est impuissante et les États-Unis en retrait : « Prenons acte que sur ce continent de bisounours qui continue à déléguer sa défense à l’Amérique, personne n’est prêt à mourir pour cette structure sans âme que l’on nomme l’Europe. Ce n’est pas un hasard si seule la France a gardé une défense digne de ce nom. Le pays est aussi un des rares qui ne craint pas d’affirmer son attachement à la nation et à son identité, ce qu’on lui reproche d’ailleurs en permanence outre-Atlantique. »
.Résumé de La gloire des nations ou la fin de l’empire soviétique.
« 1917-1990: dernier empire, superpuissance militaire, l'Union soviétique est le lieu des deux grandes révolutions de ce siècle. En 1917, le coup d'Etat de Lénine a supprimé les chances d'une révolution démocratique et reconstitué l'Empire russe que le conflit mondial de 1914 avait fait exploser. En 1990, l'Empire soviétique et, avec lui, l'ensemble du système soviétique fondé par Lénine ont cessé d'exister.
Depuis 1985, par les soulèvements et les affrontements sanglants du Caucase et de l'Asie centrale, par l'indépendance démocratique proclamée des Etats baltes, les nations de l'U.R.S.S. ont rétabli leur droit d'exister et de décider de leur destin. Face à cette révolution venue d'en bas, des sociétés elles-mêmes, l'Etat soviétique, le Parti communiste, l'armée, le K.G.B. se sont révélés aveugles et impuissants.
Les projets de Mikhaïl Gorbatchev visant à sauver l'U.R.S.S. par quelque nouveau traité d'Union ont-ils la moindre chance d'aboutir? Comment vont s'organiser à présent les relations entre les Etats-nations qui composèrent l'U.R.S.S. _ Russie, Ukraine, pays baltes, Etats musulmans d'Asie centrale, Etats du Caucase _ et qui accèdent à la pleine souveraineté?
Au temps de l' Empire éclaté ", le pourrissement du système soviétique a nourri les volontés d'indépendance nationale. Aujourd'hui, les nations ont triomphé de sa domination et du communisme qui la justifiait. C'est le temps de la " gloire des Nations ". L'analyse du passage de l'un à l'autre permet d'esquisser des hypothèses pour l'avenir.
Si, pour Gorbatchev, la révolution des nations est un coup de poignard porté à la perestroïka, elle scelle en fait le tombeau du communisme. Pour les nations qui retrouvent aujourd'hui leur liberté et leur dignité, c'est aussi la plus grande chance d'avancer réellement dans la voie de la démocratie.H.C.E.»
Les chaînes humaines
Les trois capitales baltes, Tallin, Riga, Vilnius, sont reliée; le 23 août par une chaîne humaine rassemblant de deux a trois millions de personnes (comme toujours, l’estimation exacte est difficile, et les médias soviétiques s’emploient à minimiser l’événement) déployées sur 600 kilomètres. Aux mfrontières, les responsables de chaque république allument côte à côte les feux d’artifice destinés à célébrer cette réussite empreinte de solennité et de joie. Le double symbole de cette démonstration est clair : peuples enchaînés les Baltes avancent dans l’union sur la route de l’émancipation. La réaction est brutale à Moscou où la presse traite les Baltes de « diviseurs », d’ennemis du renouveau, ou,plus grave encore, suggère que les fronts populaires préparent les voies d’un soulèvement armé. Le ton ouvertement menaçant de certains commentaires, leurs incitations à réprimer n’émeuvent guère les fronts populaires. Lachaîne humaine leur a permis de tester leur ascendant sur la société, leur aptitude à la mobiliser de manière pacifique ; forts de ce constat, les mouvements nationaux baltes vont poursuivre leur avancée tranquille vers la souveraineté. De cette immense manifestation se dégage un vrai bilan de solidarité entre trois peuples qui furent longtemps divisés.L’exemple sera repris quelques mois plus tard par le Frontpopulaire d’Ukraine.
Pour le RUKH, (Front populaire pour la perestroïka) l’éternel problème consiste à rassembler les deux parties de la république et à démontrer que l’urgence nationale est commune à toutes les couches de la société, y compris aux puissants comités de mineurs. Comment y parvenir, sinon en s’inspirant de ce qui a été fait par les Baltes ? Ici aussi, la réussite est remarquable. Le 21 janvier 1990 — autre date symbolique, puisqu’elle marque le soixante-douzième anniversaire de la fondation de la république indépendante d’Ukraine —, une chaîne longue de 500 kilomètres, reliant Kiev à Lvov, capitales des deux parties de l’Ukraine, est organisée sous l’égide du RUKH et de plusieurs autres associations, illustration complémentaire des aspirations unitaires de L’Ukraine. S’il est difficile d’évaluer le nombre exact des participants, tous les témoignages s’accordent à dire que la chaîne ne fut ininterrompue, qu’en certains de ses segments, les manifestants étaient regroupés sur trois rangs, tant ils sont nombreux, qu’enfin cette chaîne donna lieu dans plusieurs sieurs villes à des rassemblements de milliers, souvent des dizaines de milliers de personnes. Si grande était la densité des participants que beaucoup de ceux qui souhaitaient s’associer à cette chaîne durent « s’exiler » de leur ville pour y prendre part. Le succès de l’entreprise a donné au RUKH un poids accru, non seulement auprès des Ukrainiens, mais également auprès minorités installées dans la république
CARRÈRE D’ENCAUSSE, Hélène, La gloire des nations ou la fin de l’Empire
soviétique, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1990.