Marie Noël ou la mésestime de soi transcendée
Si humaine, si sainte ! Une vie toute intérieure, dominée par un grand amour regretté avant d'avoir été vécu, flétri avant d'avoir fleuri. Une longue nostalgie de ce qui aurait pu être, dénuée de tout ressentiment à l'égard de ce qui est. Une familiarité avec l'amant inaccessible d'où jaillissent les chants d'amour les plus naturels. Une intimité avec le Dieu noir autorisant des cris de l'âme qui ressemblent à des blasphèmes. Si humaine, si pathétiquement humaine... Y eut-il jamais un tel écart entre la grandeur du génie et la modestie de la personne à qui il fut accordé? Voir en annexe les liens vers divers autres articles sur Marie Noël.
Marie Noël ou la mésestime de de soi transcendée
Nous étions deux sœurs chez nous :
la laide et la belle.
L’une avait les yeux si doux
Que tous après elle
Couraient sans savoir pourquoI.
Sa sœur, l’autre…c’était moi.
Qu’est-ce que nous ferons,
Ma douce, ma jolie ?
Qu’est-ce que nous ferons ?
Va, nous nous aimerons.
Marie Noël, nom de plume de Marie Rouget, est née le 16 février 1883 à Auxerre et morte le 23 décembre 1967 dans la même ville, dont elle ne s’éloigna jamais vraiment. Auxerre, une cage, dont elle fit un perchoir, pour s’envoler tantôt vers les fleurs sauvages et les bêtes de son paysage, tantôt vers les classiques de la riche bibliothèque familiale.
«Et l’oiseau le plus libre a pour cage un climat.» (Hugo) Auxerre, avec sa faune humaine et son passé stratifié, mais non figé, fut son unique climat.
Chant des objets animés
À toi, pour conserver bellement ton vieux âge
J’ai prodigué la cire, ô mon armoire fière,
Et même avant le mien essuyé ton visage…
Et toi tu me lairas m’en aller en poussière.
(O.P. p.193)
J’aime Marie Noël. De tous mes auteurs préférés elle est celui qui m’a fait pleurer le plus souvent. «Il faut que le cœur se brise ou se bronze.»(Chamfort) Marie Noël n’a qu’à chanter pour briser le mien. Car cette «emmusiquée» (sic) n’écrit pas, elle chante. Et si l’histoire est souvent triste, la mélodie est toujours joyeuse.
Ces chansons émeuvent parce qu’elles lui furent données, plutôt que cherchées et trouvées, données comme à Mozart dont elle s’inspire à l’occasion.
Les chansons que je fais, qu’est-ce qui les a faites?...
Souvent il m’en arrive une au plus noir de moi…
Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi
C’est cette folle au lieu de cent que je souhaite.
(O.P. p.15)
Eau de rose? On a fait ce reproche au style de Marie Noël. Eau de rose , pourquoi pas, dans les berceuses par exemple ?
Dors maintenant, dors…détache de ton âme
Ses pensers volants, le bruit du jour, sa flamme,
Laisse le temps s’en retirer tout bas…
Hier n’est plus, ce soir n’est rien, demain n’est pas.
(0.P. p.65)
Eau de rose, mais coulant sur un lit d’épines dans un printemps déjà triste de l’automne qu’il porte en lui. Ainsi de sa poésie…
Béni sois-tu, mon prochain, ce champ d’épines
Autour de moi poussant;
Pour le dard qu’ont laissé dans mon cœur qui chemine
Presque tous les passants,
Ce n’est qu’en quelque endroit de ce chemin, le pire,
Que j’ai reçu de toi, pour nous tous, un sourire. (O.P. p. 281)
Quant à sa prose, du même haut niveau, elle s’y abandonne à une lucidité telle qu’une eau douloureusement purificatrice y coule en cascade et par méandres. La part sereine de sa poésie apparaît ainsi comme un baume sur les plaies vives de son intelligence.
Béatification
Il va de soi à mes yeux qu’on souhaite sa béatification. Une sainte unique, pour son temps et pour l’éternité comme le fut Thomas More, ce père de famille auquel je l’associe spontanément. Innocente, elle peut tout se permettre sans rien trahir.
Quel Verbe, si Dieu soit-il, pourra me rendre
Ce mot d’amour que personne ne m’a dit.
(O.P. p.218)
À son rang, dans une religion populaire sur laquelle elle lance des dards souvent mieux aiguisés que ceux des maîtres du soupçon.
«Sermon bourré de théologie.
Ce théologien s’exprime comme un vieux serviteur fidèle qui a connu Dieu tout petit et l’aide tous les matins à s’habiller de dogmes.Dieu se reconnaît-Il dans le miroir que son serviteur Lui tend ? Peut-être. Le théologien l’examine et Le mesure de pied en cap.
(Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre.)
Mais toute mon adoration se réfugie dans l’espace éternel que l’examen de ce Docteur laisse en Vous, Dieu, d’inconnaissable. »
(N.I. p.!31)
Près d’une église admirée sur laquelle elle veille. Traditionnaliste par attachement à la beauté de la liturgie et reprochant à l’Église d’avoir négligé l’amour humain.
Proche à la fois de Thérèse d’Avila et de Thérèse de Lisieux, mais ne voyant pas comme elles la nécessité de l’ascèse, tout en suivant des règles strictes dans son art.
«Je n’ai jamais très bien compris l’ascétisme, cette torture au détail pour le plaisir de Dieu. enncore une fois, pour qui le prend-on? […] Les mystiques, ces fous adorables qui se coupent les oieds pour se faire pousser des ailes.» (N.I.p.59)
«Créer c’est danser dans des chaînes.» (Valéry) Marie Noël a dansé les chaînes de ses tâches ménagères et de sa poésie comme Jean de la Croix.
Sur un autre plan, celui du rapport à la nature, elle se rapproche de saint François en toute connaissance de cause : elle peut nommer les fleurs et les oiseaux;. Si le pape François ne l’a pas citée dans l’Encyclique Laudato Si, il a eu tort.
«La tristesse des tristesses : la tristesse des bêtes.
Celle du vieux chien qui entend venir sa mort et s’enfuit ; celle du cheval qui sait qu’on l’emmène pour l’abattre, baisse la tête et bute tout le long du chemin; celle de la vache qui meugle d’épouvante dans sa dernière étable à côté de la tuerie où une autre vache a cessé d’appeler à l’aide.
L’homme arrive tant bien que mal à transfigurer sa mort par des vues de religion.
Mais en la bête est la tristesse irrémédiable, la grande plainte aux yeux soumis de la créature condamnée.» (N.I. p.129)
Si elle est une sainte pour notre temps, c’est d’abord parce qu'elle a pressenti les misères et le sens du long vieillissement devenu la règle; c'est aussi parce qu'elle elle a surmonté un mal caractéristique de son siècle : la mésestime de soi. Petite, sauvageonne, repliée sur elle-même, conformiste, casanière et même laide parfois à ses propres yeux, mais au lieu de dériver ainsi vers l’acédie, ce vague à l’âme désespéré pouvant conduire au suicide, elle se laisse aspirer vers des hauteurs d’où elle survole ses lacunes en disant : c’est ainsi. Et voici mes chansons, voici ma joie!
Crépuscule
…
Ils diront que j’ai perdu ma lumière
Parce que je vois ce que nul œil n’atteint :
La lueur d’avant mon aube la première
Et d’après mon soir le dernier qui s’éteint.
(Marie Noël, Chants d’arrière-saison, 1961)
Depuis des jours, je ne quitte plus Notes intimes, le chef d’œuvre en prose de Marie Noël. À côté m’attendent des livres de Simone Weil, Gustave Thibon, Pascal, Péguy. Ils peuvent attendre encore un peu. Le temps que je trouve les mots qui rendent justice à la peseuse d’idées d’Auxerre. Voici l’une des perles de chaque page :
« Quand viendra la fin des temps, il faudra aux derniers chrétiens plus de foi et plus de grâce qu’aux premiers.
Jeune, la Religion eut des amants. Ils l’embrassèrent par passion. Ils l’épousèrent par espérance. Avec elle ils épousaient son royaume du lendemain qui merveilleusement allait croître au monde.
Vieille, elle n’aura plus que des fils, des soutiens de famille qui la garderont, la nourriront, l’entretiendront comme une mère appauvrie et tombée à leur charge.
Pour elle, jadis, pour son espérance terrestre, joyeux ses amants sont morts.
Pour elle, demain, sans autre espérance que le Ciel, ses fils, généreusement, mourront aussi.
Et il y aura moins de fraîche passion, mais plus d’amour héroïque dans la dernière mort que dans la première.» (N.I. p.172)
Codes
O.P. Œuvres poétiques Stock, Paris, 1956.
N.I. Notes intimes, Stock, Paris 1959
Annexe
Le Dieu noir de Marie Noël
par Robin Touillon
« La poétesse entend revaloriser un amour humain qu’elle estime injustement déprécié dans la tradition chrétienne, étant généralement perçu comme inférieur à la vie consacrée. « Chez nous, chrétiens, fils de la Vierge, les splendeurs de la virginité ont effacé toutes les autres et fait presque disparaître du cortège éclatant de nos Saints couronnés, ceux dont je suis bien sûre pourtant qu’ils existent, les saints et saintes du mariage. » En un sens, l’amour humain est même supérieur à l’amour de Dieu, car l’on est assuré de ce dernier, tandis que le premier n’est jamais acquis. On peut perdre Dieu, non son amour, qu’Il conserve au pécheur le plus impénitent. En aimant l’homme, en revanche, on s’expose à être trahi, abandonné sans retour, à tout perdre en cette vie comme en l’autre, ce qui en fait, « de tous les amours, le plus désintéressé, le plus dépossédé de tout, le plus pauvre ».
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par André Blanchet
Second volet du diptyque. L’œuvre de Marie Noël est maintenant toute sous nos yeux. Le volume de ses Notes intimes équilibre, en prose, l’Œuvre poétique Chants et notes sont de même poids. On songe à certaines horloges, patiemment menuisées au temps jadis par des artisans de province, et qui font apparaître tour à tour deux figurines : Jean qui pleure et Jean qui rit. Mais ce n’est pas tout à fait cela, car l’un comme l’autre recueil contient à la fois joies et peines. Seulement, dans sa poésie, Marie Noël enchante même sa peine, tandis que sa prose met tout en question, même sa joie. L’Œuvre poétique, c’est la vie qui chante, les Notes intimes, c’est la vie pensée. Cependant qu’entre Marie qui chante et Marie qui pense l’unité profonde se retrouve aisément : c’est Marie qui prie.
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Voici le préambule de l'une des biographies les plus complètes de Marie Noël, celle de Raymond Escholier, paru en 1957 chez Stock
« "La Neige qui brûle ", cette belle et juste définition de celle qui devait devenir Marie Noël, on la doit à son parrain Raphaël Périé, grand mandarin, et fervent des chansons de geste.
Tous les admirateurs de la Muse d'Auxerre, dont le génie a fait non seulement en France, mais bien au-delà des mers, l'unanimité, savent qu'il existe un mystère Marie Noël. D'où, bien des fables qui circulent à son sujet : les uns lui prêtant des aventures sentimentales qui n'ont jamais eu lieu que ...dans leur imagination ; d'autres faisant de cette fille d'humaniste, chargée de parchemins universitaires, une autodidacte ; d'autres encore, une institutrice, ou une bergère. Certains critiques, comme l'abbé Bremond, ne voient en elle que « gaminerie angélique » ; d'autres rendent hommage à ses grandes connaissances théologiques, alors que la petite chanteuse ignore tout de cette docte science. A l'étranger, enfin, plusieurs chroniqueurs abusés par la chanson : Nous étions deux soeurs chez nous - La laide et la belle...,tracent un portrait merveilleux de l'autre soeur - si « belle » -laquelle, à vrai dire, n'a jamais existé !
« Comme si la poésie avait un rapport avec la réalité ! » s'esclaffe en sourdine la narquoise Bourguignonne, qui excelle à se masquer.
Au vrai, il est très malaisé de découvrir la clef d'un tel mystère. Marie Noël ne l'a-t-elle point suggéré, quand elle était encore ignorée de tous.
Connais-moi ! Connais-moi ! Ce que j'ai dit, le suis-je ? Ce que j'ai dit est faux - Et pourtant c'était vrai ! L'air que j'ai dans le coeur est-il triste ou bien gai ? Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?
Grâce à l'amitié profonde dont veut bien nous honorer Marie Noël depuis qu'en novembre 1921, ne sachant rien d'elle et n'ayant même pas reçu son livre, il nous fut donné de 'révéler, dans notre chronique littéraire du Petit journal, l'apparition de ce chef-d'oeuvre les Chansons et les Heures, nous avons tenté de soulever enfin un coin du voile et d'écrire une « Vie chantée » de Marie Noël.
Nous étayant sur une immense correspondance qui va de l'abbé Mugnier et de l'abbé Bremond à Colette et à Montherlant, et aussi sur les très nombreuses lettres et notices -biographiques, reçues par nous-même de Marie Noël, sur une foule d'inédits en prose et en vers (que d'admirables poèmes encore ignorés !), ayant mené, pendant de longues années, une enquête à Auxerre et à Diges, au seuil de la Puisaye, nous espérons apporter ici de grandes clartés sur cette énigme vivante : Marie Noël.
Que de fois, son père spirituel (combien spirituel !) et, en vérité son sauveur, l'abbé Mugnier, pressa-t-il le plus grand poète, français vivant (selon Montherlant), de publier ses Souvenirs. Ces Notes intimes, de tous inconnues, il nous a été permis de les avoir en mains et, certes, leur lecture pourrait être aussi bénéfique pour les âmes éprouvées que ces Chansons, où tant de blessés de la vie puisèrent la consolation et où la jeunesse et l'enfance trouvent des raisons d'espérer. Ces Notes cependant doivent demeurer secrètes. Et, faisant allusion à la Neige qui brûle, Marie Noël a simplement envoyé à son témoin cette consigne: Mes Mémoires, c'est vous qui les écrirez !
Depuis la réimpression de ce Préambule, en janvier 1958, il s'es produit un fait nouveau. Avec la publication de son Oeuvre poétique, l'un des « best sellers des lettres françaises, avec la diffusion de ses Chansons, de se musiques, de ses propos recueillis à la Radio par Jentet et Michel Manoll avec l'évocation de l'inspirée d'Auxerre par la télévision grâce à Louis Pauwels et Iglisis, avec les versions étrangères d'Ella Scherdii en Suède, de Sara Woodruff aux U.S.A. et tant de radios en Suisse, en Belgique, au Canada, Marie Noël finit par céder aux conseils de se meilleurs amis, elle se résigna (le mot n'est pas de trop) à livrer au public, à tant d'amis inconnus, une très importante partie de ses Notes intimes. Celles-ci parurent chez Stock, le 15 décembre 1959. Et ce fut tout de suite comme un embrasement de l'opinion, aussi bien. chez les mandarins que chez les simples.
Au pays de Joubert, la France se découvrait un grand moraliste et aussi l'un de nos plus grands prosateurs.Deux bons témoins, deux adversaires : un agnostique, Henri Petit; un religieux, André Blanchet.Au critique des Nouvelles littéraires, à Henri Petit, les Notes intimes apparaissent comme « une oeuvre de spiritualité qui peut être placée à côté des plus hautes, et cela importe aussi, une prose de grand cru qui classe Marie Noël, déjà grand poète, au rang de nos meilleurs prosateurs ».
Quant au P. André Blanchet, on sait que ce grand Prix de la Critique Littéraire 1959 doit publier prochainement, chez Aubier, la seconde série de la Littérature et le Spirituel, et dans ce volume, une enquête (au sens anglais : inquiry) des plus profondes sur Marie Noël, poète et prosateur. On y trouvera notamment ces lignes éblouissantes, parues dans les Études de février 1960. " Voici l'un des livres les plus vrais que je connaisse. Une vie - notre vie à tous - s'y reflète, avec ses jours de soleil et ses temps de pluie, ses larmes et ses sourires, son ciel, son purgatoire, son enfer aussi. Non, ne vous attendez pas à un sérieux trop constant. Une malice gauloise, et, j'allais dire gaillarde, une malice d'enfant, mais d'enfant terrible, dégonfle le pathétique dès qu'une sottise y montre le bout du nez. Continuité de la tradition française. Voltaire est trop sec, Rabelais trop épais, et leur rire ne sonne qu'en surface. On pense à un Montaigne, d'esprit aussi délié mais moins flottant, et que le tragique de l'existence eût blessé et fixé. Citez-moi un écrivain de chez nous qui ait aussi bien gardé le naturel dans le surnaturel. J'allais oublier la grâce - non dépourvue d'astuce - de la femme; et l'art de charmer les mots; et cette ronde de phrases, toujours simplement vêtues, mais qui se tiennent par la main et qu'enlève un rythme où rien ne cloche ni ne pèse... "»