Patrimoine

Le nouveau Vieux Couvent de Neuville

Jacques Dufresne

Un bâtiment rénové de l'intérieur et de l'extérieur

Espace Art Nature

La transition du Vieux Couvent de Neuville vers une nouvelle vocation a déjà une histoire exemplaire, laquelle remonte à 1993, année où les sœurs de la Congrégation Notre-Dame transmirent cette maison datant de 1716 à la corporation Espace Art Nature, organisme sans but lucratif.

Le mot communauté conviendrait mieux pour désigner l’âme de cette entité juridique : un petit groupe d’amis, venus de France, pour continuer d’une façon discrète et originale la mission de leurs ancêtres en Amérique. Hommes et femmes vivant en commun, catholiques sans ostentation, ils ont leurs raisons de ne pas se présenter comme une communauté même si au cours des dernières décennies, ils ont essaimé, par petits groupes de quatre à dix, dans diverses régions de France, au Québec et au Chili. Sur le fronton de leurs maisons on peut lire ce mot de Dostoïevski : « Et si la beauté pouvait sauver le monde.» Leur mission n’est pas de convertir à une religion mais d’inviter à la beauté et à la convivialité dans des lieux inspirants qu’ils conservent tout en les rénovant de leurs mains au rythme de leurs modestes moyens… parfois avec l’aide de l’État, d’architectes et d’ouvriers spécialisés.

Ils ont choisi de vivre simplement, dans une certaine pauvreté, également sans ostentation. De quoi vivent-ils ? De leurs activités artistiques et culturelles, entre autre, les spectacles de marionnettes, les rencontres interculturelles et les excursions guidées dans la nature; mais aussi de ce que leurs hôtes veulent bien verser pour les chambres qu’ils occupent, les repas qu’ils partagent à la grande table, les rencontres de tous genres auxquelles ils participent. Outre les quatre permanents, Espace Art Nature compte une cinquantaine de membres dont la contribution, sous diverses formes, est importante. À la grande table, le menu varie selon les ressources du moment mais tout est préparé avec le même soin et présenté avec le même souci de la beauté et de la convivialité.

Transition exemplaire en effet, double résilience : une équipe stable assure de façon autonome depuis près de trente ans la mise en valeur progressive du monument tout en offrant à la population des environs des occasions de rencontres et de ressourcement, tout en attirant aussi des visiteurs étrangers, venant parfois d’outre-mer. L’État québécois et la municipalité y trouvent leur compte car ils n’ont pas à payer des employés permanents pour entretenir et tenir ouvert toute l’année une maison qu’ils peuvent considérer à la fois comme un site touristique, un lieu culturel et un centre de formation en vue du développement durable.

Triple résilience devrais-je dire, car une dimension spirituelle irrigue discrètement et subtilement les deux autres, culturelle et écologique. La petite équipe de permanents perdure parce que ses membres sont liés à leur Dieu et entre eux par des engagements semblables à ceux des fondatrices du Vieux Couvent il y a trois siècles. Au milieu du sous-sol, spacieux, ils ont aménagé un lieu de prière et de méditation aussi infinitésimal… et sacré que l’étincelle divine en chaque être humain, temple d’un Dieu pauvre qui tend la main sans prosélytisme. Y ont accès ceux qui en devinent la présence et souhaitent participer à une prière, ou s’y recueillir. Ces frères et ces sœurs veulent-ils donc cacher leur foi ? Ils ont plutôt compris qu’entre la société du spectacle et du virtuel devenue le lieu commun, et la sphère du divin authentique, il faut un espace intermédiaire, celui de la beauté et de la convivialité dans la vie quotidienne : prendre le temps de converser autour d’une table bien mise pour ensuite chanter ensemble, lire des poèmes, contempler un tableau. Par rapport au virtuel, ce réel est désormais le portique du « royaume qui n’est pas de ce monde.»

C’est ce qui ressort de cette entrevue avec Iris Aguettant, comédienne du Théâtre de la Première seconde, avant un Congrès à Barcelone en octobre 2011 sur ce thème : « Et si la beauté pouvait sauver le monde ? »

Je parlerais de la beauté comme d’une blessure.« La beauté n'est pas accessoire, elle est vitale. Elle est aussi indispensable à la vie de l'être que l'oxygène à la survie du corps. Sans elle, l'homme s'atrophie. Il peut continuer à survivre, mais bientôt, il se rend compte qu'il ne vit plus.
Restituer au monde la Beauté, c'est en redonner le goût à chaque homme. Alors il fait l'expérience que le don gratuit de lui-même peut engendrer la beauté, et chacun de ses actes prend une densité nouvelle. Son travail prend sens, au-delà de son objectif immédiat en brisant les limites que celui-ci impose.
Réduire la Beauté à un superflu reviendrait à couper l'homme d'une dimension essentielle, la gratuité qui est le fondement même de son existence. »

Ce congrès fonctionne de façon organique avec un réseau d'associations, en Europe - France, Italie, Lituanie, mais aussi au Liban, au Chili, au Canada, aux États-Unis, en Angola et au Liban. Ces acteurs culturels, œuvrent dans des domaines divers : théâtre, musique, danse, photo, poésie, marionnettes, peinture, scénographie, architecture, animation culturelle, rencontres interculturelles… Ils partagent une même conviction : le beau agit à l’intime de l’homme, et lui redonne dignité et espérance et suscitent régulièrement depuis 1993 des rencontres internationales au titre insolite : « Et si la beauté pouvait sauver le monde ? ».

Face aux enjeux de nos sociétés contemporaines, la prophétie de Dostoïevski, la Beauté sauvera le monde, peut faire sourire. Pourtant, qui a fait l’expérience de la beauté sait combien elle est porteuse de vie et de sens. Ces rencontres ouvertes largement, se sont déroulées en France, en Belgique, en Hongrie, puis dans des grandes métropoles, à Barcelone, à Montréal, à Paris. La prochaine rencontre, reportée à cause de la Covid, devait se tenir à Florence. Ces congrès sont des occasions d’échanges entre acteurs culturels et d’approfondissement des chemins qui conduisent à la beauté. Depuis plus de 25 ans, le congrès suscite de nombreuses et fructueuses collaborations.

Quelques perles issues de ces rencontres :


La création n'est pas une idée, c'est un acte qui dépend de notre dépendance au Mystère et à la vision que parfois il nous offre. Dans mes photographies, j'essaie de cadrer au plus près que je puisse avec cette vision. Cela revient souvent à ne pas fixer une émotion mais l'énergie qui la précède, une sorte d’intensité sortie du silence qui engendre l’identité exprimée du sujet. Je cherche à déclencher la prise de vue dans les basculements du temps, au plus proche de l’instant présent, entre deux moments lorsque l’indicible respire encore, alors que transpirent déjà les premières gouttes du visible.

Philippe Brame, photographe

 On a beau­coup parlé de blessures. La beauté, c’est une blessure que l’on porte sur le côté, que chaque homme porte sur le côté. Cette bles­sure ne cicatrise pas mais elle fleurit. C’est cela la beauté ; elle s’in­tègre au patrimoine, car elle est passé vivant, présent dans le présent, et en même temps, elle est futur qui vit déjà dans le présent. La dimension esthétique a sauvé, sauve et sauvera la culture latino-américaine.

Fidel Sepulveda, professeur d’esthétique, Chili

En ces temps de déroute et de folies meurtrières, le patrimoine se dresse tel une pierre d'achoppement, nous retenant sur la pente de l'inconscience, de l'oubli et du sommeil. Loin d'être seulement une richesse à sauvegarder ou un site à visiter absolument, il nous révèle qu'il est d'abord le corps et la figure sacrée des peuples, le vêtement de leur dignité. Face à toutes les formes contemporaines de mise à mort,  il s'offre comme un geste culturel qui pose la question ultime de l'être. Dans ce sens, il devient la nourriture indispensable au visiteur du jour, une sorte de viatique pour aller jusqu'au terme de son voyage. 
Et si la vocation de nos patrimoines consistait d'abord en une avancée vers l'espace sacré des racines, au cœur d'un émerveillement ou d'une compassion capables de soulever et d'accompagner la question du sens ?

Hélène Ramin, guide du patrimoine, Vézelay, France

le beau est non seulement une forme d’espérance, il est la métamorphose de l’espérance. Le beau est pratiquement synonyme de l’espérance et de la gratuité. Et je suis intimement convaincu que le beau est thérapeutique. Il est la thérapie adaptée à notre temps. Je n’ai pas inventé cela parce que c’est le thème de votre congrès, je le savais déjà avant. Je suis convaincu que Dostoïevski a raison lorsqu’il écrit : « La beauté sauvera le monde ». Mais, entendons-nous bien, le beau n’est pas uniquement l’esthétiquement beau, celui-ci en est une forme. Le beau est beaucoup plus grand, plus enveloppant, plus transcendant que l’esthétiquement beau. Le beau est tel que les Grecs l’ont défini lorsqu’il disaient: kalos kagathos. Kalos veut dire beau et agathos veut dire bon, kalos kagathos est le mélange des deux. Le terme qui correspond le mieux dans notre langage est noble. La noblesse humaine, c’est cela le beau. Ne nous y trompons donc pas Si Dostoïevski dit: « Le beau sauvera le monde », cela ne signifie pas uniquement « l’art sauvera le monde »; cela veut dire « la noblesse humaine sauvera le monde». La beauté en est l’éclat.

Godfried Danneels, Cardinal de Malines Bruxelles

La diversité des hommes concoure au grand dessein délibéré de Dieu que je saisis encore mieux dans le verset 48 de la sourate 5 que j’affectionne tout particulièrement et qui dit en substance: « Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté, mais il a voulu vous éprouver par le don qu’il vous a fait. Surpassez-vous les uns les autres dans les bonnes actions. Un jour vous retournerez à Dieu, alors Il vous éclairera au sujet de vos différences... ».

Ghaleb Benchiechk, conférence des religions pour la Paix

Si l’on dit que la beauté est un chemin et que le rapport à l’autre est aussi un chemin, que place t-on sur ce chemin ? Qu’est-ce que l’on place dans cet espace, dans ce vide qu’il y a entre nous ? Force est de constater que, de plus en plus, on construit des autoroutes entre nous. Il semble que nous perdions de plus en plus la notion d’apprivoisement de l’autre. Une espèce de rapidité nous mène vers l’autre, métaphoriquement, comme des autoroutes. Les autoroutes sont certes très utiles mais elles nous font perdre de vue les routes de campagne. C’est vrai­ment l’opposition entre l’utile et la beauté. Et, comme cela ne va pas assez vite, on crée des autoroutes électroniques pour aller encore plus vite dans le rapport à l’autre. Je ne suis pas contre tout cela, mais à mon avis, la vitesse peut nous faire perdre de vue le sens, le sens en tant que direction. Il y a une illusion de proxi­mité dans la rapidité qui éliminerait cet espace créateur nécessaire entre nous. Ce sens, on le retire du voyage, c’est-à-dire du mouve­ment qui nous mène à l’autre. Ainsi, de se rendre rapidement vers l’autre ou même vers tout autre chose, entraîne une perte de sens. Dans la perspective de cette métaphore de l’autoroute, Kundera dit dans son livre La lenteur qu’une culture de la vitesse est une culture qui oublie rapidement.

Jean-François Vézina, psychologue, Québec

Je vais conclure en retournant là d’où je viens, dans le sud-est du Congo, dans l’ex-Zaïre, où l’expression culturelle, l’expression de la beauté passent, par excellence, au travers de la symbolique des masques. Les Anciens qui sont sages disent là-bas que, pour nous repré­senter vous et nous, il y aurait deux masques et que cette symbolique est vraie au niveau des rapports entre pays du Nord et du Sud, qu’elle est vraie aussi dans un village, dans un quartier, dans une famille. Je vais essayer de vous décrire les deux masques : le premier a une bouche proéminente, débordante, diffusant des messages pour emplir l’univers, mais avec un semblant d’oreilles. En face, le deuxième masque a des oreilles éléphantesques pour capter des messages et un semblant de bouche. Voilà les masques ! Je ne sais pas dans lequel vous vous retrouvez. C’est le constat de la réalité dans laquelle nous vivons aujourd’hui : un homme essaye de diffuser des messages, essaye de dominer le monde entier par ses techniques et un autre est bâillonné, et on ne cherche pas à lui donner la parole. Au-delà du constat, cette symbolique nous indique les défis pour l’avenir, les combats à mener pour que notre monde soit un peu plus beau, parce que, vous conviendrez avec moi, qu’avoir une bouche débordante et un soupçon d’oreilles, ou des oreilles éléphantesques et un semblant de bouche, c’est laid ! Le défi qui nous est posé pour l’avenir est de passer sur la table d’opération.

Mutuale  Balume , responsable d’un organisme de coopération

Comme dans ce poème de George Herbert

Amour

Amour m’a dit d’entrer, mon âme a reculé,
Pleine de poussière et de péché.
Mais amour aux yeux vifs en me voyant faiblir
De plus en plus, le seuil passé,
Se rapprocha de moi et doucement s’enquit
Si quelque chose me manquait.

Un hôte, répondis-je, digne d’être ici.
Or, dit Amour, ce sera toi.
Moi, le sans-coeur, le très ingrat ? Oh mon aimé,
Je ne puis pas te regarder.
Amour en souriant prit ma main et me dit :
Qui donc fit les yeux sinon moi ?

Oui, mais j’ai souillé les miens, Seigneur. Que ma honte
S’en aille où elle a mérité.
Ne sais-tu pas, dit Amour, qui a porté la faute ?
Lors, mon aimé, je veux servir.
Assieds-toi, dit Amour, goûte ma nourriture.
Ainsi j’ai pris place et mangé. »

 

Extrait

Leur mission n’est pas de convertir à une religion mais d’inviter à la beauté et à la convivialité dans des lieux inspirants qu’ils conservent tout en les rénovant de leurs mains au rythme de leurs modestes moyens… parfois avec l’aide de l’État, d’architectes et d’ouvriers spécialisés.

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