La philosophie aujourd’hui, par Marco Jean
Philosopher aujourd’hui pour retrouver la valeur intrinsèque des choses par-delà l’attrait trompeur que leur confère la logique du marché.
Ce livre[1] clair et bien construit se présente comme un modeste plaidoyer à la défense des cours obligatoires de philosophie au cégep. Au terme d’une lecture attentive, on y voit aussi une excellente introduction à la philosophie, une mise à jour, de bon niveau, de celle de Karl Jaspers[2], laquelle est d’ailleurs citée dans le livre :
L’homme ne peut se passer de philosophie. Aussi est-elle présente, partout et toujours, sous une forme publique, dans les proverbes traditionnels, dans les formules de la sagesse courante, dans les opinions admises, comme par exemple dans le langage des encyclopédistes, dans les conceptions politiques, et surtout, dès le début de l’histoire, dans les mythe.
On se prend à rêver que l’introduction de Marco Jean devienne un des manuels conseillés sur une courte liste du Ministère de l’Éducation
Elle est riche et équilibrée. Riche, la plupart des grandes questions y sont abordées : distinction entre la philosophie, la science et la religion, entre le vrai, le beau et le bien, entre penser la nature ,la technoscience, le travail, la politique, l’économie. Manque l’art hélas!
Équilibrée, la grande tradition occidentale y est, sinon complètement du moins judicieusement représentée : Platon, largement, Aristote, Descartes, Kant et, plus près de nous, dans la sphère germanique, Habermas, Wittgenstein, Popper, Jonas dans la sphère anglo-saxonne, Bentham, James, Rawls, Taylor, dans la sphère francophone, Comte-Sponville, Jaen-Luc Marion, Marcel Gauchet, Jean Grondin, Josiane Boulad-Ayoub, Georges Leroux, Luc Brisson, Thomas de Koninck, dans la sphère italophone, Maurizio Bettini.
La philosophie aujourd’hui appelle une suite. Pour bien des sages, la poésie est le haut lieu de la vérité. On la cherche en vain dans le livre, sauf peut-être dans les allusions à Stefan Zweig, dont le style est d’une qualité telle qu’on n’y distingue pas la prose de la poésie. L’auteur semble aussi avoir une préférence telle pour les raisonneurs qu’il oublie les témoins : Héraclite, Sénèque, Marc-Aurèle, Pascal, Nietzsche. Il devrait leur consacrer son deuxième livre, ce qui le rapprocherait des visions du monde non occidentale qui manquent à l’appel.
Voici pour l’instant un passage qui résume bien La philosophie aujourd’hui et justifie à lui seul l’enseignement de la philosophie au cégep :
Je me suis penché sur le relativisme parce que l’idée qu’il induit est celle voulant que la valeur d’une chose soit proportionnelle à l’attrait qu’elle suscite (et non que l’attrait dépende de sa valeur intrinsèque). Autrement dit, les perceptions et les goûts du moment détermineraient la valeur d’un être ou d’une activité. Cette logique du marché qui émane du relativisme est celle qui s’est répandue dans à peu près toutes les sphères de nos existences; tout est «à la carte», même les croyances et les pratiques religieuses. Le potentiel de bien-être généré, souvent ramené à du pur divertissement, sert du coup d’étalon pour mesurer la valeur de quelque chose, y compris celle des formations offertes.
Mettre à l’échelle ce qui est présenté à la carte, telle est la mission de la philosophie aux yeux de Marco Jean : une ascension vers la plus haute liberté, depuis le choix, au bas de l’échelle, entre des choses équivalentes, à l’adhésion spontanée aux choses suprêmes du sommet. De l’attraction au sens de pesanteur au ravissement par un bien d’un autre ordre, condition de la liberté intérieure :
« Le doute est la liberté humaine originelle, celle de la petite voix dans la tête qu’on ne peut faire taire de l’extérieur. « Nous ne garderons pas une autre liberté que l’intérieure --la seule qu’on ne peut pas terrasser avec des menaces. » écrivait Stefan Zweig, censuré et contraint à l’exil. De toute façon, même bardée de droits, une personne ne sera pas libre si elle ne l’est pas intérieurement.[3]»
[1] La philosophie aujourd’hui, Nota Bene, Montréal 2021.
[2] Paru en français chez Plon en 1951.
[3] La philosophie aujourd’hui, p.111