Guy Lafleur ou la fin d’une ère dans les sports
Le sport comme modèle du rapprt au monde
Après avoir été omniprésent dans les médias, le joueur de hockey québécois Guy Lafleur, décédé le 22 avril 2022, a eu droit à des funérailles nationales le 3 mai. Il n’est pas le premier athlète à être élevé au rang des dieux, mais il pourrait être le dernier si l’on en croit Antoine Robitaille : « il marque la fin d’une ère du hockey. Avant les joueurs robots à la forme physique obsessive. » (Journal de Montréal, 23 avril 2022)
Divers autres commentateurs nous ont donné à entendre que Guy Lafleur préférait suivre son instinct, sa nature, la nature, plutôt que d’obéir aux consignes des entraîneurs.
Ce fait qui peut sembler banal enferme une intuition profonde. Gabor Csepregi, un athlète philosophe canadien qui participa aux épreuves de Water Polo des Jeux de Montréal en 1976, nous aidera à l’expliciter. Son double statut donne à ses réflexions sur le sport une singulière authenticité, ce que l’on peut voir à la lecture de L’intelligence du corps, un livre qu’il publia en 2014 .
Le corps robot, c’est le corps perçu et vécu comme une machine, un instrument au service d’une volonté séparée de lui et télécommandée par une équipe d’experts. Le but est la performance mesurable et non cet accomplissement gracieux dans l’abandon dont Ccsepregi parle si bien. L’intelligence du corps selon lui n’est pas celle qui lui est appliquée de l’extérieur, mais celle qui irrigue ses muscles, ce que confirmeraient bien des neurologues qui refusent de limiter l’intelligence au cerveau. On s’éloigne ainsi du dualisme de Platon et l’on pousse à sa limite l’union substantielle de l’âme et du corps chère à Aristote
Csepregi est d’avis que non seulement le contrôle total du corps par la volonté est impossible, mais encore que les moments suprêmes dans le sport sont atteints par l'abandon. Quel joueur de tennis, si amateur soit-il, n’a pas noté que c’est quand il lâche prise qu’il réussit ses meilleurs échanges. Il comprend alors que l’inconscient fait souvent mieux les choses que la conscience
Ce sont, dit Csepregi ces moments que le public apprécie le plus. Soutenu par son entraîneur, l'athlète essaie d'obtenir un contrôle parfait de son corps, mais il se heurte toujours à une limite: comme si la vie finissait toujours par résister à la volonté. Et c'est paradoxalement quand il perd le contrôle de son corps, ou y renonce que l'athlète connaît ses plus beaux moments. Il s'abandonne alors à son corps autonome, à sa spontanéité, à sa créativité. Le corps vécu, le corps vivant prend alors le dessus sur le corps machine, mais pour un certain moment seulement, moment de grâce où l'athlète« va faire ce qu'il ne peut pas faire.»
Le dépassement est-il donc en réalité un abandon? Oui, répond Csepregi, et la chose se produit dans tous les sports, qu'il s'agisse de sports individuels ou de sports d'équipe.[i]
Cette position n’est pas une théorie réservée aux spécialistes de la philosophie et de la psychologie du sport. Elle touche tous les aspects de la vie humaine, marquant la différence entre vivre et fonctionner. Tout dans le monde actuel, à commencer par le surmenage des enfants, nous incite à fonctionner plutôt qu’à vivre, si bien qu’on est en droit de dire que philosopher c’est penser le sport
C’est à philosopher ainsi que les nombreux admirateurs de Guy Lafleur sont invités en ce moment. Ce qu’ils admirent d’abord, sans toujours le savoir peut-être, c’est une merveille de la nature et non un produit fabriqué par la technique, dimension confinée au second plan. Pour le poète grec Pindare, commentateur des premiers Jeux, la merveille en cause était une chose sacrée. Pour tout homme d’aujourd’hui, elle est un don appelant la gratitude. N’est-ce pas là la plus profonde sinon la première cause de l’enthousiasme débordant des Québécois pour Guy Lafleur?
Le bon joueur de hockey, comme le bon vivant, est celui qui saisit bien les occasions opportunes. Il existe un dieu grec incarnant cette faculté : Kairos. Il est souvent représenté comme un jeune homme ayant une épaisse touffe de cheveux à l'avant d'une tête chauve à l'arrière; il s'agissait de le "saisir par les cheveux" lorsqu'il passait...toujours vite. Guy Lafleur, « la comète blonde, crinière au vent,» lui ressemble.
[i] http://agora.qc.ca/documents/entretien_avec_gabor_csepregi