Lussier Pierre
Pierre Lussier
ou
La nouvelle sensibilité à la nature
Nous sommes en 2011. Loin de se briser contre le mur du progrès technique et de la croissance économique, le mouvement écologique, apparu au cours de la décennie 1960, a atteint une profondeur et une altitude qui permettent de le comparer au mouvement romantique du XIXe siècle. Il a ses savants, ses philosophes, ses chanteurs, ses poètes, ses cinéastes. Il a aussi ses peintres, en voici trois du Québec parmi de nombreux autres : Marius Dubois, Pierre Lussier, Denise Pelletier. Pourquoi sont-ils encore si peu connus, par comparaison notamment avec un cinéaste de même inspiration, Frédéric Back ?
Quand je les ai découverts en 1979, d'abord à travers un tableau de Marius Dubois intitulé La Chasse, j'ai vite compris qu'une sensibilité nouvelle à la nature prenait forme au Québec, ce qui me fut bientôt confirmé par la découverte des œuvres des amis de Marius Dubois: Pierre Lussier et Denise Pelletier. En publiant dans Le Devoir en 1979 un article intitulé «La renaissance de la Renaissance », je me limitais certes à commenter l'œuvre de Marius Dubois mais j'associais déjà cette œuvre dans mon esprit à ce que j'appelais l'École de Québec.
« Aux Hospices de Beaune, on nous invite à prendre une loupe pour mieux admirer les détails du Jugement Dernier de Roger Van der Weyden. C'était l'époque où chaque poil d'une fourrure faisait l'objet d'un coup de pinceau particulier. Avec la même loupe on éprouve le même émerveillement devant les tableaux de Dubois. Ce besoin de la perfection dans le détail, ce sens de l'analogie qui amène à traiter l'élément comme s'il était déjà l’ensemble, supposent non seulement un intérêt passionné pour la nature et ses prolongements humains, mais encore une vision nouvelle du monde. Au début de notre ère, le monde a d'abord été comparé à une horloge pour être livré ensuite au hasard, à l'émiettement, à l'abstraction et à la manipulation des ingénieurs. Pour Marius Dubois, il est redevenu un objet de contemplation, un être si vivant et si autonome qu'on éprouve le besoin de s'imprégner de sa forme avant de songer à le transformer. Ce peintre est le représentant du mouvement écologique dans ce qu’il a de meilleur.»
Marius Dubois est le premier à le reconnaître, le maître du paysage dans son groupe d'amis c'est Pierre Lussier. C'est vers lui que je tourne mon attention aujourd'hui parce que j'ai sous la main une de ses rares œuvres écrites, un recueil de notes et de réflexions, encore inédit, qui illustre bien la conscience qu'il a toujours eue de l'originalité de son art, de sa légitimité, de la place qu'il occupe dans l'histoire.
En 1965, il avait vingt ans. Le printemps silencieux de Rachel Carson figurait toujours sur la liste des best-sellers. Mais avant de redonner vie à ce printemps, Pierre Lussier s'est inscrit à la UCLA (Université de Californie à Los Angeles) pour y étudier le cinéma. Ce qu'il fit pendant trois ans. Après quoi il eut une brève idylle était-ce le début de l'art extrême ? avec un art qui consiste à choquer un public que l'on a pas su ou voulu émouvoir. «J'avais entendu parler d'un art qui faisait alors ses débuts à New-York sous le nom de pop art. Je me donnais à fond à ma peinture de téléphones géants. M'habillant de plastique fluorescent, m'offrant à la société comme un miroir troublant de ses valeurs.»1
La société ne fut guère troublée. Cette voie était une impasse et Pierre Lussier ne mit pas de temps à s'en apercevoir : «J'aimais provoquer, ce qui est sans doute le fait de la jeunesse […] j'ignorais encore qu'il était possible d'éviter d'être cristallisé dans le moule social sans devoir marcher sur la tête.»2
Une saison à Kamouraska devait bientôt décider de la façon dont Pierre Lussier éviterait la cristallisation. Kamarouska c'est l'intimité rassurante d'un vieux village européen ouvert sur un fleuve qui, à cet endroit, est déjà une mer. «C'est là qu'un soir, au coucher du soleil, debout sur la grève, je fus foudroyé par une présence vivante qui se tenait là, au fond du ciel, sur l'eau, dans les pierres, en moi.»
On croit lire le célèbre poème de Heinrich Heine : Questions
Près de la mer, la mer nocturne et déserte,
Un jeune homme est debout,
Le coeur plein de chagrin, l'esprit plein de doute;
Sombre et triste, il interroge les flots:
"Oh! expliquez-moi l'énigme de la vie,
L'antique et douloureuse énigme,
Sur laquelle tant d'hommes se sont penchés:
Savants à calottes hiéroglyphiques,
Magiciens en turban et barrettes noires,
Têtes coiffées de perruques et mille autres
Pauvres fronts humains baignés de sueur.
Dites-moi, la vie humaine a-t-elle un sens?
D'où vient l'homme? Où va-t-il?
Qui habite là-haut dans les étoiles d'or?"
Les flots murmurent leur éternelle chanson,
Le vent souffle, et les nuages s'enfuient,
Les étoiles scintillent, indifférentes et froides,
Et un fou attend une réponse. 3
Le fou de Kamouraska n'a pas attendu en vain : « Non seulement ce cosmos était effrayant de beauté, mais il respirait, il me regardait, il me souriait, il m'appelait. » Ce moment de grâce ressemble étonnamment aux extases cosmiques décrites par Ludwig Klages dans De l'Éros cosmogonique :
«Quand nous avons vécu et ressenti quelque chose de grand, il nous semble insipide et faible de dire: je ressentis la chose suivante; au lieu de cela, on dit: je fus saisi, ébranlé, bouleversé, ravi, transporté par etc. (es hat mich ergriffen etc.)! Qu'est-ce qui nous transporte? La vie! Et qu'est-ce qui est transporté (éloigné)? Lemoi! […] Ce que de l'état d'extase l'initié ramène dans la vie diurne lui apparaît comme une «intuition» (Eingebung), «inspiration », «illumination », donc comme quelque chose qui n'est pas né du moi, mais qui s'empare du moi comme venant de l'extérieur.» 4
Nous sommes ici dans l'espace goethéen en qui Pierre Lussier reconnaît une source d'inspiration. «Goethe a su écouter la nature et nous enseigner à l'écouter, à la contempler et à l'aimer en tant qu'être vivant, en la respectant et en ne la forçant jamais à nous livrer ses secrets..[...].où tout se tient et où les nuages se livrent à nous comme des états de nous-mêmes.» 5
«C'est ainsi, conclut Pierre Lussier, que je quittai définitivement la ville pour la campagne et que je devins un peintre de la nature.» La nature apprivoisée de Kamouraska ne lui suffira pas; cette nature il la courtisera sous des formes plus sauvages jusque dans les endroits les plus isolés, tel lac lointain où il serait seul pendant de longues semaines d'hiver. Il éprouvera toutefois le besoin de tempérer ses élans rousseauistes, par de longs séjours en Europe, à Florence d'abord, puis en Bourgogne et dans le Midi de la France, saisissant au passage toutes les occasions qui lui étaient offertes de se familiariser avec l'art des grands maîtres européens. (Tableau: Pyrénées imaginaires)
Le voici aussi loin du Québec nouveau, replié sur sa révolte, que du Québec ancien cristallisé dans sa religion. Le voici libre, libre de dire et de peindre son sens du sacré, comme s'il n'avait pas été touché par la pression sociale multiforme qui contraignait la plupart de ses contemporains du Québec comme de l'Europe à le refouler.
Mais loin de s'enfermer ainsi dans les oubliettes du passé, il rejoignait, du côté d'un avenir en éclosion, les écologistes les plus éclairés tels David Suzuki, Fritof Capra et Paul Hawken.
Suzuki, dans L'équilibre sacré : «Un monde qui n'est que matériaux bruts, ressources, matière inanimée destinée à être transformée en biens, n'a en soi rien de sacré'», souligne-t-il. D'où la nécessité de renouveler notre regard. «Quel est le sens de la vie ? Réponse : la vie. Pourquoi sommes-nous ici ? Réponse : pour être ici, pour être en symbiose, pour être. Le monde fait bien des choses: il boucle le cycle de l'eau, forme le sol, fait pousser les champignons, crée les bactéries, produit l'or, le rayonnement électromagnétique, etc. Et, à travers nous, il devient conscient. Si nous pouvions voir (aussi clairement que nous le voyions jadis) que notre conversation avec la planète est réciproque, mutuellement créatrice, nous ne pourrions nous empêcher de marcher prudemment dans ce champ de sens.» 6
Conversation mutuellement créatrice avec la nature. Rien ne définit mieux l'aventure de Pierre Lussier et qui est plus en mesure qu'un tel peintre de «renouveler notre regard »?
Suzuki, comme Lussier, échappe par le sacré à la contradiction dans laquelle tombent tant d'artistes et d'intellectuels contemporains qui, fondant leur liberté sur le choix , faisant de ce choix un absolu et le plaçant au centre de leur art ou de leur culture, adhèrent néanmoins au parti des défenseurs de la nature. Or, cette nature si nous l'aimons vraiment, nous comprenons qu'il nous faut limiter nos choix par respect de ses lois. Pierre Lussier : «Aucune réserve, aucune règle, c'est ce que nous réclamons pour l'art actuel, sans cesser pour autant de vouloir épargner une catastrophe écologique à la planète. Deux poids, deux mesures : la réprobation pour ceux qui polluent la vie en surface par leur industrie et le triomphe pour ceux qui la polluent en profondeur par leur art.» 7
Ébloui par la beauté d'un corps féminin, Victor Hugo s'exclame : «C'est un tel idéal mêlé d'un tel réel, que l'âme voit l'Éden et le préfère au ciel.» L'œuvre de Pierre Lussier est dans ce ton, avec un peu moins d'irrévérence. Elle est dans cette tension entre l'idéal et le réel, le rêve et l'observation, dans l'image parfaite entrevue s'incarnant dans une toile par l'intermédiaire imparfait d'un art de peindre.«Je crois, écrit Pierre Lussier, que Léonard a connu les doutes que j'éprouve aujourd'hui et que c'est la raison pour laquelle il insistait tant sur l'importance de tout vérifier par l'expérience. La rêve et la réalité doivent se fondre l'un dans l'autre.» 8
Quel promeneur de l'hiver québécois n'a pas été touché par un ruisseau coulant entre deux bourrelets de neige? Rares toutefois sont les moments où le promeneur ordinaire est assez attentif à ce qui s'offre ainsi à lui pour le contempler jusqu'à l'extase. Ces extases semblent au contraire être la réaction habituelle de Pierre Lussier. Un rêve s'y ébauche, aussitôt soumis à l'épreuve du réel. Ses tableaux nous sembleront ainsi à la fois plus beaux qu'un rêve et plus vrais qu'une photo. (Tableau: Et l'homme épousa l'hiver)
Dans cet idéal incarné, qui l'éloigne de plusieurs de ses contemporains, il est en excellente compagnie, dont celle de Piero della Francesca, qu'il appelle amicalement Piero, tant il se retrouve en lui. Et ce qu'il dit de l'art de ce maître italien demeure le meilleur commentaire que l'on puisse faire sur le sien : «Devant l'univers de Piero della Francesca, un étrange sentiment s'empare de moi, le sentiment de me souvenir soudain d'un monde tant aimé, si lointain et si présent à la fois. […] Comme ses prédécesseurs, Piero place le sentiment au-dessus de tout, de là l'ordre, l'unité et la force de ses compositions. Il sait non seulement sacrifier la nature au sentiment de la nature, mais au besoin renoncer même à une virtuosité, et au ravissement de l'effet réaliste, à une science qu'il pourrait étaler, s'il n'était pas si soucieux de n'exprimer que l'essentiel, que ce qui touche à l'absolu. […] Et la lumière ! Fascinante parce qu'elle est pure et translucide, mais aussi à cause du miracle de cette palette de couleurs jamais retrouvée ailleurs, palette qui a une saveur d'antiquité et de révélation. Elle est toute son inspiration. […] Nous la retrouverons chez Fra Angelico. »9
A-t-on idée au XXe siècle de rechercher la compagnie d'artistes d'une époque que nous avons peine à comprendre tant elle diffère de la nôtre ? Pierre Lussier ne croit pas au progrès dans l'art. Sa pensée sur cette question est identique à celle de Victor Hugo:
«La beauté de l’art, c’est de n’être pas susceptible de perfectionnement. Un chef-d'œuvre existe une fois pour toutes. Le premier poète qui arrive, arrive au sommet. Vous monterez après lui aussi haut, pas plus haut. [...] De Phidias à Rembrandt, il y a marche et non progrès. Les fresques de la Chapelle Sixtine ne changent rien aux métopes du Parthénon. Les chefs-d'œuvre ont un niveau, le même pour tous, l’absolu. Cette quantité d’infini qui est dans l’art est extérieure au progrès... elle ne dépend d’aucun perfectionnement de l’avenir... »10
Pierre Lussier ne s'estime pas supérieur aux artistes de Lascaux parce qu'il est né longtemps après eux. D'où son pari d'admirer sans conditions de temps et d'espace et de courir le haut risque d'enrichir son art de ce que Turner lui aura appris, après Claude le Lorrain:
«Claude le Lorrain a exercé pendant plus de deux cents ans une influence majeure sur les paysagistes anglais. Plus d'un artiste d'alors aurait aimé qu'on le surnomme le Lorrain anglais. Turner eut cet honneur de son vivant, lui qui, plus jeune, pleurait à chaudes larmes devant un tableau de Claude parce qu'il croyait que jamais il n'atteindrait une telle perfection. Turner admirait la sensibilité toute atmosphérique du Lorrain mais aussi sa façon d'étudier sur le motif des parties de nature pour les rassembler ensuite en une grande fresque universelle mettant en lumière, avec tous les moyens possibles, les résonances les plus ravissantes du paysage.»11
Le risque de la comparaison est grand en effet puisque le souffle d'un seul de ces maîtres peut éteindre une originalité chancelante. Une originalité sûre d'elle-même, par contre, loin de craindre la comparaison, y trouve la confirmation de son authenticité. Éviter la comparaison c'est vouloir vaincre sans péril et sans gloire, ce dont Pierre Lussier ne pouvait se satisfaire. Pour paraphraser Nietzsche, nous dirons qu'il a assez confiance en son génie pour oser avoir de la mémoire. Nietzsche a écrit : «Il y a des êtres qui ont trop de mémoire pour avoir du génie.» «Sans la mémoire, note Pierre Lussier, nous recommençons toujours à zéro. Sans elle nous ne pouvons ni grandir ni faire grandir le monde. Vouloir faire du nouveau sans tenir compte du passé, n'est-ce pas la plus dangereuse des présomptions ?» Après avoir cité mille savants dans son histoire de l'univers et de la vie, Suzuki éprouve le besoin de compléter son œuvre par un chapitre sur l'amour. Dans le même esprit, Pierre Lussier écrit : «Si l'on considère l'histoire de l'univers dans son essence, on voit bien qu'il ne s'agit pas de faire du nouveau, car tout est déjà là. Le principe et la fin c'est l'amour. Et on ne peut remplacer l'amour par quelque chose de plus neuf. C'est la manière d'aimer qui se renouvelle. La complexification de l'univers ne correspondrait-elle pas à une donnée du jeu de l'amour, un amour dépourvu de tout orgueil et prêt à se désintégrer dans l'une ou l'autre de ses innombrables formes et à s'offrir à tout moment.»12 (Tableau: Printemps à Kamouraska)
Chacun de ses tableaux résultant de cet amour est une oasis, un point de vie, le mot vie est aussi celui qui revient le plus souvent dans ses notes et réflexions. La nouvelle sensibilité à la nature, il nous en donne mille preuves, est inquiète, angoissée même, semblant craindre que la vie cessera bientôt de répondre à l 'appel des hommes qui y participent encore assez pour désirer la posséder dans sa plénitude. «Un mince filet de vie semble nous relier à l'absolu. Mais ce fil n'est-il pas tout l'absolu? Certains artistes s'y accrochent encore avec humilité et ferveur.» 13
Au XIXe siècle, les défenseurs de la vie pouvaient, à l'instar de Victor Hugo, croire que les atteintes à la nature par la Machine pouvaient encore être limitées et équilibrées par le bien-être accru des populations. En 1960, après deux guerres suicidaires pour l'humanité et la découverte du tort irrémédiable fait à la planète, l'espoir du siècle précédent n'était plus possible et s'il subsistait de nombreux points de vie, il était de plus en plus difficile de réunir les conditions à remplir pour vibrer à leur rythme et partager par l'art cette expérience avec ses contemporains.
Vie spirituelle, vie naturelle, vie intérieure, vie extérieure ! Pierre Lussier n'éprouve pas le besoin de les distinguer, il lui suffit de rappeler que le paysage intérieur et le paysage extérieur sont l'image l'un de l'autre. À ses yeux le grand tout est vivant, aussi vivant que chacune de ses parties, ce dont il tirera une grande règle pour son art.
«Le peintre est, au cours de sa vie, inévitablement confronté au dilemme de devoir travailler d'abord sur l'ensemble ou sur les détails. C'est que souvent le détail révèle l'ensemble et que l'inverse est tout aussi vrai. Il semble plus logique de travailler d'abord sur un plan d'ensemble, mais nous savons que certains visionnaires voient se dérouler l'œuvre sous leurs yeux au fur et à mesure qu'elle se révèle à eux avec puissance et que ce n'est pas un plan d'ensemble qui les guide alors, mais plutôt un sentiment profond dont l'atmosphère imprègne les détails tout autant que l'ensemble. L'unité de l'œuvre vient alors de ce que chaque élément est situé dans le même temps et le même espace intérieurs. Un ordre naturel existant déjà dans les parties, celui-ci s'imposera pour l'ensemble ou inversement, selon sans doute la personnalité de l'artiste. C'est ainsi que l'ensemble pouvant éclairer les détails tout comme les détails pouvant éclairer l'ensemble, il ne peut y avoir de règle fixe à ce sujet.»14
S'il devait expliciter sa vision du monde, Pierre Lussier aurait bien de la peine à se démarquer des premiers stoïciens panthéistes pour qui la création est une œuvre d'art. «Nature, selon Zénon, n'est pas seulement faite avec art, elle est de fond en comble artiste.»15
Par son désir de perfection, sa maîtrise des techniques de son art, Pierre Lussier s'installe aux confins de l'esthétisme, cette expérience de l'art, où le plaisir et le confort que procure l'oeuvre dispensent de répondre à son appel au dépassement. Pour des raisons analogues, on pourrait lui reprocher un certain élitisme.Ce serait toutefois se méprendre sur son inspiration que de pousser cette critique au-delà du conditionnel.
Le mot amour revient aussi souvent que le mot vie dans ses notes, mais pour aimer il faut vivre et pour vivre il faut sentir l'appel de la vie. Cet appel, Pierre Lussier le lance à travers chacun de ses tableaux et s'il lui arrive de frôler l'esthétisme c'est moins pour le confort de la beauté que pour la force de la vie : il veut que la vie concentrée dans ses tableaux soit intense au point de briser le mur de la mort dans l'âme de celui qui les contemple.
Ni le malheur, ni la misère, ni la souffrance n'ont leur place dans ses tableaux. Son amour se limite-t-il donc aux êtres qui ont réussi et qui sont réussis ? S'est-il identifié au Dieu créateur au point de s'éloigner du Dieu rédempteur et de sa compassion? Il faut plutôt souligner le fait que par le sacré, qui est l'âme de son art, il élève ses sujets à une transparence hiératique telle qu'on ne voit plus en eux que la condition humaine rachetée en même temps que réduite, par sa transparence même, à ce manque radical commun aux riches et aux pauvres, aux heureux et aux malheureux, par-delà les apparences.
C'est ce manque radical qui est la source permanente de sa soif de vie. L'homme en lui autant que l'artiste aspireà une transparence telle qu'aucun nuage ne s'interpose entre son regard et le monde. Il partage avec les philosophes platoniciens le souci de la purification personnelle comme condition d'accès à la perfection dans son art. Dans cette tâche difficile, il demeure à l'abri du découragement, «car c'est son possible qu'il veut offrir au monde, à l'instar de Van Eyck dont la devise était : ''als ich kann,'' comme je peux.»17
Notes
N.B. L'inédit de Pierre Lussier, Notes et réflexions, que je citerai souvent, n'étant pas paginé, je donnerai le numéro assigné par l'auteur à chacun des textes.
1- Notes et réflexions, 144.
2-Ibid. 144.
3- Heinrich Heine, Livre des chants, Tome II, Trad. Albert Spaeth, Aubier, Éditions Montaigne, Paris 1947, p.217
4-Ludwig Klages, De l'Éros cosmogonique, L'Harmattan, Paris 2008, p.95
5-Notes et réflexions, 140.
6- David Suzuki, L'équilibre sacré, Fides, Montréal, 2001 p.249
7-Notes et réflexions, 209
8-Ibid. 221
9- Ibid. 248
10-VICTOR HUGO, William Shakespeare. in Œuvres complètes de Victor Hugo, t. II, Paris, J. Hetzel, 1982.
11-Notes et réflexions, 89.
12-Ibid. 207
13- Ibid.226
14-Ibid. 28
15-Gilbert Romeyer Dherbey, Aristote théologien, et autres études de philosophie grecque, Éditions Les Belles Lettres, Collection Encre marine, Paris 2009, p.183.
16- Notes et réflexions, 76.