Boileau Nicolas

1er / 11 / 1636-1711
Deux jugements fort différents sur Boileau et sur son oeuvre

«Il y a de plus grands noms que celui de Boileau, dans notre histoire littéraire, il y en a même et heureusement plusieurs; il y en a de plus populaires, il y en a surtout de plus aimés; je ne sais s’il y en a de plus répandu, ni peut-être, à certains égards, de plus considérables. La moitié de ses vers sont devenus en naissant maximes ou proverbes, sont entrés dans l’usage ou dans le courant de la langue, font encore aujourd’hui partie du vocabulaire de la conversation. Trois ou quatre générations d’industrieux versificateurs – et parmi eux quelques poètes – ont reconnu en lui « le Législateur du Parnasse français ». Ses leçons, passant nos frontières, sont allées faire école en Angleterre, en Allemagne. Il n’y a pas jusqu’à ses ennemis dont les attaques passionnées, injurieuses, maladroites surtout, n’aient aidé, autant ou plus que son mérite même, à graver, à enfoncer son nom dans les mémoires; et, si quelqu’un enfin, non-seulement pour nous, qui sommes de sa race, mais encore pour les étrangers, représente l’esprit français, ou plutôt l’esprit classique, avec ses qualités, avec les défauts aussi qui en sont les revers ou la rançon, ce n’est ni Molière, ni La Fontaine, ni Racine, c’est lui, c’est Boileau, c’est l’auteur des Satires et de l’Art poétique. Voilà une fortune singulière; telle que l’on en a vue rarement de semblable; telle aussi que de plus beaux vers que ceux de Boileau, s’ils en expliquaient l’origine, seraient insuffisants à en justifier la durée; telle que ne l’ont faite, en essayant de jouer le même rôle, ni Pope en Angleterre, ni Gottsched ou Lessing en Allemagne, ni – depuis Boileau lui-même – aucune critique en France.

Et, en effet, il faut l’avouer d’abord, quelque talent qu’il ait eu, Boileau, comme Louis XIV, a eu plus de bonheur encore. Il a paru dans le temps précis qu’on l’attendait, ni trop tôt ni trop tard, dans le temps de la perfection de la langue et de la maturité du génie de la nation, à l’une des rares époques de l’histoire où nous ayons senti le prix de la règle, de la discipline, et de l’ordre. Artiste scrupuleux, tyran consciencieux des mots et des syllabes, nul n’a d’ailleurs été plus Français – que dis-je, plus Français! – c’est plus Parisien qu’il faut dire, ou même plus « bourgeois » en même temps qu’artiste. Et cependant, et avec cela, s’il y a eu, depuis la Renaissance jusqu’à la Révolution, un idéal classique commun à l’Europe entière, l’honneur lui appartient de l’avoir plus nettement conçu, défini et fixé que personne.»

source: Ferdinand Brunetière, «L’esthétique de Boileau», dans Études critiques sur l'histoire de la littérature française. Sixième série, Paris : Hachette, 1911, p. 153-154


* * *


« Non, Boileau n’est pas à la mode, il ne peut pas l’être, parce qu’il n’y a rien dans son œuvre capable de nous émouvoir ou de nous faire réfléchir sur nous-mêmes et sur le monde, rien qui puisse nous amuser non plus, nous tirer violemment, comme sait le faire Molière, hors de nos pensées habituelles. Mais il y a aujourd’hui un groupe de jeunes gens qui, en haine des libertés romantiques, en haine du rêve, en haine de l’amour et de la vie, voudrait nous ramener aux mornes pratiques de la raison bourgeoise et, la trouvant clairment exprimée dans les épîtres de Boileau, propose ce poète médiocre à notre admiration. Les plus frénétiques des médiocrité vont, en marchant sur la vraie signification des mots, jusqu’à le proclamer « un grand critique, un grand poète, un grand écrivain ». Leur excuse, s’il en est une à un tel état d’esprit, est une grande ignorance (…).

Boileau fut une force, je ne songe pas à le nier; il arrêta net, tant par ses conseils, qui prirent vite force de loi, que par son exemple et celui de Racine, l’évolution de la langue poétique en France. Avant Boileau, et de tout temps, les poètes avaient abondé; ils chantaient librement, quelquefois sans beaucoup de mesure, mais avec une allégresse insoucieuse; la dureté de Malherbe n’avait pas trop réussi à les effrayer; leur style conservait une richesse qu’ils tenaient de Ronsard. Après Boileau, la belle veine poétique est morte; il a endigué tous les fleuves, desséché tous les ruisseaux (1). Seul, l’indiscipliné La Fontaine échappe à la discipline du législateur du Parnasse; il se moque des règles et des définitions, n’en fait qu’à sa fantaisie et, grâce à ses folies réussit, sans le savoir, à sauver la langue française. Au milieu de la poésie nouvelle, sage, raisonnable et bien dessinée, comme le parc de Versailles, il sut garder intacte un morceau de la forêt primitive, ce qui, on doit le dire, dépare beaucoup l’ordonnance du grand siècle.

Boileau ne lui pardonna pas son indépendance; il affecta de mépriser et de le tenir pour un petit amuseur. Croyant imposer son silence à la postérité, il ne nomma La Fontaine ni pour en dire du bien ni pour en dire du mal. Ainsi font encore les « grands critiques » de nos jours. Alors, je me rétracte : Boileau fut bien de la race des grands critiques et leur maître. Il leur a dicté une fois pour toutes leur attitude envers les hommes qui les gênent.

Boileau est l’homme des rancunes. C’est cela, plus encore que ses théories littéraires, qui l’(a) rendu célèbre. Il a, le premier, imaginé de traiter ainsi que des malfaiteurs les écrivains qui lui déplaisaient, ou seulement ceux dont le nom faisait bien à la rime. Sa prétendue raison n’est souvent qu’un caprice. Il change sa victime, quand elle s’est réconciliée avec lui, et l’on voit, d’une édition à l’autre, les mêmes épithètes méprisantes servir indifféremment de bonnet d’âne à des écrivains fort différents d’allures, de caractère et de talent. (…) Il n’est nullement l’homme entier que l’on croit, l’homme inflexible. Dans se réflexions critiques, il corrige un grand nombre de jugements inconsidérés dont il avait fini par voir l’absurdité, car il avait un certain bon sens, et ce qu’il dit là de Saint-Amant, par exemple, qu’il avait raillé à l’extrême, est assez acceptable, quoique bien dur encore pour un de nos meilleurs poètes.

Sa grande querelle fut avec Charles Perrault, homme de plus de jugement que de talent littéraire, au sujet de la supériorités des anciens sur les modernes. Là encore, Boileau a le mauvais rôle. En soutenant que les Grecs et les Romains ont tout dit et tout fait, que les modernes ne peuvent que les imiter sans espoir de les égaler jamais, il répand une doctrine de découragement dont le principe est d’ailleurs faux. Ce qu’on appelait, au temps de Boileau, la jeunesse du monde n’est qu’une maturité à peine moins avancée que la nôtre. (…) Boileau a justifié d’avance le mot cruel de Goncourt : « L’antiquité, c’est le pain des professeurs », avec cette aggravation que, pour lui, c’était encore le pain des littérateurs, le pain des poètes. Cet homme borné et sans aucune imagination ne tire jamais rien de lui-même. Presque sous chacun de ses vers on peut noter la pensée latine ou grecque qu’il a imitée, sans la comprendre souvent, comme ce passage de Juvénal où il fait dire au poète latin tout le contraire de ce qu’il avait réellement exprimé. À défaut des anciens, il pille ses prédécesseurs français, Régnier, Vauquelin et d’autres, auxquels il doit ce qu’il y a de plus piquant et d’un peu mouvementé dans son œuvre.

En somme, Boileau est un arrangeur assez adroit. Il est, hélas!, plein de bon sens. Son idéal, c’est la platitude raisonnable, ça et là relevée d’une pointe à l’italienne, d’une allusion à l’événement du jour. L’œuvre de Boileau, ce sont des chroniques laborieusement versifiées; comme on les fait apprendre par cœur à tous les enfants qui font leurs classes, depuis deux cents ans, elles ont pris une importance à quoi elles n’étaient pas destinées : les Embarras de Paris, le Repas ridicule, quels enfantillages! Son œuvre la plus considérable, l’Art poétique, est pleine de niaiseries et d’erreurs; son Lutrin est un monument de puérilité.

Cet homme a été tellement surfait qu’on est toujours tenté de le mépriser trop. Soyons juste. Il a une place, et alors une très bonne place, parmi ces poètes de second rang qu’il a si maltraités et qui d’ailleurs lui ont vertement rendu ses invectives. Son génie, très limité, à une certaine plénitude d’expression qui fait retenir aisément ses bons vers, et la continuité de sa doctrine assure de la clairvoyance de sa pensée. En somme, comme il y a beaucoup de mal, il y aurait aussi beaucoup bien à dire de Boileau, pourvu qu’on le jugeât d’après les idées, le goût et les préjugés de son temps, mais il n’a presque rien à faire avec le nôtre. »

(1) Cependant, il faut reporter le commencement de cette influence à la fin du siècle. Jusque-là il n’en a aucune ni sur le public ni sur le monde des poètes. Cela semble bien mis en lumière dans les premières pages de l’étude de M. Lachèvre sur la seconde révision des œuvres de Théophile.

source : Rémy de Gourmont, « À propos de Boileau », dans Promenades littéraires. Quatrième série - Souvenirs du symbolisme et autres études. Reproduit à partir de la dixième édition (Paris, Mercure de France, 1927, p. 283-289)

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