Musique et beauté
L’art par excellence ne serait-il pas cependant la musique ? Nous disions que le beau est aussi ce qui plaît à l’oreille. Toutefois ici encore, il y a bien plus.
Que certains des traits les plus profonds de la subjectivité humaine ne soient portés au jour que par la musique, que cette même subjectivité soit elle-même émue avant tout par la musique, et d’autre part profondément marquée, formée par elle, se comprend sans peine dès qu’on a pris conscience du degré d’intimité, d’immanence à soi, que nous vaut notre affectivité, et du caractère profondément dynamique de cette dernière. On comprend que la musique ait pu être déclarée «le mystère suprême des sciences de l’homme» (Claude Lévi-Strauss), quand on a entrevu à quel point notre vie affective lui ressemble.
On est en effet frappé par l’immédiateté de la musique, par son caractère «existentiel».«Par une irruption massive la musique s’installe dans notre intimité et semble y élire domicile», écrivait Vladimir Jankélévitch, faisant écho au propos de Platon, dans la République (410 d): «[…] elle pénètre à l’intérieur de l’âme et s’empare d’elle de la façon la plus énergique». La culture musicale est d’une excellence d’autant plus souveraine qu’elle fait l’économie de la représentation. Schopenhauer observait avec profondeur que la musique «est l’expression directe de la volonté elle-même. De là provient l’action immédiate exercée par elle sur la volonté, c’est-à-dire sur les sentiments, les passions et les émotions de l’auditeur, qu’elle n’a pas de peine à exalter et à transformer». Selon Hegel, sa tâche est de faire résonner «la manière dont le Soi le plus intérieur est mû en lui-même […]. Ce qu’elle sollicite est l’ultime intériorité subjective comme telle; elle est l’art de l’être intime qui s’adresse immédiatement à l’être intime lui-même (33)».
Au moins deux manifestations de l’intériorité sont évidentes: d’abord la signification intelligible des choses que nous «saisissons», non pas sur la table au moyen de nos mains, mais en nous. «Ah, je vois!», disons-nous, lorsqu’on nous explique quelque chose. Grâce à quoi voyons-nous? Évidemment pas avec les yeux du corps. La seconde façon consiste à exprimer des réalités en les faisant vivre dans l’âme. Non plus abstraitement, en des universaux comme ceux de la pensée, mais concrètement, reproduisant leur temporalité propre. Les émotions ne sont pas statiques, elles sont des mouvements, des «motions». Le meilleur «traité» des passions est à cet égard la musique – «the music of men’s lives», «la musique des vies humaines» (Richard II, V, 5, 44). Tristesse, douleurs, angoisses, soucis; sérénité, joie, allégresse, adoration, prière, amour; tous ces mouvements de l’âme renaissent en nous grâce à elle, avec d’infinies nuances; ces dimensions essentielles de notre être intime nous sont en quelque sorte révélées en leur vie même. Chaque modalité affective s’y exprime d’une manière originale, elle éclaire le rapport obscur de la subjectivité à elle-même en y découvrant les configurations variées de sa présence à elle-même, la gamme et le registre de l’affectivité. Épanchement libre de la passion et de l’imagination qui élève l’âme, en lui permettant de se distancer d’elle-même pour mieux saisir son être le plus profond, en son dynamisme même, la musique est on ne peut plus essentielle à la connaissance de soi. Le mot (Richard II, V, 5, 44). Tristesse, douleurs, angoisses, soucis; smousikê évoque le festival des Muses dans la mythologie grecque, signifiant l'inspiration de tous les arts, tous conviés à la célébration, spécialement le chant poétique. Par tous les arts, mais d’abord par la musique, l'être humain chante l'acceptation amoureuse de la splendeur du monde, de la grâce du don de beauté. La fête, la jubilation, la supplication, l'indicible, l’amour trouvent en elle une expression qu’ils ne sauraient trouver ailleurs — cantare amantis est (saint Augustin); «if music be the food of love, play on; / Give me excess of it (…)» (Twelfth Night, I, 1, 1-2).
Peu ont su avec autant de profondeur que Hegel expliquer l'impact sur nous de la musique, grâce à l'ouïe, notre sens le plus sublime à son avis. Il y a en nous à tout instant une vie latente des sons. Le fait central à prendre en compte est que le son s'anéantit aussitôt après avoir surgi. Il fournit ainsi à la musique les matériaux qui lui permettront de manifester la subjectivité intérieure, l'intériorité pure. Les arts plastiques (la peinture, par exemple) laissent leur mode d'expression extérieur «subsister en toute liberté et indépendance». Le tableau que je contemple est pour ainsi dire dehors, totalement distinct de moi (ce qui ne s’applique toutefois pas de la même manière au cas de la peinture «abstraite»). L'extériorisation de la musique n'aboutit point, en revanche, à une objectivité permanente dans l'espace : la musique «n'est portée que par l'intériorité subjective et n'existe que pour elle et par elle». L'extériorisation ici disparaît aussitôt apparue. Dès que l'oreille a perçu le son, il s'éteint; «l'impression produite par lui s'intériorise aussitôt; les sons ne trouvent leur écho qu'au plus profond de l'âme, atteinte et remuée dans sa subjectivité idéelle».
L'âme «est habituée à vivre dans l'intériorité et la profondeur insondable des sentiments».L'expression musicale ayant pour contenu «l'intériorité elle-même, le fond et le sens les plus intimes de la chose et du sentiment, du fait aussi qu'au lieu de procéder à la formation de figures spatiales, elle a pour élément le son périssable et évanescent, elle communique ses mouvements au siège le plus profond de la vie de l'âme. Elle s'empare aussi de la conscience qui ne s'oppose plus à aucun objet et qui, ayant perdu sa liberté, se laisse emporter par le flot irrésistible des sons». Aussi, «la puissance de la musique est une puissance élémentaire, en ce sens qu'elle réside dans l'élément même dans lequel cet art évolue, c'est-à-dire dans le son». L'instrument le plus libre et, par sa sonorité, le plus parfait, reste la voix humaine, qui «réunit les propriétés de tous les instruments». Mais surtout elle «se laisse percevoir comme la résonance de l'âme elle-même», au point que «dans le chant c'est à travers son propre corps que l'âme retentit» (34). Paul Ricoeur ajoute aujourd’hui : «Lorsque nous écoutons telle musique, nous entrons dans une région de l’âme qui ne peut être explorée autrement que par l’audition de cette pièce. Chaque oeuvre est authentiquement une modalité d’âme, une modulation d’âme» (35).
George Steiner va plus loin encore : «La musique signifie. Elle regorge de significations qui ne sauraient se traduire dans des structures logiques ni dans des mots». Mais que signifie-t-elle? Une énergie «tangible» que la logique et la parole ne peuvent exprimer», une source et une fin qui «dépassent l'entendement humain», une «logique du sens différente de celle de la raison». Elle est affaire de joie, de tristesse aussi, d'amour surtout. «La musique met notre être d'homme ou de femme en contact avec ce qui transcende le dicible, ce qui dépasse l'analysable (...) Les sens du sens de la musique sont transcendants». Il n’y a pas à s’étonner que «pour de nombreux êtres humains, la religion est devenue la musique en laquelle ils croient. Dans les extases du pop et du rock, ce rapport est aigu» (36).
En d’autres termes, comme la poésie, la musique éveille en nous la nostalgie d’absolu qui a inspiré à Baudelaire ces lignes impérissables: «C'est cet admirable, cet immortel instinct du Beau qui nous fait considérer la Terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C'est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau; et quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une postulation des nerfs, d'une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement, en cette terre même, d'un paradis révélé. Ainsi le principe de la poésie est, strictement et simplement, l'aspiration humaine vers une Beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, un enlèvement de l'âme […] » (37).
En un mot, la musique est médiatrice de sens pour autant qu’elle est, dans son déploiement même, mouvement vers du sens. Un sens toujours imminent qui jamais ne se révèle pleinement. Pour Borges, «tous les arts aspirent à la condition de la musique. La musique, les états de félicité, la mythologie, les visages travaillés par le temps, certains crépuscules et certains lieux veulent nous dire quelque chose, ou nous l’ont dit, et nous n’aurions pas dû le laisser perdre, ou sont sur le point de le dire; cette imminence d’une révélation, qui ne se produit pas, c’est peut-être cela le fait esthétique» (38).
Notes
(33) Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, Paris, Seuil, 1983, p. 7; Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Supplément au livre troisième, ch. XXXIX, trad. A. Bureau, revue et corrigée par Richard Roos, Paris, PUF, 1966, 1978, p. 1189. G.W.F. Hegel, Cours d’esthétique I-III (Édition Hotho), trad. Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, Paris, Aubier, 1995-1997, vol. III, p. 123.
(34) Nous citons cette fois des extraits de la traduction de S. Jankélévitch, dans G.W. F. Hegel, Esthétique, tome III, 1ère Partie, Paris, Aubier, 1944, p. 307-330.
(35) Paul Ricoeur, La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 261-262.
(36) George Steiner, Réelles Présences. Les arts du sens, tr. Michel R. de Pauw, Paris, Gallimard, 1991, p. 258-260.
(37) Charles Baudelaire, Théophile Gautier, in Oeuvres complètes, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1980, p. 498-499; le même texte réapparaît tel quel dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe, ibid., p. 598-599, avec des différences minimes (ainsi le mot «excitation» au lieu d’«enlèvement» de l’âme).
(38) George Steiner, Réelles présences, p. 258; 210; Jorge Luis Borges, «La muraille et les livres», in Enquêtes, trad. Paul et Syvia Bénichou (légèrement modifiée), Paris, Gallimard, 1967, coll. «Folio» 1992, p. 18-19.