Intelligence

Cette intelligence qui dévoile la structure des atomes a bien du mal à se voir elle-même. Chacun la définit à la lumière de ce qu’il connaît et aspire à connaître. Pour le biologiste contemporain Stephen Jay Gould, elle est ce qui permet l’adaptation créatrice, la solution non-programmée d’un problème.(1) Alfred Binet, l’inventeur du premier test d’intelligence, toujours en usage, disait en ne souriant qu’à moitié : «Elle est ce que mesure mon test.»

Cette faculté aujourd’hui mesurée par l’homme parut d’abord démesurée pour lui. N’est-ce pas pour avoir dérobé ce pouvoir précieux aux dieux que Prométhée fut attaché à un rocher du Caucase et livré aux vautours? Dans sa vie de Périclès, Plutarque rapporte à propos du philosophe athénien Anaxagore, que «ses contemporains l’appelaient l'Intelligence, soit par admiration pour ses connaissances sublimes et sa subtilité à pénétrer les secrets de la nature, soit parce qu'il avait le premier établi pour principe de la formation du monde, non le hasard et la nécessité, mais une Intelligence pure et simple qui avait tiré du chaos des substances homogènes.»

Ces anciens grecs croyaient qu’une intelligence divine gouverne l’univers et que l’acte le plus élevé de l’intelligence humaine est la connaissance de cet être, qu’on appelait le Bien pur. Pour ceux d’entre eux, comme Platon, qui poussaient l’attachement à l’Intelligence suprême jusqu’au désir de s’unir à elle par la contemplation, l’intelligence était la faculté qui permet de lire les formes, les idées derrière les apparences sensibles et de s’élever jusqu’au Bien pur. Dans ses écrits sur la division tripartite de l’âme, le même Platon appelait nous (intelligence, esprit) la partie la plus élevée, destinée à régner sur les parties inférieures, le thumos, l’affectivité et l’épithumia, le désir. La vérité suprême se révèle au nous, pensait-il, et l’attire vers lui, comme le soleil oriente et élève le tournesol vers lui.

Cette conception de l’intelligence s’inscrivait dans une philosophie réaliste, au sens philosophique du terme, dans une vision du monde telle que l’intelligence présente dans l’homme existe aussi hors de l’homme, dans l’univers et au-dessus de lui, en Dieu; connaître pour l’homme c’est alors, pour son intelligence, se reconnaître dans le monde et en Dieu.

C’est dans le cadre d’une semblable philosophie réaliste que Thomas d’Aquin, au Moyen Âge, considérera l’intelligence comme une faculté permettant de lire l’intérieur des êtres et des choses. Le mot intelligence avait-il été formé à partir de intus (intérieur) et legere (lire) ou à partir de interet legere? Saint Thomas penchait pour la première solution. «L’intelligence, dit-il, tire son nom de l’intime pénétration de la vérité; son acte consiste en quelque sorte à lire à l’intérieur, dicitur enim intelligere quasi intus legere; elle a pour objet l’essence même des choses; mais celle-ci ne peut être atteinte que par une vue qui pénètre plus loin que les apparences extérieures.»(2)

Les visions du monde les plus représentatives de la modernité sont bien différentes : on y voit l’homme d’un côté et en face, étranger à lui, le monde. On s’y représente l’intelligence comme construisant le savoir, le sens qui dans l’autre perspective était révélé à l’homme et accueilli par lui avec une certaine passivité. L’intelligence désormais construit ses objets et se construit ainsi elle-même. C’est le mot constructivisme, auquel le nom du psychologue Jean Piaget est associé, qui résume le mieux les conceptions de l’intelligence qui se sont succédées dans ce contexte.

La conception que vous aurez de l’intelligence variera aussi selon que votre vision du monde sera vitaliste ou mécaniste. Vitaliste, comme le fut par exemple, Carl Gustav Carus, l’auteur de Psyché, l’intelligence vous apparaîtra comme la fine fleur de la vie, le dernier stade de l’évolution. Mécaniste, vous assimilerez l’intelligence à un ordinateur ou vous soutiendrez, comme les behavioristes, qu’elle est construite par l’environnement dans lequel vous évoluez. C’est en réaction contre cette conception que Piaget soutiendra que l’intelligence se construit, ce qui suppose une grande activité du sujet, plutôt que d’être construite de l’extérieur.

1-"Intelligence is the ability to face problems in an unprogrammed (creative) manner." The Mismeasure of Man.

2- Dictionnaire pratique des Connaissances religieuses, Paris, Librairie Letouzey, 1926, p.1055.

 

Essentiel

«Ceux qui parlent avec intelligence, il faut qu'ils se fortifient au moyen de ce qui est commun à [tous] [toutes choses] comme une ville avec la loi, et beaucoup plus fermement. Car toutes les lois humaines se nourrissent d'une seule loi divine. Car elle peut ce qu'elle veut et suffit à toutes choses et triomphe.» Héraclite, fragment 114

«Nous savons au moyen de l'intelligence que ce que l'intelligence n'appréhende pas est plus réel que ce qu’elle appréhende.»

«Dans le domaine de l'intelligence, la vertu d'humilité n'est pas autre chose que le pouvoir d'attention.»

«Il n'y a rien de plus proche de la véritable humilité que l'intelligence. Il est impossible d'être fier de son intelligence au moment où on l'exerce réellement. Et quand on l'exerce on n'y est pas attaché. Car on sait que, deviendrait-on idiot l’instant suivant, et pour le reste de la vie, la vérité continue à être.»

«Seulement l'intelligence doit reconnaître par les moyens qui lui sont propres, c'est-à-dire la constatation et la démonstration, la prééminence de l'amour. Elle ne doit se soumettre qu'en sachant pourquoi, et d'une manière parfaitement précise et claire. Sans cela, sa soumission est une erreur, et ce à quoi elle se soumet, malgré l'étiquette, est autre chose que l'amour surnaturel. C'est par exemple l’influence sociale.»

«Le rôle privilégié de l'intelligence dans le véritable amour vient de ce que la nature de l'intelligence consiste en ce qu'elle est une chose qui s’efface du fait même qu'elle s'exerce. Je peux faire effort pour aller aux vérités, mais quand elle sont là, elles sont et je n'y suis pour rien.»

Simone Weil, La pesanteur et la grâce.

 

 

« L'essence de toute intelligence est de connaître et d'aimer. »

JOSEPH DE MAISTRE, Les soirées de Saint-Pétersbourg, Tome I, Paris, A. Roger & F. Chernoviz, p. 48.

Enjeux

Convient-il encore d’employer le mot intelligence au singulier? Ne légitime-t-on pas ainsi la lourde tradition selon laquelle il existe une intelligence générale, dont on peut mesurer le niveau au moyen de tests…de tests dont les résultats sont cause de bien des injustices?

Dans les premiers résultats d’une recherche sur l’intelligence dans Internet, on voit rarement le mot intelligence seul : il est généralement accompagné de qualificatifs tels que : émotionnelle, collective, économique, sociale. L’intelligence spéculative et l’intelligence pratique existaient depuis longtemps, il était toutefois clair que ces qualificatifs désignaient deux aspects de l’intelligence (générale), et non des intelligences particulières sans rapport avec une intelligence (générale).

Le principal artisan de cet éclatement, de ce big bang de l’intelligence est le psychologue américain Howard Gardner. Dans un ouvrage paru en 1983,(1) ce professeur de Harvard, distingue sept intelligences:

l’intelligence linguistique

l’intelligence musicale

l’intelligence logico-mathématique

l’intelligence spatiale

l’intelligence corporelle et kinesthésique

l’intelligence interpersonnelle

l’intelligence intra personnelle


Daniel Goldman a réuni ensuite ces deux dernières intelligences dans une faculté distincte qu’il a appelée l’intelligence émotionnelle. Gardner et de nombreux autres auteurs soutiennent que les tests d’intelligence ne mesurent que l’intelligence linguistique et l’intelligence logico-mathématique. Le QI, déjà objet de bien des critiques, perdait ainsi une partie de son aura.

Signe des temps, de la rapidité avec laquelle on passe aujourd’hui de la formulation d’une nouvelle théorie à son application, les travaux de Gardner ont fait une entrée tapageuse dans les écoles alors même qu’ils sont l’objet d’un rejet quasi unanime parmi les spécialistes de la question. Voici quelques passages d’un article qui résume bien la situation:(3)

«Au cours des 15 années qui ont suivi la publication de Frames of Mind de Gardner, les Multiples intelligences sont passées du stade de la théorie largement controversée à celui d’un cri de ralliement pour les réformateurs des écoles pour enfin devenir un lieu commun. Chose étonnante, elles ont franchi ces étapes avant même d’avoir obtenu l’adhésion du milieu scientifique.

Ce que nous avons l’habitude d’appeler l’intelligence n’est qu’un aspect, ou deux, d’un éventail beaucoup plus large d’aptitudes; Il en a dénombré huit à ce jour. Nous avons été ainsi amenés à exalter les caractéristiques mesurés par les teste de QI – le style hyperlogique que Gardner, avec une pointe d’humour, appelle le modèle Alan Dershowitz de l’intelligence – et nous avons négligé nos dons créateurs et interpersonnels. Bien entendu la première question à se poser à propos d’une telle théorie est la suivante : est-elle vraie ou fausse?

Gardner n’a pas réussi à persuader ses pairs. George Miller, le psychologue réputé pour ses découvertes sur le fonctionnement de la mémoire à court terme, a écrit dans The New York Times Review of Books, que son argumentation se réduit à des raisonnements et des opinions boîteux. Et les travaux subséquents de Gardner n’ont nullement contribué à renforcer sa position. Un numéro récent de Psychology, Public Policy and Law, consacré à l’étude de l’intelligence, ne contenait aucune référence au livre de Gardner. La plupart de ceux qui étudient l’intelligence considèrent les écrits de Gardner comme de la rhétorique et non de la science et ils sont divisés sur les vertus de cette rhétorique. Steven Ceci, de l’Université Cornell, rend hommage aux talents de communicateur de Gardner, qui a eu le mérite de proposer une conception égalitaire de l’intelligence.(4) Il souligne toutefois le fait que l’approche de Gardner, qui consiste à élaborer des critères pour l’accès au titre d’intelligence et à soumettre des intelligences candidatesà ces critères, bien qu’intéressante, ne fournit aucune preuve – aucun résultat de tests, par exemple – que ses collègues pourraient évaluer. Steven Ceci ajoute : Les faits neurologiques montrent que le cerveau est modulaire, mais ce fait n’a aucun rapport avec la question de savoir s’il existe ou non des corrélations entre ces choses. En athlétisme, tel athlète peut avoir des aptitudes particulières pour telle épreuve, mais il aura des résultats au-dessus de la moyenne pour toutes les épreuves. Les tests psychologiques font apparaître le même type de corrélation.»

Gardner a lui-même reconnu que le jugement par lequel il élève une aptitude au rang d’intelligence ressortit plus à l’art qu’à la science. Nul n’est donc tenu de mener de difficiles travaux de laboratoire pour avoir le droit de critiquer sa théorie.

Le débat n’est pas nouveau. Aristote s’est élevé contre la division tripartite de l’âme par Platon. Or, Platon avait pris soin d’indiquer que l’harmonie entre les trois parties devait être assurée par l’intelligence, la partie la plus élevée. L’idée d’une âme et d’une intelligence unique s’est pas imposée à la suite de longs efforts pour déterminer la nature du principe directeur grâce auquel l’harmonie et la maîtrise de soi deviendraient possibles dans l’individu et dans l’humanité. Qui doit être le juge dans le tribunal suprême intérieur ? L’intelligence, ont répondu les philosophes grecs et après eux, la plupart des philosophes de la tradition. En toute logique, Gardner devrait répondre que le dernier mot doit appartenir au parlement des intelligences. Socrate avait pourtant discrédité à jamais ce parlement. À ceux qui, après sa condamnation, lui demandaient pourquoi il ne fuyait pas du côté de Mégare, comme il aurait pu le faire, plutôt que de boire la cigüe, il répondit en substance : si j’avais écouté mon intelligence corporelle et kinesthésique (mes os et mes muscles dans le texte original), il y a longtemps qu’elle m’aurait conduite à Mégare. J’ai choisi de boire la cigüe en raison de ce que mon intelligence estime être le Bien, même si toutes mes autres intelligences me poussaient vers Mégare.

Occasion de souligner un mérite de la théorie de Gardner. C’est l’intelligence en tant qu’instrument de connaissance du Bien et de fondement du jugement qui est l'instance suprême dans l’homme. S’il est vrai que grâce aux tests de QI, l’intelligence logiquo-mathématique et l’intelligence linguistique ont usurpé la place de cette intelligence suprême, il convenait de rétrograder ces dernières, mais pour redonner ensuite la prééminence à l’intelligence d’Anaxagore et de Socrate et non pas pour la remplacer par des subdivisions fantaisistes.

1. Frames of mind: The theory of multiple intelligences: Tenth anniversary edition. New York: Basic Books. (Original work published 1983).

2. Goldman, Daniel, «Collaboration, équipes et QI collectif», L'intelligence émotionnelle, Paris, Éditions Robert Laffont, 1999.

3.Traub, James (1998, October 26). Multiple intelligence disorder. The New Republic.

 

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Téléphone, compteur et autres objets dit "intelligents" : un abus de langage

Qui ne rêve pas d'être considéré comme smart ou intelligent et qui ne reporte pas ce sentiment de fierté sur les objets jugés dignes des mêmes qualificatifs? Les industriels et les publicitaires qui usent et abusent de ces qualificatifs situent le débat non sur le plan rationnel comme le mot intelligent peut le faire croire mais sur un plan émotif. Il faut le rapprocher de la raison en donnant aux mots leur juste sens. Compte tenu de l'usage qu'on fait depuis si longtemps du mot intelligence, c'est faire preuve de mépris pour l'être humain que d'appliquer ce mot à un quelconque gadget numérique. L'analogie est d'ailleurs fausse car l'intelligence est le fait d'un être vivant capable d'initiative. Or, pour prendre un exemple, le compteur dit intelligent n'est qu'un ordinateur programmé de façon à enregistrer et à mémoriser les mesures de consommation électrique et à les transmettre à un quelconque bureau central à intervalles réguliers. Il y eut d'abord les smart bombs inventées au cours de la décennie 1970. On les a appelées « bombes intelligentes » parce qu'elles étaient programmées pour modifier leur trajectoire sur leur cible, en fonction d'informations nouvelles. Il convient de rappeler les origines militaires de toute cette industrie d'une puce porteuse de transistors qu'on qualifie à tort d'intelligente.

 

Articles


Santé intellectuelle

Henri Bergson
La santé devrait être naturelle plutôt qu'exceptionnelle.

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