Carus Carl Gustav

03/01/1789-28/07/1869
Jacques Dufresne

Parmi ceux qui ont établi les fondements de la psychologie des profondeurs, à laquelle Freud et Jung allaient ensuite s'identifier, Carl Gustav Carus occupe une place de premier plan, aussi importante que celle de Schopenhauer. Psyche, son grand ouvrage en psychologie, commence ainsi: «La clé de la connaissance de la nature de l'âme est à chercher dans le règne de l'inconscient. D'où la difficulté, sinon l'impossibilité, à comprendre pleinement le secret de l'âme. S'il était absolument impossible de retrouver l'inconscient dans le conscient, l'homme n'aurait plus qu'à désespérer de pouvoir jamais arriver à une connaissance de son âme, c'est-à-dire à une connaissance de lui-même. Mais si cette impossibilité n'est qu'apparente, alors la première tâche d'une science de l'âme sera d'établir comment l'esprit de l'homme peut descendre dans ses profondeurs.»1

L'inconscient est aux yeux de Carus, non une boîte de Pandore comme pour Freud, mais une sorte d'Eden intérieur. Dans son histoire de la psychiatrie, Ellenberger présente cet inconscient ainsi:
— «L'inconscient est infatigable : il n'a pas besoin de période de repos comme notre vie consciente, laquelle a besoin de se reposer et de refaire ses forces, ce qu'elle fait précisément en se plongeant dans l'inconscient.
— L'inconscient est fondamentalement sain et ne connaît pas la maladie : l'une de ses fonctions est précisément le pouvoir "guérisseur de la nature."
— L'inconscient obéit à de lois inéluctables qui lui sont propres et ignore la liberté.
— L'inconscient est doté d'une sagesse innée: il ignore les essais, les erreurs et l'apprentissage. Sans que nous en ayons conscience, notre inconscient nous relie au reste du monde.»2

Mais s'il existe aujourd'hui à Dresden, capitale de la Saxe, un hôpital portant le nom de Carl Gustav Carus, ce n'est pas d'abord à cause des oeuvres philosophiques de Carus, encore moins à cause de sa carrière de peintre et de théoricien de la peinture de paysage, c'est à cause de ses travaux en médecine, en anatomie et en physiologie notamment. D'où l'importance qu'on lui reconnaît sur le site de la Bibliothèque interuniversitaire de médecine.

«Le cas de Carus est tout de même particulier : contrairement à certains de ses collègues comme Lorenz Oken (1779-1851), il a joui, à l’échelle de l’Europe entière, d’une réputation scientifique relativement bonne. La stabilité de sa position institutionnelle, la mesure de ses opinions politiques et la relative tempérance de son style expliquent sans doute cette différence. Pour autant, l’audace de ses conceptions n’a rien à envier aux pages les plus enlevées de la biologie romantique et témoigne de la vigueur de ce courant jusqu’au milieu du XIXe siècle, au moins.

«Né à Leipzig, en Saxe, il y étudia la médecine et la gynécologie et il obtint une chaire à l’Académie de chirurgie et de médecine de Dresde dès 1814. Il fut nommé par la suite médecin personnel du roi de Saxe, ce qui lui permit de voyager souvent en Europe. Il se rendit notamment en Grande-Bretagne, où il rencontra Owen, sur lequel il exerça une profonde influence. Ses activités furent très diverses. Elles débordent même largement du domaine scientifique, puisqu’il est connu comme peintre et qu’il se rattache à ce titre à l’école romantique de Dresde. Il conserva des relations amicales avec Goethe, avec lequel il entretint une abondante correspondance à partir de leur rencontre, en 1822. En sciences naturelles et en médecine, il se consacra à des travaux d’anatomie humaine et comparée, mais il est également connu pour ses importantes contributions en psychologie. En particulier, il fait partie des pionniers qui entamèrent une réflexion sur la notion d’inconscient, ce qui a incontestablement contribué à ouvrir la voie au développement de la psychologie scientifique et de la psychanalyse, même si les enjeux qui sous-tendaient sa pensée, profondément ancrés dans le romantisme, n’avaient que peu de rapport avec ceux des savants de la fin du XIXe siècle.»3

Le romantisme allemand dont Carus fut l'un des meilleurs représentants est une chose bien particulière dans l'histoire des idées. Approfondissant certaines intuitions de Goethe, les romantiques allemands font formé un front uni contre l'esprit des lumières, ce culte de la raison qui avait déjà gagné des batailles décisives en Europe et imposé une conception mécaniste de la vie aussi bien que de l'univers en général. Il ne s'agissait pas d'une simple réaction limitée aux arts et à la littérature, mais d'une vision du monde touchant les sciences et même l'économie et la politique, une vision qui avait ses racines, selon Ludwig Klages dans le lointain passé germanique. Ces penseurs allemands connaissaient aussi bien la source grecque que leurs homologues français ou anglais, mais elle n'était pas leur unique lieu d'enracinement. D'où une originalité qui les fera toujours paraître marginaux.

Pour les adeptes de la conception mécaniste ­ pour les victimes de cette conception, diraient Klages ou Carus ­ le moment est peut-être venu d'accorder à la science romantique, à la biologie en particulier, toute l'attention qu'elle mérite. Oken, le maître de Carus en biologie, est à l'origine de la théorie cellulaire. Carus lui-même avait compris que la vie avait au cours de son histoire été l'objet de transformations successives, en liaison avec un inconscient présent dans la cellule elle-même. Bien avant la publication de Psyche en 1846, l'évolution allait de soi à ses yeux.

C'est moins les causes que la signification des phénomènes vivants qui intéressaient Oken et Carus. Leur but n'était pas de maîtriser de la vie mais de s'unir à elle.

«La nature, en tant qu’elle provoque sans interruption de nouveaux phénomènes ou signes de sa vie intérieure, est l’organisme absolu ou macrocosme. Tout être naturel qui se développe de lui-même ne pouvant subsister que dans l’organisme général de la nature, et sa vie n’étant qu’une émanation de la vie supérieure et primaire, on l’appelle organisme partiel, fini, individuel ou microcosme, et son développement n’est possible que sous l’influence de la vie générale de la nature.»

«La mer est tout entière vivante. La soupe primitive (Schleim) à partir de laquelle tout ce qui est organique a été créé est celle de la mer. La vie primitive est un point, (une concentration) de glaire, (soupe primitive). L'organisme est une synthèse d'infusoires. [...] L'eau est l'origine de tous les animaux. [...] Aucun individu ne provient d'un autre. L'histoire de la reproduction est un retour au Chaos organique et une nouvelle naissance à partir de ce dernier.»4

Chaos! Et donc complexité! N'est-ce pas le vocabulaire auquel les généticiens doivent recourir après avoir renoncé au dogme central de la biologie moléculaire, à l'équation gène=protéine?

Ne conviendrait-il pas de jeter un pont, si étroit soit-il, entre la biologie romantique et la biologie actuelle qui, après avoir renoncé au sens, est maintenant obligée de renoncer aux causes, du moins dans la perspective de la causalité linéaire?

On parle d'auto organisation au niveau cellulaire, le mot liberté a été employé dans ce contexte. Faut-il rejeter sans examen l'idée d'un inconscient à ce même niveau?

Aujourd'hui, si l'on en juge par les dernières publications de ses oeuvres, Carus suscite plus d'intérêt en tant que peintre et théoricien de la peinture de paysage qu'en tant que biologiste ou philosophe. Ce n'est pas là une injustice à son endroit. L'art et la science étaient indissociables à ses yeux. Étant donné l'importance qu'il accordait à l'inconscient dans la nature, comme dans l'homme, Carus devait se heurter constamment aux limites du discours rationnel pour rendre compte de ce qu'était la réalité pour lui. D'où l'importance de l'art dans son oeuvre, autant que dans sa vie.

Dans le cadre de la tradition cartésienne, l'art n'a pas sa place dans la recherche et l'expression de la vérité et de la vie. Il n'appartient pas à la sphère de la connaissance. On l'abandonne à son sort et on lui laisse le soin de s'assigner à lui-même des fins totalement gratuites. Le rapprochement de l'art et de la science au moment précis où la rupture entre les deux s'achevait dans l'Europe cartésienne, voilà pour nous une autre raison majeure de considérer les romantiques allemands avec le plus grand respect. Comment l'homme pourrait-il rétablir l'harmonie entre lui-même et la nature, s'il ne rétablit pas en-lui même l'harmonie entre l'inconscient qui inspire l'artiste et la conscience qui domine dans le discours du savant?

De nombreux savants contemporains se sont montrés sensibles à la nécessité d’un rapprochement entre l’art et la vie, René Dubos, par exemple, qui dans Les dieux de l’écologie adopte volontiers le ton poétique ou James Lovelock. Lovelock n'est pas un romantique. Son intérêt pour les causes des phénomènes vivants ne l'a toutefois pas empêché de s'intéresser à leur sens, ce qui l'a amené à formuler, sur un mode poétique qui rappelle les tableaux de Carus, cette hypothèse Gaia qui est un retour à l'idée romantique et antique selon laquelle la terre est un organisme vivant.

Notes
1. Henri F. Ellenberger, À la découverte de l'inconscient, Simep-Éditions, Villeurbanne, 1974, p.175.
2. Ibidem, p.176.
3. Bibliothèque interuniversitaire de médecine.
4. Cité par Ludwig Klages, dans Der Geist als Widersacher der Seele, H. Bouvier U. Verlag, Bonn, 1960, p. 896.

«Das ganze Meer ist lebendig. [...] Der Urschleim, aus dem alles organische erschaffen worden, ist der Meerschleim. [...] Das Urorganische ist ein schleimiger Punkt. Die ersten organischen Punkte sind Bläschen (anderswo "infusorien" genannt). Die organismen sind eine synthesis von infusorien. Aller Tiere Ursprung ist das Wasser. Kein individuum ensteht von dem andern. Die Zeugnungsgeschichte ist ein zurückgehn in das organische Chaos und ein neues hervorrufen aus demselben.»

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