Valeur

Question de méthode
Fallait-il dans cette encyclopédie faire des dossiers distincts pour la valeur économique et la valeur morale? Fallait-il plutôt rattacher la notion de valeur des économistes à celle de prix et réserver le mot valeur au domaine de la morale? Kant n'a-t-il pas dit que les choses économiques ont un prix (einen Preis, einen Marktpreis), non une valeur interne (einen inneren Werth)?

On sépare généralement ces deux types de valeur. Mais n'est-ce pas là l'une des raisons pour lesquelles aujourd'hui on a tant de peine à subordonner la valeur économique des choses, leur prix, à des idéaux politiques ou des nécessités écologiques? Si, par exemple, le prix de l'essence était plus élevé, du moins pour des usages inutiles, le réchauffement de la planète serait ralenti. C'est pour cette raison, entre autres, que, dans cette encyclopédie, nous avons réuni l'économie et l'écologie dans une même catégorie. La même logigue ne devrait-elle pas nous inciter à inclure la morale dans le nouvel ensemble?

Économie et écologie ont la même étymologie. Le premier signifie littéralement loi de l'habitat, le second science de l'habitat. Les usages anciens nous incitent de la même manière à rattacher les valeurs économiques aux valeurs morales. À Rome, le censeur avait la responsabilité de veiller sur les propriétés aussi bien que sur les moeurs. Le premier sens du mot latin auctoritas, racine de notre mot autorité, est droit de possession. (D'où le mot anglais auction, encan.) Le second sens est garantie. Nous savons tous d'autre part qu'une société n'est viable que dans la mesure où l'argent récompense la vertu plus que le vice ou le choix aveugle des loteries.

Nous trairerons donc de toutes les valeurs dans un même dossier. Mais comme les fondements des valeurs économiques diffèrent de ceux des valeurs morales, nous traiterons d'abord de chacune séparément dans les champs définition, enjeux et essentiel, réservant le champ synthèse à ce qui doit demeurer commun à ces deux domaines.

Valeur morale

Dans la réflexion sur les valeurs, c'est tantôt le pôle jugement qui domine, tantôt le pôle sentiment.

Le jugement et les valeurs

Il existe un texte d'Émile Durkheim qui pose en termes simples la question du jugement de valeur et du jugement de réalité. On peut difficilement imaginer une meilleure introduction à la réflexion sur les valeurs. C'est pourquoi nous avons reproduit ce texte en version intégrale dans un document associé au présent dossier. Il y est question du jugement de valeur et du jugement de réalité. Les valeurs y sont finalement présentées comme des créations de la vie sociale en des termes qui rappellent ceux d'Henri Atlan dans ses propos sur les fondements de l'éthique. (Voir notre dossier Éthique)

«Si donc l'homme conçoit des idéaux, si même il ne peut se passer d'en concevoir et de s'y attacher, c'est qu'il est un être social. C'est la société qui le pousse ou l'oblige à se hausser ainsi au-dessus de lui-même, et c'est elle aussi qui lui en fournit les moyens. Par cela seul qu'elle prend conscience de soi, elle enlève l'individu à lui-même et elle l'entraîne dans un cercle de vie supérieure. Elle ne peut pas se constituer sans créer de l'idéal. Ces idéaux, ce sont tout simplement les idées dans lesquelles vient se peindre et se résumer la vie sociale, telle qu'elle est aux points culminants de son développement. On diminue la société quand on ne voit en elle qu'un corps organisé en vue de certaines fonctions vitales. Dans ce corps vit une âme : c'est l'ensemble des idéaux collectifs. Mais ces idéaux ne sont pas des idéaux abstraits, de froides représentations intellectuelles, dénuées de toute efficacité. Ils sont essentiellement moteurs ; car derrière eux, il y a des forces réelles et agissantes : ce sont les forces collectives, forces naturelles, par conséquent, quoique toutes morales, et comparables à celles qui jouent dans le reste de l'univers. L'idéal lui-même est une force de ce genre ; la science en peut donc être faite. Voilà comment il se fait que l'idéal peut s'incorporer au réel : c'est qu'il en vient tout en le dépassant.»

Émile Durkheim, Jugements de valeur et jugements de réalité. Revue de Métaphysique et de Morale du 3 juillet 1911. Édition électronique: Classiques des sciences sociales.


Les sentiments et les valeurs

Dans son discours sur le jugement de valeur et le jugement de réalité, Durkheim a renoncé à chercher le fondement des valeurs dans l'expérience psychologique. Sa psychologie était toutefois un peu simple. Celle de Max Scheler, toute en nuances, impose plus de respect.

Le verbe latin sapere, d'où vient notre mot savoir, veut d'abord dire goûter. Il est tout naturel que bien des mots que nous utilisons pour juger les personnes ou les situations proviennent de la sphère du goût, ou de celles voisines, de l'odorat ou du toucher: amer, âpre, dur, mou, etc. Quand nous nous efforçons de comprendre les valeurs à travers des expériences sensibles simples, nous pensons tout aussi spontanément à la dégustation. Quand nous dégustons un vin par exemple, ce n'est pas nous qui jugeons, c'est le vin qui se présente à nous d'une manière telle qu'il semble se ranger de lui-même en-dessous ou au-dessus de tel autre vin. Le vin se juge lui-même dans notre bouche. Nous ne sommes que les témoins de cet événement. Et c'est parce que nous nous identifions à ce rôle de témoin que nous nous sentons sûrs de notre évaluation.

Cette analogie a le mérite de nous rapprocher de l'esprit dans lequel Max Scheler aborde la question des valeurs. Leur fondement, soutient-il, n'est ni dans la raison, ni dans la volonté mais plutôt dans les sentiments, indissociables eux-mêmes des sensations. On ne peut y accéder hors de la disponibilité, de l'abandon qui sont la condition des sentiments.

«Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas.» Ce mot de Pascal résume bien la pensée de Max Scheler sur les valeurs, présentes au fond des sentiments, tels l’amour et la sympathie, car c’est dans l’expérience de ces sentiments que nous participons à des idéaux. «Je t'aurai dit mon âme et le reste n'est rien.» Les sentiments sont personnels, mystérieux, secrets, mais ils ne se réduisent pas à une subjectivité incommunicable conduisant au relativisme. Le coeur est différent de la raison, mais il a ses raisons, sa logique. Notre rapport avec les valeurs est semblable à notre rapport avec les couleurs. De même que les couleurs sont indépendantes des choses sur lesquelles on les voit (le bleu du ciel par exemple), de même les valeurs sont indépendantes des choses auxquelles elles sont associées. La valeur sainteté peut être associée à Dieu mais aussi à un fétiche. Il n’en demeure pas moins qu’à travers l’innombrable variété des sentiments de valeurs, il subsiste un ordre secret, tout comme dans le spectre de l’innombrable variété des nuances des couleurs.

La hiérarchie des valeurs, selon Scheler, comporte cinq niveaux correspondant aux niveaux de l'expérience humaine. Que cherchons-nous dans la vie? Comme tous les êtres vivants, nous attachons de l'importance à ce qui nous fait plaisir, à l'agréable, à ce qui satisfait nos besoins, (l'utile), à ce qui nourrit la vie en nous (le vital), à ce qui nous rend plus humain (le beau, le juste, le vrai...) et à ce qui nous permet d'échapper aux limites de l'humain (le divin).

C'est l'importance accordée aux valeurs de la vie (Lebenswerte) qui fait l'originalité de la hiérarchie de Scheler. Il ne s'agit pas ici de la vie en tant que durée, de cette espérance de vie qui sert aujourd'hui à mesurer le progrès des sociétés, mais de la vie en tant que donnée première d'ordre qualitatif. Par là Scheler se rattache à la tradition romantique allemande, à Nietzsche, à Klages. C'est aussi la subtilité de ses analyses dans ce registre qui légitime sa thèse centrale. Si c'est à travers l'expérience de sentiments qu'on accède aux valeurs, l'authenticité de ces expériences et les critères qui permettent d'en juger deviennent les conditions et les signes de la vérité. Quand, dans L'homme du ressentiment, Scheler analyse les mécanismes de compensation qui portent les gens vers l'égalité, il fait planer un doute sur cette valeur.

Valeur économique

«Adam Smith a remarqué que le mot Valeur a deux significations différentes, et exprime tantôt l'utilité d'un objet quelconque, tantôt la faculté que cet objet transmet à celui qui le possède d'acheter d'autres marchandises. Dans un cas la valeur prend le nom de valeur en usage ou d'utilité : dans l'autre celui de valeur en échange. «Les choses, dit encore Adam Smith, qui ont le plus de valeur d'utilité n'ont souvent que fort peu ou point de valeur échangeable ; tandis que celles qui ont le plus de faveur échangeable ont fort peu ou point de valeur d'utilité.» L'eau et l'air, dont l'utilité est si grande, et qui sont même indispensables à l'existence de l'homme, ne peuvent cependant, dans les cas ordinaires, être donnés en échange pour d'autres objets. L'or, au contraire, si peu utile en comparaison de l'air ou de l'eau, peut être échangé contre une grande quantité de marchandises.

Ce n'est donc pas l'utilité qui est la mesure de la valeur échangeable, quoiqu'elle lui soit absolument essentielle. Si un objet n'était d'aucune utilité, ou, en d'autres termes, si nous ne pouvions le faire servir à nos jouissances, ou en tirer quelque avantage, il ne posséderait aucune valeur échangeable, quelle que fut d'ailleurs sa rareté, ou quantité de travail nécessaire pour l'acquérir.

Les choses, une fois qu'elles sont reconnues utiles par elles-mêmes, tirent leur valeur échangeable de deux sources, de leur rareté, et de la quantité de travail nécessaire pour les acquérir.

Il y a des choses dont la valeur ne dépend que de leur rareté. Nul travail ne pouvant en augmenter la quantité, leur valeur ne peut baisser par suite d'une plus grande abondance. Tels sont les tableaux précieux, les statues, les livres et les médailles rares, les vins d'une qualité exquise, qu'on ne peut tirer que de certains terroirs très peu étendus, et dont il n'y a par conséquent qu'une quantité très bornée, enfin, une foule d'autres objets de même nature, dont la valeur est entièrement indépendante de la quantité de travail qui a été nécessaire à leur production première. Cette valeur dépend uniquement de la fortune, des goûts et du caprice de ceux qui ont envie de posséder de tels objets.

Ils ne forment cependant qu'une très petite partie des marchandises qu'on échange journellement. Le plus grand nombre des objets que l'on désire posséder étant le fruit de l'industrie, on peut les multiplier, non seulement dans un pays, mais dans plusieurs, à un degré auquel il est presque impossible d'assigner des bornes, toutes les fois qu'on voudra y consacrer l'industrie nécessaire pour les créer.

Quand donc nous parlons des marchandises, de leur valeur échangeable, et des principes qui règlent leurs prix relatifs, nous n'avons en vue que celles de ces marchandises dont la quantité peut s'accroître par l'industrie de l'homme, dont la production est encouragée par la concurrence, et n'est contrariée par aucune entrave.

Dans l'enfance des sociétés la valeur échangeable des choses, ou la règle qui fixe la quantité que l'on doit donner d'un objet pour un autre, ne dépend que de la quantité comparative de travail qui a été employée à la production de chacun d'eux.»

DAVID RICARDO, Des principes de l’économie politique et de l’impôt,Traduit de l’anglais par Francisco Solano Constancio et Alcide Fonteyraud, 1847, à partir de la 3e édition anglaise de 1821. Augmenté des notes de Jean-Baptiste Say.

Note de Say

«La distinction que fait ici M. Ricardo, d'après Adam Smith, entre la valeur d'utilité et la valeur échangeable, est fondamentale en économie politique. Peut-être aurait-il dû remarquer que cette dernière, la valeur échangeable, est celle dont Smith s'est exclusivement occupé dans tout son ouvrage, et que c'est en cela que consiste le grand pas qu'il a fait faire à l'économie politique, à la science de toutes, peut-être, qui influe plus directement sur le sort des hommes. En effet, la Valeur, cette qualité abstraite par laquelle les choses deviennent des richesses, ou des portions de richesses, était une qualité vague et arbitraire que chacun élevait ou abaissait à son gré, selon l'estime que chacun faisait de sa chose ; mais du moment qu'on a remarqué qu'il fallait que cette valeur fût reconnue et avouée pour qu'elle devînt une richesse réelle, la science a eu dès lors une base fixe : La valeur courante ou échangeable des choses, ce qu'on appelle leur prix courant, lorsque l'évaluation en est faite dans la monnaie du pays. En raisonnant sur cette valeur, sur ce qui la crée, sur ce qui l'altère, on n'a plus raisonné sur des abstractions, pas plus que deux héritiers, après avoir fait l'inventaire d'une succession, ne se partagent des abstractions.
Je ne saurais m'empêcher de remarquer ici que cette nécessité de fixer la valeur des choses par la valeur qu'on peut obtenir en retour de ces mêmes choses, dans l'échange qu'on voudrait en faire, a détourné la plupart des écrivains du véritable objet des recherches économiques. On a considéré l'échange comme le fondement de la richesse sociale, tandis qu'il n'y ajoute effectivement rien. Deux valeurs qu'on échange entre elles, un boisseau de froment et une paire de ciseaux, ont été préalablement formées avant de s'échanger ; la richesse qui réside en elles existe préalablement à tout échange ; et, bien que les échanges jouent un grande rôle dans l'économie sociale, bien qu'ils soient indispensables pour que les produits parviennent jusqu'à leurs consommateurs, ce n'est point dans les échanges mêmes que consiste la production ou la consommation des richesses. Il y a beaucoup de richesses produites, et même distribuées sans échange effectif. Lorsqu'un gros cultivateur du Kentuky distribue à sa famille et à ses serviteurs le froment de ses terres et la viande de ses troupeaux ; lorsqu'il fait filer et tisser dans sa maison, pour son usage, les laines ou le coton de sa récolte, et qu'il distile même des pêches pour faire sa boisson, lui et les siens produisent et consomment des richesses qui n'ont point subi d'échange.
La valeur échangeable d'une chose, même lorsque l'échange ne s'effectue pas, sa valeur vénale, c'est-à-dire la valeur qu'elle aurait dans le cas où l'on jugerait à propos de la vendre, suffit donc, même sans qu'aucune vente ait lieu, pour constituer la richesse. C'est ainsi qu'un négociant connaît sa richesse par l'inventaire qu'il fait de son fonds, même sans avoir l'intention de le vendre.»

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Essentiel

 

 

Enjeux

Valeur morale

Bossuet et Boileau, au XVIIe siècle, utilisaient déjà le mot valeur dans un sens voisin de celui qu'on lui donne aujourd'hui dans la sphère morale. À propos de la messe, Bossuet écrit: «ce sacrifice d'une valeur infinie, où toute la croix de Jésus est renfermée.» «Concluons, écrit Boileau, qu'il n'y a qu'une longue suite d'années qui puisse établir la valeur et le vrai mérite d'un ouvrage.» Un siècle plus tard, Chamfort dira: «En fait de sentiments ce qui peut être évalué n'a pas de valeur» (Source: Littré).

On est toutefois encore loin de la valeur considérée comme synonyme d'idéal ou de norme. Cet usage dérive de l'usage du mot en économie politique. «Valeur est dans toutes ses acceptions un mot de la langue courante. Mais le premier usage technique qui en a été fait, (les mathématiques mises à part) est celui de l'économie politique. C'est de là qu'il a été transporté à la langue philosophique contemporaine, où il s'est substitué dans un grand nombre d'usages, à l'ancienne expression de Bien. Nietzsche a beaucoup contribué à cette diffusion» (Dictionnaire philosophique Lalande, P.U.F., 1960, p.1185).

Certains auteurs, dont Allan Bloom, ont vu dans cette substitution du mot valeur au mot Bien, un prétexte au relativisme, contre lequel Bloom s'élève au point de refuser d'utiliser le mot valeur. «Dans toutes ces discussions, précise-t-il, on semble oublier de noter que le mot valeur est la cible centrale de ma critique, que je ne l'emploie jamais si ce n'est pour expliquer pourquoi on ne devrait pas l'employer. Le mot valeur au sens actuel a été forgé récemment et s'inscrit dans le relativisme moderne. En termes simples, le relativisme moderne est un relativisme portant sur les valeurs: les valeurs sont les produits ou plutôt les créations des cultures et n'ont aucun statut au-delà de ces cultures. Elles ne sont pas. Elles ne sont pas naturelles. Elles ne peuvent pas être vraies ou fausses. Avoir certaines valeurs ou ne pas les avoir est un acte de la volonté et rien de plus.» Allan Bloom, Cahiers de L'Agora, 1987.

Selon Allan Bloom, c'est la philosophie de Nietzsche qui fut «à l'origine du relativisme des valeurs.» Il faut toutefois préciser le sens qu'il convient de donner ici au mot relativisme.

Certes Nietzsche a dit et redit que c'est l'homme qui est le créateur des valeurs, mais il s'empressait d'ajouter que seul l'individu le plus vertueux... et le plus solitaire peut créer des valeurs. Ce pouvoir qu'il retire à Dieu, Nietzsche le donne à un homme supérieur qu'il s'efforce de rendre semblable à Dieu. Y parvient-il? C'est une autre question. Une chose est certaine cependant: le droit de créer des valeurs se paie si cher, selon les exigences de Nietzsche, que le premier venu ne peut pas s'en emparer pour fonder sa propre morale et prêcher le relativisme.

«Ce n'est pas l'utilité, c'est la difficulté qui détermine la valeur : la noblesse est le résultat d'un grand travail. (...) Dans les vies petites et misérables résonnent néanmoins les accords de la grande vie d'hommes passés : toute valeur prend son origine dans les grands mouvements d'âmes isolées.» Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

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