Ressentiment

Première version 2001

«Ils sont trop verts» dit le renard de la fable, à propos des raisins bien mûrs qui sont hors de sa portée. C'est un mensonge à soi-même de ce genre, destiné à masquer un sentiment d'impuissance, qui est à l'origine du ressentiment. Une telle impuissance appelle la vengeance, une vengeance qui sera différée... Avant de se manifester, elle aura répandu son venin dans toute l'âme, discréditant non seulement les êtres grands ou puissants, ces goujatsqui ont accès aux raisins, mais jusqu'à l'idée même de grandeur et de puissance.

«Le ressentiment, écrit Max Scheler, est un autoempoisonnement psychologique, qui a des causes et des effets bien déterminés. C'est une disposition psychologique, d'une certaine permanence, qui, par un refoulement systématique, libère certaines émotions et certains sentiments, de soi normaux et inhérents aux fondements de la nature humaine, et tend à provoquer une déformation plus ou moins permanente du : sens des valeurs, comme aussi de la faculté de jugement. Parmi les émotions et les sentiments qui entrent en ligne de compte, il faut placer avant tout la rancune et le désir de se venger, la haine, la méchanceté, la jalousie, l'envie, la malice.
L'homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1958, p. 14.

Nietzsche, qui est à l'origine de la thèse de Scheler, associe d'abord le ressentiment à la volonté d'égalité et à la démocratie. «Ainsi parlent entre elles les tarentules: nous voulons exercer notre vengeance sur tous ceux qui ne sont pas à notre mesure et les couvrir de nos outrages.» «Volonté d'égalité: tel sera désormais le nom de la Vertu; et nous voulons élever nos cris contre tout ce qui est puissant.»

Il y a une part de ressentiment dans les revendications et notamment dans le nationalisme. C'est toutefois le lien entre l'humanitarisme et le ressentiment qui a retenu l'attention de Scheler. L'humanitarisme dont il est ici question englobe ce que nous appelons aujourd'hui aussi bien le mondialisme que le multiculturalisme, il est l'amour d'une abstraction, coupée du passé, déracinée, par opposition à l'amour de ce prochain concret qui prend la forme d'un individu, d'une famille, d'un peuple. «L'humanitarisme moderne explique que l'amour d'une communauté plus étroite soit tenu a priori (c'est-à-dire indépendamment de ses valeurs propres ou de sa proximité de Dieu) pour une injustice commise à l'égard d'une humanité plus vaste: ainsi en serait-il par exemple de l'amour de la patrie en face de l'amour de l'humanité, etc...».

L'homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1958, p. 112.

Essentiel

Ludwig Klages est l'un des penseurs allemands qui, à l'instar de Scheler, ont approfondi les idées de Nietzsche sur le ressentiment. Klages utilise l'expression Lebensneid (littéralement l'envie de la vie) pour désigner la forme la plus virulente et la plus radicale du ressentiment: l'envie qui porte sur la richesse vitale d'autrui.
Il existe des êtres, nous en connaissons tous, pour qui la réussite d'un bon coup dans un sport ou un jeu quelconque est l'occasion d'un vif plaisir totalement indépendant du fait qu'ils gagnent ou qu'ils perdent la partie. Un tel plaisir est généralement un signe de richesse vitale. Le sentiment éprouvé est celui qui accompagne naturellement une heureuse coordination des mouvements et des idées chez toute personne normale.

Nous connaissons tous aussi des personnes qui attachent une telle importance à la victoire, sont à ce point tendues vers elle que le plaisir spontané semble se dissocier de leurs actes pourtant de mieux en mieux coordonnés. Ces personnes, nous dit Klages, ont quitté le monde de la qualité pour celui de la quantité, la sphère de la vie pour celle de l'esprit (au sens péjoratif de siège d'une volonté au service de l'affirmation de soi et de la domination du monde).

«Dès lors que, dans la mobilisation personnelle en vue d’une quelconque performance, à l’intérieur d’un groupe d’êtres humains, d’une classe, d’une profession, d’un peuple, d’un siècle, c’est le pur esprit de compétition qui l’emporte sur l’intérêt pour la chose, l’accent dans les valeurs passe du qualitatif au quantitatif, jusqu’au complet refoulement du sentiment d’accomplissement (de quelque nature qu’il soit) au profit de cette chose contraire à la vie, le record, qui, de par sa nature même, n’est sensible qu’au plus grand chiffre, quelle que soit l’activité en cause : écrire des vers, danser ou... manger.»1

Une richesse vitale semblable à celle du joueur naturel est souvent manifeste dans le sourire de ceux qui dansent ou chantent par pur plaisir de la chose ou qui éprouvent une grande joie intérieure dont l'amour est la cause.

Chez l'homme du ressentiment, précise Klages, cette réserve vitale est au bord de l'épuisement. «Quand Nietzsche emploie les mots sentiment de fatigue ou sentiment d’épuisement, ce n’est pas au corps qu’il faut penser, mais à une inaptitude au plaisir qui colore tout, ­ une chose bien différente de la dépression organique à la quelle on peut la comparer ­ à une apathie croissante, à une incapacité intérieure de jouir, à une impuissance à vivre tout engagement affectif, en un mot à cette exclusion de la vie que nous avons décrite.»2

C'est la haine de la joie inconnue. S'il existe un remède à cette haine, ce remède suppose un absolu détachement en même temps qu'une parfaite lucidité à l'égard de soi-même. Seule la joie d'être dans la vérité peut consoler de la peine d'être hors de la vie.

Notes
1. Ludwig Klages, Die psychologischen Errungenschaften Nietzsches, H. Bouvier U. Co, Verlag,, Bonn, 1958, p. 118. Trad: J.D.
2. Ibid., p. 134.

Enjeux

Nietzsche, qui est à l'origine de la thèse de Scheler, associe d'abord le ressentiment à la volonté d'égalité et à la démocratie. «Ainsi parlent entre elles les tarentules: nous voulons exercer notre vengeance sur tous ceux qui ne sont pas à notre mesure et les couvrir de nos outrages.» «Volonté d'égalité: tel sera désormais le nom de la Vertu; et nous voulons élever nos cris contre tout ce qui est puissant.»

Il y a une part de ressentiment dans les revendications et notamment dans le nationalisme. C'est toutefois le lien entre l'humanitarisme et le ressentiment qui a retenu l'attention de Scheler. L'humanitarisme dont il est ici question englobe ce que nous appelons aujourd'hui aussi bien le mondialisme que le multiculturalisme, il est l'amour d'une abstraction, coupée du passé, déracinée, par opposition à l'amour de ce prochain concret qui prend la forme d'un individu, d'une famille, d'un peuple. «L'humanitarisme moderne explique que l'amour d'une communauté plus étroite soit tenu a priori (c'est-à-dire indépendamment de ses valeurs propres ou de sa proximité de Dieu) pour une injustice commise à l'égard d'une humanité plus vaste: ainsi en serait-il par exemple de l'amour de la patrie en face de l'amour de l'humanité, etc...».

L'homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1958, p. 112.

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