Journal de Delacroix: éloge du Titien

Eugène Delacroix
On connaît le mot de Delacroix: «Si l'on vivait jusqu'à cent-vingt ans, on préférerait Titien à tout.» On sait combien l'exemple du Rubens inspira Delacroix, mais en vieillissant il semble mesurer mieux l'importance du peintre vénitien, apprécier dans son art, cette «largeur de faire qui tranche avec la sécheresse» des Florentins et qui, dit-il, est «la fin de la peinture».
Sur Titien. Éloge du Titien. — On fait l'éloge d'un contemporain dont la place n'est pas marquée encore. Ce sont souvent les moins dignes d'être loués qui sont l'objet des éloges. Mais l'éloge du Titien ! On me dira que je rappelle ce jurisconsulte dévôt qui avait fait le Mémoire en faveur de Dieu...

Il se passe de mes éloges... sa grande ombre...

Il semble effectivement que ces hommes du seizième siècle ont laissé peu de chose à faire: ils ont parcouru le chemin les premiers, etc., et semblent avoir touché la borne dans tous les genres; et pourtant dans chacun de ces genres on a vu des talents montrant quelque nouveauté. Ces talents, venus dans des époques de moins en moins favorables aux grandes tentatives, à la hardiesse, à la nouveauté, à la naïveté, ont rencontré des bonnes fortunes, si l'on veut, qui n'ont pas laissé de plaire à leur siècle moins favorisé, mais avide également de jouissances..

On peut le regarder comme le créateur du paysage. Il y a introduit cette largeur qu'il a mise dans le rendu des figures et des draperies.

On est confondu de la force, de la fécondité, de cette universalité de ces hommes du seizième siècle. Nos petits tableaux misérables faits pour nos misérables habitations, la disparition de ces Mécènes dont les palais étaient pendant une suite de générations l'asile des beaux ouvrages, qui étaient dans les familles comme des titres de noblesse: ces corporations de marchands commandaient des travaux qui effrayeraient les souverains de nos jours et des artistes de taille à accomplir toutes les tâches.

Déjà moins de cent ans après, le Poussin ne fait que de petits tableaux.

Il faut renoncer à imaginer même ce que devaient être des Titien dans leur nouveauté et leur fraîcheur.

Nous voyons ces admirables ouvrages après trois cents ans de vernis, d'accidents, de réparations pires que leurs malheurs...


5 janvier. — On ne peut nier que dans le Raphaël l'élégance ne l'emporte sur le naturel et que cette élégance ne dégénère souvent en manière. Je sais bien qu'il y a le charme, le je ne sais quoi.

Si l'on vivait cent vingt ans, on préférerait Titien à tout. Ce n'est pas l'homme des jeunes gens. Il est le moins maniéré et par conséquent le plus varié des peintres. Les talents maniérés n'ont qu'une pente, qu'une habitude. Ils suivent l'impulsion de la main plus qu'ils ne la dirigent. Le talent le moins maniéré doit être le plus varié: il obéit à chaque instant à une émotion vraie. Il faut qu'il rende cette émotion: la parure, une vaine montre de sa facilité ou de son adresse ne l'occupent point il méprise au contraire tout ce qui ne le conduit pas à une plus vive expression de sa pensée.

C'est celui qui dissimule le plus l'exécution ou qui a l'air d'y prendre le moins garde.

Il y a des gens qui ont naturellement du goût: mais chez ceux-là mêmes il s'augmente avec l'âge et s'épure. Le jeune homme est pour le bizarre, pour le forcé, pour l'ampoulé. N'allez pas appeler froideur ce que j'appelle goût. Ce goût que j'entends est une lucidité de l'esprit qui sépare à l'instant ce qui est digne d'admiration de ce qui n'est que faux brillant. En un mot, c'est la maturité de l'esprit.

Chez Titien commence cette largeur de faire qui tranche avec la sécheresse de ses devanciers et qui est la perfection de la peinture. Les peintres qui recherchent cette sécheresse primitive, toute naturelle dans des écoles qui s'essayent et qui sortent de sources presque barbares, sont comme des hommes faits qui, pour se donner un air naïf, imiteraient le parler et les gestes de l'enfance. Cette largeur du Titien, qui est la fin de la peinture et qui est aussi éloignée de la sécheresse des premiers peintres que de l'abus monstrueux de la touche et de la manière lâche des peintres de la décadence de l'art.

L'antique est ainsi. Je relis maintenant les expressions de l'admiration de quelques-uns de ses contemporains. Leurs éloges ont quelque chose d'incroyable: que devaient être en effet ces prodigieux ouvrages dans lesquels aucune partie ne portait de traces de négligence, mais dans lesquels, au contraire, la finesse de la touche, le fondu, la vérité et l'éclat incroyable des teintes étaient dans toute leur fraîcheur, et auxquels le temps et les accidents inévitables n'avaient encore rien enlevé ! Arétin, dans un dialogue instructif sur les peintres de ce temps, après avoir détaillé avec admiration quantité de ses ouvrages, s'arrête en disant: «Mais je me retiens et passe doucement sur ses louanges, parce que je suis son compère et parce qu'il faudrait être absolument aveugle pour ne pas voir le soleil.»

Il dit après et je pourrais le mettre avant: «Notre Titien est donc divin et sans égal dans la peinture, etc.» Il ajoute: «Concluons que, quoique jusqu'ici il y ait eu plusieurs excellents peintres, ces trois méritent et tiennent le premier rang: Michel-Ange, Raphaël et Titien.»

Je sais bien que cette qualité de coloriste est plus fâcheuse que recommandable auprès des écoles modernes qui prennent la recherche seule du dessin pour une qualité et qui lui sacrifient tout le reste. Il semble que le coloriste n'est préoccupé que des parties basses et en quelque sorte terrestres de la peinture: qu'un beau dessin est bien plus beau quand il est accompagné d'une couleur maussade, et que la couleur n'est propre qu'à distraire l'attention qui doit se porter vers des qualités plus sublimes qui se passent aisément de son prestige. C'est ce qu'on pourrait appeler le côté abstrait de la peinture, le contour étant l'objet essentiel ; ce qui met en seconde ligne, indépendamment de la couleur, d'autres nécessités de la peinture telles que l'expression, la juste distribution de l'effet et la composition elle-même.

L'école qui imite avec la peinture à l'huile les anciennes fresques commet une étrange méprise. Ce que ce genre a d'ingrat, sous le rapport de la couleur, et les difficultés matérielles qu'il impose à un talent timide, demande dans le peintre une légèreté, une sûreté, etc...

La peinture à l'huile porte au contraire à une perfection dans le rendu qui est le contraire de cette peinture à grands traits ; mais il faut que tout y concorde, la magie des fonds, etc...

C'est une espèce de dessin plus propre à s'allier aux grandes lignes de l'architecture dans des décorations qu'à exprimer les finesses et le précieux des objets.

Aussi le Titien, chez lequel le rendu est si prodigieux, malgré l'entente large des détails, a-t-il peu cultivé la fresque. Paul Véronèse lui-même, qui y semble plus propre par une largeur plus grande encore et par la nature des scènes qu'il aimait à représenter, en a fait un très petit nombre.

Il faut dire aussi qu'à l'époque où la fresque fleurit de préférence, c'est-à-dire dans les premiers temps de la renaissance de l'art, la peinture n'était pas encore maîtresse de tous les moyens dont elle a disposé depuis. A partir des prodiges d'illusion dans la couleur et dans l'effet dont la peinture à l'huile a donné le secret, la fresque a été peu cultivée et presque entièrement abandonnée.

Je ne disconviens pas que le grand style, le style épique dans la peinture, si l'on peut ainsi parler, n'ait vu en même temps décroître son règne ; mais des génies tels que les MichelAnge et les Raphaël sont rares. Le moyen de la fresque qu'ils avaient illustré et qu'ils avaient employé aux sublimes conceptions, devait périr dans des mains moins hardies. Le génie d'ailleurs sait employer avec un égal succès les moyens les plus divers. La peinture à l'huile sous le pinceau d'un Rubens a égalé, pour la force, et la largeur, l'ampleur des fresques les plus célèbres, quoique avec des moyens différents: et pour ne pas sortir de cette école vénitienne dont Titien est le flambeau, les grands tableaux de ce maître admirable, ceux du Véronèse et même du Tintoret sont des exemples de la verve unie à la puissance, aussi bien que dans les fresques les plus célèbres: ils montrent seulement une autre face de la peinture; le perfectionnement des moyens matériels, en perdant peut-être du côté de la simplicité de l'impression, découvre des sources d'effet, de variété, de richesse, etc...

Ces changements sont ceux qu'amènent nécessairement le temps et des inventions nouvelles: il est puéril de vouloir remonter le courant des âges et d'aller chercher dans des maîtres primitifs...

Ils semblent croire que l'indigence du moyen est sobriété magistrale, etc...

La fresque dans nos climats est sujette à plus d'accidents. Encore dans le Midi est-il bien difficile de la maintenir. Elle pâlit, elle se détache du mur.

La plupart des livres sur les arts sont faits par des gens qui ne sont pas artistes: de là tant de fausses notions et de jugements portés au hasard du caprice et de la prévention. Je crois fermement que tout homme qui a reçu une éducation libérale peut parler pertinemment d'un livre, mais non pas d'un ouvrage de peinture ou de sculpture.

Extrait de son journal, 1857

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