Journal de Delacroix: sur le Réalisme en art

Eugène Delacroix
Le "Réalisme" est un des tout premiers articles que Delacroix rédigea en vue d'un Dictionnaire des beaux-arts dont il esquissa le projet peu avant sa mort.
22 février. — Réalisme. Le réalisme devrait être défini l'antipode de l'art. Il est peut-être plus odieux dans la peinture et dans la sculpture que dans l'histoire et le roman; je ne parle pas de la poésie: car par cela seul que l'instrument du poète est une pure convention, un langage mesuré, en un mot, qui place tout d'abord le lecteur au-dessus du terre à terre de la vie de tous les jours, la plaisante contradiction dans les termes ce serait, de la poésie réaliste, si on pouvait concevoir même ce monstre. Qu'est-ce que serait, en sculpture par exemple, un art réaliste? De simples moulages sur nature seraient toujours au-dessus de l'imitation la plus parfaite que la main de l'homme puisse produire: car peut-on concevoir que l'esprit ne guide pas la main de l'artiste et croira-t-on possible en même temps que, malgré toute son application à imiter, il ne teindra pas ce singulier travail de la couleur de cet esprit, à moins qu'on n'aille jusqu'à supposer que l'œil seul et la main soient suffisants pour produire, je ne dirai pas seulement une imitation exacte, mais même quelque ouvrage que ce soit?

Pour que le réalisme ne soit pas un mot vide de sens, il faudrait que tous les hommes eussent le même esprit, la même façon de concevoir les choses.

Car quel est le but suprême de toute espèce d'art, si ce n'est l'effet? La mission de l'artiste consiste-t-elle seulement à disposer des matériaux et à laisser le spectateur en tirer comme il pourra une délectation quelconque, chacun à sa manière? N'y a-t-il pas, indépendamment de l'intérêt que l'esprit trouve dans la marche simple et claire d'une composition, dans le charme des situations habilement ménagées, une sorte de sens moral attaché même à une fable? Qui la fera ressortir avec plus de succès que celui qui a disposé à l'avance toutes les parties de la composition, de telle sorte que le spectateur ou le lecteur soit amené sans s'en apercevoir à en être saisi et charmé?

Que trouvé-je dans un grand nombre d'ouvrages modernes? Une énumération de tout ce qu'il faut présenter au lecteur, surtout celle des objets matériels, des peintures minutieuses de personnages, qui ne se peignent pas eux-mêmes par leurs actions. Je crois voir ces chantiers de construction où chacune des pierres taillées à part s'offre à ma vue, mais sans rapport à sa place dans l'ensemble du monument. Je les détaille l'une après l'autre au lieu de voir une voûte, une galerie, bien plus un palais tout entier dans lequel corniches, colonnes, chapiteaux, statues même, ne forment qu'un ensemble ou grandiose ou simplement agréable, mais où toutes les parties sont fondues et coordonnées par un art intelligent.

Dans la plupart des compositions modernes, je vois l'auteur appliqué à décrire avec le même soin un personnage accessoire et les personnages qui doivent occuper le devant de la scène. Il s'épuise à me montrer sous toutes ses faces le subalterne qui ne paraît qu'un instant, et l'esprit s'y attache comme au héros de l'histoire.

Le premier des principes, c'est celui de la nécessité des sacrifices.

Des portraits séparés, quelle que soit leur perfection, ne peuvent former un tableau. Le sentiment particulier peut seul donner l'unité, et elle ne s'obtient qu'en montrant seulement ce qui mérite d'être vu.

L'art, la poésie, vivent de fictions. Proposez au réaliste de profession de peindre les objets surnaturels: un dieu, une nymphe, un monstre, une furie, toutes ces imaginations qui transportent l'esprit !

Les Flamands (il faut en excepter Rubens), si admirables dans la peinture des scènes familières de la vie, et qui, chose singulière, y ont porté l'espèce d'idéal que ce genre comporte, comme tous les genres, ont échoué généralement dans les sujets mythologiques ou même simplement historiques ou héroïques, dans des sujets de la fable ou tirés des poètes. Ils affublent de draperies ou d'accessoires mythologiques des figures peintes d'après nature, c'est-à-dire d'après de simples modèles flamands, avec tout le scrupule qu'ils portent ailleurs dans l'imitation d'une scène de cabaret. Il en résulte des disparates bizarres qui font d'un Jupiter et d'une Vénus des habitants de Bruges ou d'Anvers travestis, etc. (Rappeler le tombeau du maréchal de Saxe.)

Le réalisme est la grande ressource des novateurs dans les temps où les écoles alanguies et tournant à la manière, pour réveiller les goûts blasés du public, en sont venues à tourner dans le cercle des mêmes inventions. Le retour à la nature est proclamé un matin par un homme qui se donne pour inspiré...

Les Carrache, et c'est l'exemple le plus illustre qu'on puisse citer, ont cru qu'ils rajeunissaient l'école de Raphaël. Ils ont cru voir dans le maître des défaillances dans le sens de l'imitation matérielle. Il n'est pas bien difficile, en effet, de voir que les ouvrages de Raphaël, que ceux de Michel-Ange, du Corrège et de leurs plus illustres contemporains, doivent à l'imagination leur charme principal et que l'imitation du modèle y est secondaire et même tout à fait effacée. Les Carrache, hommes très supérieurs, on ne peut le nier, hommes savants et doués d'un grand sentiment de l'art, se sont dit un jour qu'il fallait reprendre pour leur compte ce qui avait échappé à ces devanciers illustres, ou plutôt ce qu'ils avaient dédaigné; ce dédain même leur a peut-être paru une sorte d'impuissance de réunir dans leurs ouvrages des qualités de nature diverse qui leur parurent, à eux, faire partie intégrante de la peinture. Ils ouvrirent des écoles; c'est avec eux, il faut le dire, que commencent les écoles comme on les comprend de nos jours, à savoir l'étude assidue et préférée du modèle vivant, substituée presque entièrement à l'attention soutenue, donnée à toutes les parties de l'art dont celle-ci n'est qu'une partie.

Les Carrache se sont flattés sans doute que, sans déserter la largeur et le sentiment profond de la composition, ils introduiraient dans leurs tableaux des détails d'une imitation plus parfaite et s'élèveraient ainsi au-dessus des grands maîtres qui les avaient précédés. Ils ont conduit en peu de temps leurs disciples et sont descendus eux-mêmes à une imitation plus réelle, il est vrai, mais qui détachait l'esprit des parties plus essentielles du tableau conçu en vue de plaire avant tout à l'imagination. Sitôt que les artistes ont cru que le moyen d'atteindre la perfection était de faire du tableau une réunion de morceaux imités fidèlement.

David est un composé singulier de réalisme et d'idéal. Les Vanloo ne copiaient plus le modèle: bien que la trivialité de leurs formes fût tombée dans le dernier abaissement, ils tiraient tout de leur mémoire et de la pratique. Cet art-là suffisait au moment. Les grâces factices, les formes énervées et sans accent de nature suffisaient à ces tableaux jetés dans le même moule, sans originalité d'invention, sans aucune des grâces naïves qui feront durer les ouvrages des écoles primitives. David a commencé par abonder dans cette manière c'était celle de l'école dont il sortait. Dénué, je crois, d'une originalité bien vive, mais doué d'un grand sens, né surtout au déclin de cette école et au moment où l'admiration quelque peu irréfléchie de l'antique se faisait jour, grâce encore à des génies médiocres comme les Mengs et les Winckelmann, il fut frappé, dans un heureux moment, de la langueur, de la faiblesse de ces honteuses productions de son temps: les idées philosophiques qui grandissaient en même temps, les idées de grandeur et de liberté du peuple, idées qui venaient de naître également, se mêlèrent sans doute à ce dégoût qu'il ressentit pour l'école dont il était issu. Cette répulsion qui honore son génie et qui est son principal titre de gloire, le conduisit à l'étude de l'antique. Il eut le courage de réformer toutes ses habitudes: il s'enferma pour ainsi dire avec le Laocoon, avec l'Antinoüs, avec le Gladiateur, avec toutes les mâles conceptions du génie antique: il eut le courage de se refaire un talent; semblable en ceci à l'immortel Gluck, qui, arrivé à un âge avancé, avait renoncé à sa manière italienne, pour se retremper dans des sources plus pures et plus naïves. Il fut le père de toute l'école moderne en peinture et en sculpture; il réforma jusqu'à l'architecture, jusqu'aux meubles à l'usage de tous les jours. Il fit succéder Herculanum et Pompéi au style bâtard et Pompadour, et ses principes eurent une telle prise sur les esprits, que son école ne lui fut pas inférieure et produisit des élèves dont quelques-uns marchent ses égaux. Il règne encore à quelques égards, et, malgré de certaines transformations apparentes dans le goût de ce qui est l'école aujourd'hui, il est manifeste que tout dérive encore de lui et de ses principes. Mais quels étaient ces principes, et jusqu'à quel point s'y est-il confiné et y a-t-il été fidèle?

Sans doute, l'antique a été la base, la pierre angulaire de son édifice. La simplicité, la majesté de l'antique, la sobriété de la composition, celle des draperies portée plus loin encore que chez le Poussin, mais dans l'imitation des parties..., etc. David a immobilisé en quelque sorte la sculpture; car son influence a dominé ce bel art aussi bien que la peinture. Si David a eu sur la peinture une influence si complète, il a eu sur un art voisin, et qui n'était pas le sien, plus d'influence encore. Il a en quelque sorte immobilisé la sculpture. Après ces années de ferveur qui...

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