La vie de Thémistocle - 1e partie
M. Dacier comprend les faits principaux de la vie de Thémistocle depuis l'an du monde 3470, la première année de la 75e olympiade, l'an 213 de Rome, 478 ans avant J.-C., jusqu’à l'an du monde 3479, la 2e année de la 77e olympiade, l’an de Rome 281, 469 avant notre ère.
Les nouveaux éditeurs d'Amyot les renferment depuis la 63e olympiade, jusqu'à la 79e, 463 ans avant J.-C.
Je crois à propos de revenir sur ce que j'ai dit dans la vie de Thésée, sur le caractère allégorique de ce personnage célèbre. En admettant, avec toute l'antiquité et un grand nombre de savants modernes, ce caractère symbolique, je n'ai pas prétendu lui ôter toute vérité historique. Je suis persuadé que Thésée a réellement existé, et a fait la plupart des actions qu'on lui attribue; mais ses exploits même on été vraisemblablement la cause du choix que les Athéniens ont fait de lui, pour représenter, sous des traits allégoriques, le cours et la marche du soleil: il a été pour les peuples de l'Attique ce qu'Hercule avait été pour le reste de la Grèce, et pour une grande partie des nations de l'Orient.
La naissance de Thémistocle fut trop obscure pour avoir pu contribuer à sa gloire. Son père, Néoclès, du bourg de Phréar, de la tribu Léontide, était d'une condition médiocre; du côté de sa mère, Thémistocle passait pour étranger, comme on l'infère des vers suivants:
Je suis Abrotonum; la Thrace m'a vu naître,
Et le grand Thémistocle a de moi reçu l'être.
Phanias dit cependant que la mère de Thémistocle n'était pas de Thrace, mais de Carie, et il la nomme Euterpe, au lieu d'Abrotonum. Néanthès ajoute qu'elle était d'Harlicarnasse, capitale de la Carie. Les Athéniens issus de père ou de mère étrangers étaient obligés de s'assembler, pour leurs exercices, à Cynosarges, gymnase consacré à Hercule, et situé hors de la ville , parce que ce héros, né d'une mère mortelle, n'était pas un dieu parfaitement légitime. Thémistocle persuada à quelques jeunes gens des premières maisons d'Athènes de venir faire avec lui leurs exercices à Cynosarges; et par-là il parut avoir adroitement aboli la distinction qui subsistait entre les vrais citoyens et ceux qui n'en réunissaient pas toutes les qualités. Il est certain néanmoins qu'il appartenait à la maison des Lycomèdes; car la chapelle que cette famille avait dans le bourg de Phlye ayant été brûlée par les Barbares, Thémistocle, au rapport de Simonide, la fit rétablir et l’orna de peintures.
II. Les auteurs conviennent qu'il montra, dès son enfance, un caractère ardent et un esprit juste; que son goût naturel le portait aux grandes choses, et qu'il paraissait né pour la politique. Dans les heures de loisir et de divertissement que lui laissaient ses premières études, on ne le voyait jamais jouer ou rester oisif comme les enfants de son âge ; il s’occupait à méditer, à composer en lui-même des discours qui avaient pour objet d'accuser ou de défendre quelqu'un de ses camarades. Aussi son maître lui disait-il souvent: «Mon enfant, tu ne seras pas un homme médiocre; il faut que tu deviennes ou entièrement bon ou entièrement mauvais.» Les sciences qui ont pour objet de polir les mœurs, celles de pur agrément, les exercices destinés à développer les grâces du corps, il s'y livrait avec froideur et sans goût: mais il mettait une application au-dessus de son âge aux études qui donnent la prudence et qui rendent propre aux affaires, parce qu'il se croyait fait pour y réussir. Raillé dans la suite par des jeunes gens plus formés que lui à ces exercices agréables, à ces manières polies qui plaisent dans les sociétés, il se crut obligé de repousser leurs railleries par des paroles pleines de fierté. Il leur dit qu'à la vérité il ne savait ni accorder une lyre, ni jouer du psaltérium; mais que si on lui donnait à gouverner une ville petite et obscure, il saurait l'agrandir et lui acquérir de la célébrité.
III. Stésimbrote assure pourtant qu'il fut disciple d'Anaxagore, et qu'il apprit la physique sous Mélissus; mais c'est un anachronisme; car Mélissus défendit Samos contre Périclès, qui ne vécut que longtemps après Thémistocle, et fut contemporain d’Anaxagore. Je préfère donc le sentiment de ceux qui disent que Thémistocle se proposa pour modèle Mnésiphile le Phréarien, qui n'était ni un orateur, ni un de ces philosophes qu'on appelle physiciens, mais qui faisait profession de cette science qu'on nommait alors la sagesse, et qui n'était que l'art de gouverner et la prudence dans le maniement des affaires. Cette espèce de secte philosophique remontait à Solon, et s'était continuée depuis lui jusqu'à Mnésiphile. Ceux qui vinrent ensuite y mêlèrent l'art de disputer; et abandonnant la conduite des affaires, ils bornèrent cette science à des discours de pure déclamation; ce qui leur fit donner le nom de sophistes. Mais Thémistocle, quand il s'attacha à Mnésiphile, avait déjà pris part à l'administration de la république. Dans la première ardeur de sa jeunesse, il fut inégal et inconstant. Son caractère naturellement impétueux, et qui n'était modéré ni par la raison ni par l'éducation, l'entraînait dans les excès les plus opposés et souvent lui faisait choisir le parti le moins convenable. Il l'avouait lui-même dans la suite, et disait que les poulains les plus fougueux deviennent les meilleurs chevaux, quand ils sont dressés par une main habile. On a dit qu'il avait été déshérité par son père, et que sa mère, accablée de douleur de la vie honteuse que menait son fils, s'était donné la mort; mais ce sont des faussetés qui n'ont aucun fondement. Quelques écrivains, au contraire, assurent que son père, voulant le détourner de l’administration des affaires publiques, lui montra sur le rivage de la mer de vieilles galères abandonnées, et lui dit que le peuple traitait de même ses orateurs quand ils lui devenaient inutiles.
IV. Il paraît que Thémistocle entra de bonne heure dans le gouvernement, et qu'il s'appliqua aux affaires avec la plus grande ardeur. Possédé d'un vif désir de gloire, qui, dès son entrée dans cette carrière, le fit aspirer au premier rang, il osa heurter de front les citoyens les plus distingués et les plus puissants, et braver leur haine; il se montra surtout le rival d'Aristide, fils de Lysimachus, qui fut constamment son plus grand adversaire. On prétend que son inimitié contre lui eut une cause assez légère: ils avaient tous deux, au rapport du philosophe Ariston, aimé le beau Stésiléus de l'île de Téos; et cet amour fut la source de la division qu'ils conservèrent toujours dans l'administration de la république. Mais il est vraisemblable que cette première aversion s'était fortifiée par la différence de leurs mœurs et de leur conduite. Aristide était d'un caractère doux et d'une vie irréprochable; il ne se proposait pour but de son administration, ni la faveur du peuple, ni même sa propre gloire: toujours porté à ce qu'il croyait le meilleur et à ce qui se conciliait le plus avec la sûreté et la justice, il était souvent obligé de résister à Thémistocle, et de s'opposer à l'agrandissement d'un homme qui, voulant introduire dans la république de grands changements, excitait sans cesse le peuple à de nouvelles entreprises. En effet, Thémistocle était si fort possédé de l'amour de la gloire, si passionné pour les grandes actions, que dans sa jeunesse, après la bataille de Marathon gagnée par les Athéniens sur les Barbares, entendant vanter partout les exploits de Miltiade, il restait souvent pensif et rêveur, passait les nuits sans dormir, et ne fréquentait plus les festins publics: lorsque ses amis, surpris de ce changement de vie, lui en demandaient la raison, il leur répondait que les trophées de Miltiade lui ôtaient le sommeil. Les Athéniens regardaient la défaite des Barbares à Marathon comme la fin de la guerre; mais Thémistocle pensait au contraire qu'elle n'était que le prélude de plus grands combats; prévoyant de loin les événements, il se préparait à cet avenir pour assurer dès lors le salut de la Grèce, et il y disposait ses concitoyens.
V. Dans cette vue, sa première démarche fut d'oser, seul, proposer aux Athéniens d'affecter à la construction de galères à trois rangs de rames le produit des mines d'argent de Laurium, dont ils étaient dans l'usage de se partager les revenus. Cette nouvelle destination devait leur fournir les moyens de résister aux Éginètes, qui, maîtres de la mer qu'ils couvraient de leurs nombreux vaisseaux, faisaient à la Grèce la guerre la plus redoutable qu'elle eût alors à soutenir. Ce fut par ce motif qu'il détermina facilement les Athéniens à ce sacrifice, et non par la crainte de Darius et des Perses, alors trop éloignés, et dont on appréhendait peu le retour. Thémistocle, pour engager les Athéniens à faire ces préparatifs, sut réveiller à propos leur jalousie et leur ressentiment contre les Éginètes. On construisit, avec l’argent des mines, cent galères, qui combattirent dans la suite contre Xerxès. Dès ce moment il tourna les vues des Athéniens du côté de la mer, et sut les amener à former une marine considérable, en leur montrant que sur terre ils n'étaient pas en état de résister même à leurs voisins; au lieu qu'avec des forces maritimes ils pourraient repousser les Barbares et commander au reste de la Grèce. Mais par là, suivant Platon, il changea d'excellentes troupes de terre en matelots et en gens de mer; et il mérita le reproche d'avoir arraché aux Athéniens la pique et le bouclier, pour les réduire au banc et à la rame. Miltiade, au rapport de Stésimbrote, était d'un avis contraire à celui de Thémistocle; mais enfin ce dernier remporta. Ce changement corrompit-il la simplicité et 1a pureté du gouvernement d'Athènes? C'est une question trop philosophique pour la traiter ici; ce qu'il y a de certain, c'est qu'alors la Grèce dut son salut à la mer, et que ces vaisseaux rétablirent Athènes, qui avait été entièrement détruite. Entre plusieurs preuves que j'en pourrais donner, un témoignage incontestable, c'est la conduite de Xerxès, qui, après la défaite de sa flotte, quand son armée de terre n'avait encore reçu aucun échec, prit aussitôt la fuite, et reconnut par-là qu'il lui était impossible de tenir tête aux Athéniens. S'il laissa Mardonius en Grèce, ce fut plutôt, selon moi, pour empêcher les Grecs de le poursuivre, que dans l'espérance de les soumettre.
VI. Quelques auteurs représentent Thémistocle occupé sans cesse d'amasser de l'argent pour fournir à ses prodigalités. Comme il aimait à faire des sacrifices et à traiter magnifiquement les étrangers, il lui fallait de grandes richesses pour suffire à cette dépense. D'autres, au contraire, l’accusent d'une avarice et d'une mesquinerie sordides; ils vont jusqu'à dire qu'il envoyait vendre au marché les comestibles dont on lui faisait présent. Philidès, qui avait des haras, lui ayant refusé un poulain qu'il lui avait demandé, il le menaça de faire bientôt sortir de sa maison un nouveau cheval de Troie; il lui donnait à entendre, d'une manière énigmatique, qu'il lui susciterait des disputes et des procès avec ses parents. Il est vrai que personne ne porta l’ambition aussi loin que lui. Dans sa jeunesse, lorsqu'il était encore peu connu, il obtint, à force de prières, d'un joueur de lyre de la ville d’hermione, nommé Épiclès, fort recherché des Athéniens, qu'il vint donner ses leçons chez lui, afin qu'on vit sa maison toujours pleine de monde. Une année qu'il alla aux jeux olympiques, il entra en rivalité avec Cimon pour les frais de la table, pour la dépense des habits et des équipages. Sa vanité déplut aux Grecs, qui trouvaient cette magnificence convenable à Cimon, encore jeune, et d'une des premières maisons d'Athènes; mais dans Thémistocle, qui, à peine connu, osait ainsi s'élever au-dessus de sa fortune, elle parut d'une fierté et d'une arrogance ridicules. Il fit aussi les frais d'une tragédie, et remporta le prix. Dès ce temps-là , la gloire de vaincre dans ces jeux excitait une vive émulation, et était ambitionnée avec ardeur. Thé-mistocle fit faire un tableau de cette victoire, et mit au bas cette inscription: Thémistocle, du bourg de Phréar, faisait les frais du chœur; Phrénicus avait composé la tragédie, et Adimante était archonte.
VII. Il sut cependant se rendre agréable à la multitude, soit par son attention à saluer chaque citoyen par son nom ,sans avoir besoin que personne le lui nommât, soit par son impartialité dans les jugements qu'il rendait pendant qu'il était archonte; le poète Simonide de Céos lui ayant un jour demandé quelque chose d'injuste: «Vous ne seriez pas un bon poète, lui dit-il, si vous manquiez aux règles de la poésie; ni moi un bon magistrat si j'accordais une grâce contre les lois.» Il disait à ce même poète, en plaisantant, que c'était faire preuve de peu de sens que de médire des Corinthiens, qui habitaient une ville grande et puissante, et de se faire peindre laid comme il était. Lorsqu'il vit sa puissance augmentée et son crédit auprès du peuple bien établi, il forma une faction par le moyen de laquelle il fit
condamner Aristide au ban de l'ostracisme. À la première nouvelle de la marche des Mèdes contre la Grèce, les Athéniens s'assemblèrent pour délibérer sur le choix d'un général. Tous ceux qui pouvaient y prétendre, étonnés, dit-on, de la grandeur du péril, renoncèrent au commandement. Le seul Épicides, fils d'Euphémidès, orateur véhément, mais faible de cœur et facile à corrompre, osa le briguer; et il paraissait devoir réunir tous les suffrages. Mais Thémistocle, qui prévoyait la perte de la Grèce, si le commandement tombait dans les mains d'un tel homme, acheta son ambition, et réussit à l’écarter.
VIII. Sa conduite envers l'interprète des ambassadeurs que le roi avait envoyés pour demander aux Athéniens la terre et l'eau, lui fit honneur auprès des Grecs. Il proposa de l’arrêter, et le fit condamner à mort par un décret du peuple, pour avoir osé employer la langue grecque à exprimer les ordres d’un Barbare. On n'approuva pas moins sa sévérité contre Arthmius de Zèle, qui, sur son rapport, fut noté d'infamie, lui, ses enfants et toute sa postérité, pour avoir apporté en Grèce l'or des Mèdes. Mais ce qu'il fit en cette occasion de plus important, ce fut d'avoir éteint les guerres intestines qui agitaient la Grèce, d'avoir réconcilié les villes entre elles, de leur avoir persuadé de sacrifier leurs inimitiés particulières au danger commun qui les menaçait: il fut en cela, dit-on, secondé par Chiléus
d'Arcadie. Dès qu'on l'eut nommé général, il fit tous ses efforts pour déterminer les Athéniens à monter sur leurs galères, et à quitter la ville pour aller le plus loin qu'ils pourraient de la Grèce, au-devant de la flotte des Barbares. Mais le peuple ayant rejeté ce conseil, il conduisit par terre, avec les Lacédémoniens, une grande armée à Tempé, pour défendre la Thessalie, qu'on ne soupçonnait pas encore d'avoir embrassé le parti des Mèdes. Ils quittèrent ce poste sans avoir rien fait; et les Thessaliens, avec tout le pays du voisinage jusqu'à la Béotie, s'étant déclarés pour le roi, les Athéniens penchèrent alors vers l'expédition maritime que Thémistocle leur avait proposée, et ils l'envoyèrent avec une flotte à Artémisium pour garder le détroit.
IX. Là tous les autres Grecs voulurent céder le premier rang aux Lacédémoniens et déférer le commandement à leur général Eurybiade. Mais les Athéniens, sous prétexte qu'ils avaient seuls plus de vaisseaux que tous les autres Grecs ensemble, refusaient de marcher sous les ordres d'un autre général que le leur. Thémistocle, qui sentit tout le danger d'une pareille prétention, céda de lui-même le commandement à Eurybiade, et adoucit les Athéniens, en leur promettant que, s'ils se comportaient en gens de cœur dans cette guerre, les Grecs, dans la suite, leur céderaient sans peine la première place. Ce fut principalement à ce conseil que la Grèce dut son salut, et les Athéniens la gloire d'avoir vaincu les ennemis par leur courage, et les alliés par leurs bons procédés. Cependant la flotte des Barbares ayant jeté l'ancre aux Aphètes, Eurybiade, effrayé à la vue d'un si grand nombre de vaisseaux, apprenant d'ailleurs que deux cents autres allaient au-dessus de l'île de Sciathos pour les envelopper; persuadé enfin que le roi serait invincible sur mer, voulait regagner au plus tôt l'intérieur de la Grèce, et se tenir près des côtes du Péloponnèse, afin que l’armée de terre fût à portée de secourir celle de mer. Les Eubéens, qui craignirent de se voir abandonnés par les Grecs, envoyèrent secrètement à Thémistocle un de leurs citoyens, nommé Pelagon, avec une somme d'argent considérable. Thémistocle, au rapport d'Hérodote, la reçut, et la donna à Eurybiade. Cependant un Athénien appelé Architelès, qui commandait la galère sacrée, manquant d'argent pour payer ses matelots, pressait vivement le départ. Thémistocle souleva contre lui les gens de son équipage, qui, déjà mécontents, s'attroupèrent, et lui enlevèrent son souper. Architelès, indigné de cet affront, allait en porter ses plaintes, lorsque Thémistocle lui envoya du pain et de la viande dans un panier, au fond duquel il avait mis un talent; il lui fit dire de souper tranquillement, et le lendemain de satisfaire ses
matelots, s'il ne voulait pas être dénoncé auprès des Athéniens, comme ayant reçu de l’argent des ennemis. Tel est le récit de Phanias de Lesbos.
X. Les premiers combats donnés dans le détroit contre les Barbares, sans être décisifs, ne laissèrent pas d'être avantageux aux Grecs: ils y firent l’essai de leurs forces; et cet essai leur apprit, au milieu même des dangers, que le nombre des vaisseaux, la pompe et la magnificence de leurs ornements, les clameurs insolentes et les chants de victoire des Barbares, n'ont rien d'effrayant pour des hommes fermes, intrépides, qui, méprisant tout ce vain appareil, vont droit à l’ennemi, le serrent de près, le saisissent, et ne lâchent, jamais prise. Sans doute Pindare connaissait tout l'avantage d'une pareille attaque, lorsqu'il a dit de cette bataille d'Artémisium:
Oui, c'est dans ce combat qu'Athènes a jeté
Les fondements heureux de notre liberté.
En effet, le courage et la hardiesse sont le commencement de la victoire. Artémisium, promontoire de l'île d'Eubée, s'étend au nord au-dessus de la ville d'Histiée, en face de celle d'Olyson, qui fut autrefois sous la domination de Philoctète. On y voit un petit temple consacré à Diane orientale. Il est entouré d'un bois et décoré d'un portique de marbre blanc, qui, frotté avec la main, rend l'odeur du safran et en prend même la couleur. Sur une des colonnes du portique, on lit l’inscription suivante:
Vainqueurs des nations qui, du fond de l'Asie,
Venaient pour asservir leur illustre patrie,
Les enfants de Cécrops, au milieu de ces flots,
Des Perses orgueilleux ont détruit les vaisseaux;
Et, pour éterniser cet exploit mémorable,
Ils dressent à Diane un monument durable.
On montre encore un endroit de la côte où, dans une assez grande circonférence, se trouve une poussière de cendres, mêlée de sable, et noire comme si elle eût passé au feu. On croit que c'est là que furent brûlés les morts et les débris des vaisseaux.
XI. Cependant les Grecs ayant appris, à Artémisium, que Léonidas avait été tué aux Thermopyles, et que Xerxès était maître des passages de terre, cette nouvelle les détermina à rentrer dans l'intérieur de la Grèce. Pendant cette marche, les Athéniens, dont les exploits avaient fort relevé le courage, formaient l'arrière-garde. Thémistocle, en côtoyant les bords où les ennemis devaient nécessairement venir mouiller l'ancre et se rafraîchir, fit graver en grosses lettres, sur des pierres qu'il trouvait sur le rivage, ou sur d'autres qu'il faisait placer dans les endroits les plus commodes pour faire de l'eau ou pour se mettre à l'abri, les paroles suivantes qu'il adressait aux Ioniens: «Venez, s'il vous est possible, vous réunir à vos pères, qui s'exposent les premiers pour défendre votre liberté. Si vous ne le pouvez pas, du moins dans les combats faites aux Barbares le plus de mal que vous pourrez, et jetez le désordre dans leur armée.» Il espérait ou attirer les Ioniens dans le parti des Grecs, ou les rendre suspects aux Barbares. Cependant Xerxès, ayant pénétré par le haut de la Doride dans le pays des Phocéens, brûlait et saccageait leurs villes, sans que les Grecs fissent aucun mouvement pour les secourir, quoique les Athéniens les eussent pressés d'aller par terre dans la Béotie, afin de couvrir l'Attique, comme ils étaient allés eux-mêmes par mer à Artémisium pour les défendre. Mais personne ne les écoutait: les autres Grecs, ne pensant qu'à sauver le Péloponnèse, voulaient rassembler dans l'intérieur de l'isthme toutes les forces de la Grèce, et le fermer ensuite d'une muraille depuis une mer jusqu'à l'autre. Cette défection irrita d'abord les Athéniens, et ensuite les jeta dans la tristesse et le découragement. Ne pouvant pas songer à combattre seul tant de milliers d'ennemis, l'unique parti qui leur restât à prendre était d'abandonner Athènes et de monter sur leurs vaisseaux; mais le peuple ne pouvait s'y résoudre : ils étaient persuadés qu'en quittant les temples des dieux et les tombeaux de leurs ancêtres, il fallait renoncer à toute espérance de victoire et de salut.
XII. Thémistocle, désespérant d'y déterminer le peuple par des raisonnements humains, eut recours à des moyens d'une autre espèce, comme dans certaines tragédies on emploie des machines pour amener le dénouement; il fit intervenir les prodiges et les oracles. Le prodige qu'il supposa fut la disparition subite du dragon de Minerve, qu'on ne vit point ces jours-là dans le sanctuaire. Les oblations qu'on lui faisait chaque jour restèrent entières; et les prêtres, à qui Thémistocle avait fait la leçon, répandirent parmi le peuple que la déesse avait quitté la citadelle, et qu'elle leur donnait l'exemple de prendre le chemin de la mer. En même temps il faisait valoir l'autorité de l'oracle qui leur ordonnait de se sauver dans des murailles de bois; il leur assurait que par cette réponse la Pythie ne désignait autre chose que leurs vaisseaux; qu'en conséquence le dieu, dans cet oracle, donnait à Salamine l'épithète de divine, et non celle de malheureuse et de funeste, parce que cette île donnerait son nom au plus grand exploit que les Grecs eussent encore fait. Son avis ayant enfin prévalu, il dressa le décret qui portait que les Athéniens mettraient leur ville sous la garde de Minerve, protectrice d'Athènes; que tous les citoyens en âge de porter les armes s'embarqueraient, et que chacun pourvoirait, du mieux qu'il lui serait possible, à la sûreté de sa femme, de ses enfants et de ses esclaves. Le décret ayant passé, la plupart des Athéniens envoyèrent leurs parents et leurs femmes à Trézène, où ils furent reçus avec beaucoup de générosité. Les Trézéniens ordonnèrent qu'ils seraient nourris aux dépens du public; ils leur assignèrent à chacun deux oboles par jour, permirent aux enfants de cueillir des fruits dans tous les jardins, et fournirent aux honoraires des maîtres chargés de les instruire. Nicagoras fut l'auteur de ce décret.
XIII. Comme les Athéniens n'avaient pas alors de trésor public, l'aréopage, au rapport d'Aristote, fit distribuer aux soldats huit drachmes par jour; il fut, par cette distribution, la vraie cause de l'armement des galères. Mais, suivant Clidémus, on dut cet argent à un stratagème de Thémistocle. Il raconte que lorsque les Athéniens furent descendus au Pirée, l'égide de la statue de Minerve se trouva perdue; que Thémistocle, en fouillant partout sous prétexte de la chercher, découvrit beaucoup d'argent qu'on avait caché parmi les hardes, et qui, mis en commun, fournit abondamment aux soldats les provisions nécessaires. Quand toute la ville fut embarquée, ce spectacle excita la compassion des uns , et remplit les autres d'admiration pour l'intrépidité de ces hommes qui, envoyant ainsi leurs parents dans une ville étrangère, sans être ébranlés par les gémissements, les larmes et les embrassements de ce qu'ils avaient de plus cher, allaient eux-mêmes combattre à Salamine. Rien surtout n'excitait autant la pitié qu'une foule de vieillards que leur âge obligeait de laisser dans la ville. À ce sentiment si douloureux venait se joindre une sorte d'attendrissement et de peine, à la vue de cette multitude d'animaux domestiques qui, par des hurlements plaintifs, témoignaient leurs regrets du départ de leurs maîtres. On cite entre autres le chien de Xanthippe, père de Périclès, qui, ne pouvant se résoudre à se séparer de lui, se jeta à la mer, et nagea près de son vaisseau jusqu'à Salamine, où il aborda épuisé de fatigue, et expira sur le rivage. On montre encore dans cette île l'endroit où l'on dit qu'il fut enterré, et qu'on appelle Cynosema.
XIV. Un fait que je ne dois pas passer sous silence vient encore ajouter du prix à la conduite si digne d'éloges que Thémistocle avait tenue jusqu'alors. Il s'était aperçu que les Athéniens regrettaient Aristide; qu'ils craignaient que le ressentiment de son exil ne le portât à se joindre aux Barbares, et qu'il ne ruinât ainsi les affaires de la Grèce. Car, peu de temps avant la guerre, la faction de Thémistocle l'avait fait condamner au ban de l'ostracisme. Il fit donc rendre un décret qui donnait à tous les citoyens bannis pour un temps la liberté de revenir, et les autorisait à faire et à proposer, conjointement avec les autres Athéniens, tout ce qu'ils croiraient utile pour le salut de la Grèce. Eurybiade, que la prépondérance de la ville de Sparte avait fait nommer, malgré son peu de courage, général de toute la flotte, voulait absolument partir et se retirer vers l'isthme, où l'armée de terre des Péloponnésiens était rassemblée. Thémistocle s'y opposa; et ce fut dans cette occasion qu'il fit quelques réponses qu'on a conservées.
XV. «Thémistocle, lui dit Eurybiade, dans les jeux publics on châtie ceux qui se lèvent avant d'en avoir reçu l'ordre. - Cela est vrai, repartit Thémistocle; mais aussi on ne couronne jamais ceux qui restent derrière.» Eurybiade ayant levé son bâton comme pour le frapper: «Frappe, lui dit Thémistocle, mais écoute.» Eurybiade, étonné de sa douceur, lui ordonna de parler. Thémistocle l'avait déjà ramené à son avis, lorsqu'un des officiers se mit à dire qu'il ne convenait pas à un homme qui n'avait plus de ville de conseiller à ceux qui en avaient encore une de la quitter et de trahir leur patrie. Thémistocle se tournant vers lui: «Misérable, lui dit-il, si nous avons abandonné nos maisons et nos murailles, c'est que nous
n'avons pas cru devoir sacrifier notre liberté à des choses inanimées. Mais il nous reste encore la plus grande ville de la Grèce; elle est dans ces deux cents galères qui sont ici pour vous secourir et vous sauver, si toutefois vous voulez l'être. Mais si vous partez, si vous nous abandonnez une seconde fois, bientôt les Grecs entendront dire que les Athéniens possèdent une ville libre, et de meilleures terres que celles qu'ils ont quittées.» Ces paroles firent soupçonner et craindre à Eurybiade que les Athéniens n'eussent la pensée d'aller s'établir ailleurs. Un Érétrien ayant voulu parler contre l'avis de Thémistocle: «Eh! quoi, lui dit ce général, vous vous mêlez aussi de parler de guerre, vous qui ressemblez à ces poissons qui ont une épée et n'ont pas de cœur.» Pendant que Thémistocle tenait ces discours sur le tillac du vaisseau, il parut, dit-on, une chouette qui, volant à sa droite, alla se poser sur le haut du mât. Ce fut surtout ce qui acheva de ranger les Grecs à son opinion; et ils se préparèrent à combattre sur mer.
XVI. Mais lorsque la flotte ennemie, paraissant sur les côtes de l'Attique, vers le port de Phalère, eut couvert tous les rivages des environs, et que le roi lui-même se fut approché de la mer avec son armée de terre, les raisons de Thémistocle s'effacèrent de tous les esprits; et les Péloponnésiens, tournant de nouveau leurs regards vers l'isthme, ne souffraient pas même qu'on proposât aucun autre avis. Il fut donc résolu qu'on partirait la nuit même, et l'ordre en fut porté à tous les capitaines. Thémistocle, qui voyait avec douleur que les Grecs, en se dispersant chacun dans leurs villes, allaient perdre tout l'avantage que ces lieux étroits leur donnaient, imagina d'employer la ruse: pour cet effet, il se servit d'un prisonnier de guerre nommé Sicinus; c'était un Perse de naissance, ami de Thémistocle, et l'instituteur de ses enfants. Il le dépêcha secrètement au roi de Perse, avec ordre de lui dire que Thémistocle, général des Athéniens, étant affectionné à ses intérêts, lui faisait donner le premier l'avis que les Grecs pensaient à prendre la fuite; qu'il lui conseillait de ne pas les laisser échapper, mais de les attaquer pendant que l'absence de leur armée de terre les jetait dans le trouble, et de profiter du moment pour détruire leurs forces navales. Cet avis combla de joie Xerxès, qui le prit pour une marque d'intérêt de la part de Thémistocle. Il fit porter aussitôt à ses capitaines l'ordre d'embarquer à loisir leurs troupes, mais de détacher tout de suite du gros de la flotte deux cents vaisseaux pour aller se saisir de tous les passages, et environner les îles, afin qu'il ne pût s'échapper un seul ennemi. Aristide, fils de Lysimachus, qui s'aperçut le premier de ce mouvement, se rendit à la tente de Thémistocle, dont il n'était pas l'ami, et qui, comme nous l'avons dit, l'avait fait bannir d'Athènes par ses intrigues. Thémistocle étant allé à sa rencontre, Aristide l'avertit qu'ils étaient environnés par les Perses. Thémistocle, qui connaissait sa probité, charmé de son retour, lui découvrit ce qu'il avait fait par le moyen de Sicinus; il le pria de l'aider à retenir les Grecs, qui avaient confiance en lui, et de les engager à combattre dans le détroit. Aristide, après avoir loué Thémistocle, va trouver les généraux et les capitaines, et les exhorte vivement à combattre. Ils ne pouvaient pas croire encore qu'ils fussent enveloppés , lorsqu'une galère ténédienne, commandée par Panétius, passa de leur côté, et leur en confirma la nouvelle. La colère et la nécessité les décidèrent à combattre.
XVII. Le lendemain à la pointe du jour, Xerxès se plaça sur une hauteur d'où il découvrait toute sa flotte et son ordre de bataille. Il était, suivant Phanodème, au-dessus du temple d'Hercule, près de l'endroit le plus resserré du canal qui sépare l'île de Salamine de
l'Attique. Acestodore prétend qu'il s'était placé aux confins de Mégare, sur des coteaux qu'on appelle les Cornes. Assis sur un siège d'or, il avait à ses côtés plusieurs secrétaires chargés d'écrire tous les événements du combat. Pendant que Thémistocle faisait un
sacrifice sur le vaisseau amiral, on lui amena trois jeunes prisonniers d'une grande beauté, magnifiquement vêtus et chargés d'ornements d'or; on les disait fils d'Autarctus et de Sandaucé, sœur du roi. Le devin Euphrantides les eut à peine aperçus, qu'il vit une flamme très vive s'élever du milieu des victimes, et qu'en même temps il entendit éternuer à droite. Aussitôt, prenant la main de Thémistocle, il lui ordonna de vouer ces trois jeunes gens à Bacchus Omestes, et de les lui immoler. C'était, disait-il, le seul moyen d'assurer aux Grecs
le salut et la victoire. À cette barbare prédiction, Thémistocle consterné restait immobile; mais la multitude, qui, dans les conjonctures difficiles et dans les périls extrêmes, espère bien plus son salut des moyens extraordinaires, quelque étranges qu'ils soient, que de ceux qui sont dictés par la raison, se mit à invoquer le dieu tout d'une voix; et, menant les
prisonniers au pied de l'autel, elle força Thémistocle d'achever le sacrifice, comme le devin l'avait ordonné. Tel est le récit de Phanias de Lesbos, historien philosophe, et fort instruit des antiquités de l'histoire.
XVIII. Quant au nombre des vaisseaux des Barbares, le poète Eschyle, qui le savait par lui-même, en parle d'une manière positive dans sa tragédie des Perses :
Xerxès était suivi de mille grands vaisseaux;
Deux cent sept plus légers fendaient le sein des flots.
Les Athéniens en avaient cent quatre-vingt, montés chacun de dix-huit combattants, placés sur le tillac, dont quatre tiraient de l'arc, et les autres étaient pesamment armés. Thémistocle ne fut pas moins habile à choisir le moment que le lieu du combat; il eut soin de n'engager l'action qu'à l'heure où il souffle régulièrement de la mer un vent très fort, qui soulève les vagues dans le détroit. Ce vent ne nuisait pas aux vaisseaux des Grecs qui étaient plats et de médiocre hauteur; mais il incommodait fort ceux des Barbares, qui étaient pesants, et avaient la proue et l'éperon très élevés. Il les faisait tourner de manière qu'ils présentaient le flanc aux Grecs, qui les chargeaient vivement et qui avaient toujours les yeux sur Thémistocle, celui des généraux qui savait le mieux ce qu'il fallait faire. Celui-ci était aux prises avec Ariamène, amiral de Xerxès, prince rempli de courage, le plus brave et le plus juste des frères du roi. Il montait un très grand vaisseau, d'où il lançait une grêle de flèches et de traits, comme du haut d'une muraille. Aminias de Décélée et Sosiclès de Pédiée fondirent ensemble sur lui avec tant d'impétuosité, que les deux vaisseaux s'accrochèrent. Ariamène sauta dans la galère ennemie; et, après un long combat, les deux Athéniens le pressèrent si fort à coup de javelines, qu'ils le précipitèrent dans la mer. Artémise ayant reconnu son corps qui flottait parmi beaucoup d'autres le remit à Xerxès.
XIX. Le combat s'engageait ainsi peu à peu, lorsqu'il parut, dit-on, une grande flamme du côté d'Éleusis; et toute la plaine, depuis Thriasie jusqu'à la mer, retentit d'un bruit de voix confuses, comme d'un grand nombre de personnes qui conduisaient le dieu Iacchus et célébraient ses mystères. Cette multitude faisait élever dans sa marche un nuage de poussière qui, venant de la terre, alla tomber sur les vaisseaux des Grecs. D'autres crurent voir des fantômes et des figures d'hommes armés qui, de l'île d'Égine, tendaient les mains vers les galères des Grecs. On conjectura que c'étaient les Éacides dont on avait imploré le secours avant le combat. Lycomède, capitaine d'une galère athénienne, fut le premier qui s'empara d'un vaisseau ennemi; il en enleva sur-le-champ les enseignes, et les consacra à Apollon Daphnéphore. Les autres capitaines qui, à la faveur du détroit, avaient un front égal à celui des Barbares, dont les vaisseaux ne pouvaient que venir à la file et s'embarrassaient les uns les autres, combattirent avec tant de constance jusqu'à la nuit, qu'ils obligèrent les Perses de prendre la fuite, et remportèrent, dit Simonide, cette victoire si belle et si célèbre, la plus grande et la plus glorieuse que les Grecs et toutes les nations barbares eussent jamais remportée sur mer; on la dut autant à la valeur et au courage des soldats, qu'à la prudence et à l'habileté de Thémistocle.
Suite dans la deuxième partie.