Survie après cinq ans

H.Gilbert Welch

Personne n’avait osé prévoir ce qui semble bien être le plus grand triomphe de la médecine : la guérison par le diagnostic. Le médecin qui a fait cette découverte ne mériterait-il pas le prix Nobel? Il s’agit du docteur H. Gilbert Welch auteur d’un bel ouvrage sur le dépistage précoce du cancer. Dissipons tout de suite le malentendu : le docteur Welch n’a pas découvert une méthode transformant, par je ne sais quel effet placebo, le diagnostic en un traitement efficace. Il a tout simplement dénoncé, avec une rigueur exemplaire, un procédé mensonger de publicité consistant à faire croire à des populations entières que la croissance du taux de survie après cinq ans (entendons cinq ans après le premier diagnostic de cancer) est la preuve d’un triomphe de la médecine sur la maladie.

Le passage que vous lirez est tiré de l'ouvrage suivant: Dois-je me faire tester pour le cancer ? Peut-être pas et voici pourquoi, H. Gilbert Welch, les Presses de l'Université Laval, Québec, 2005, 264 pages. ISBN: 2-7637-8158-6

Dans Dois-je me faire tester?, H.Gilbert Welch évoque le cas d'un patient chez qui on avait découvert un cancer du rein grâce à la scanographie. Le chirurgien consulté recommanda l'ablation de ce rein. Welch de son côté ne voyait pas la nécessité d'une telle opération. Le chirurgien tirait sa certitude des statistiques dont il disposait.


«Lorsqu'on enlève un cancer du rein avant qu'il ne fasse des métastases, 90% des patients survivent cinq ans après l'intervention. Si l'on attend qu'il ait commencé à se disséminer, seuls 10% des patients survivent cinq ans. Il ajoutait que, grâce au dépistage, le taux moyen de la survie à cinq ans était passé de 34 % en 1950 à 62 % récemment. Bref, des arguments convaincants.

Il me fallait vérifier ses statistiques3. Il avait raison. Les patients diagnostiqués d'un cancer du rein à ses débuts ont une meilleure chance de survie à cinq ans que ceux dont la tumeur a commencé à se disséminer. Grâce au scanner, on trouve plus de cancers à leurs débuts qu'avant et la proportion des Américains qui survivent cinq ans avec le cancer du rein augmente. Les faits semblaient probants, le dépistage aide les gens à vivre plus longtemps.

Mais j'ai aussi remarqué que le nombre d'Américains décédant du cancer du rein ne diminuait pas.


UN PARADOXE APPARENT


Le taux de survie à cinq ans augmente alors que la mortalité ne baisse pas. Les deux nombres sont justes. La question devient donc «Pourquoi la mortalité par cancer du rein ne baisse-t-elle pas ? »

Serait-ce l'augmentation de la population des États-Unis qui empêche la mortalité par cancer du rein de baisser ? C'est plausible quand la population croît, on s'attend à ce que plus de gens meurent du cancer. Mais j'ai un peu trop simplifié la mortalité en me référant au nombre d'Américains qui meurent. En fait, il s'agit du taux annuel des décès, c'est-à-dire du nombre d'Américains qui meurent du cancer du rein, divisé par le nombre total d'Américains cette année ­là. Exprimée en fraction la mortalité donne ceci :

nombre de décès dus au cancer du rein par année
population totale




Les taux de mortalité s'expriment habituellement en nombre de décès par 100 000 personnes; aujourd'hui, le taux de mortalité par cancer du rein est légèrement supérieur à 3 par 100 000 . Vu que le dénominateur est la population totale, le taux de mortalité tient compte automatiquement des fluctuations de la taille de la population. L'incidence, c'est-à-dire la fréquence à laquelle les gens font une maladie, ressemble beaucoup à la mortalité (et s'exprime aussi en nombre de cas par 100 000), sauf que le numérateur est différent :

 

nombre de nouveaux cas de cancer du rein par année
population totale


nombre de patients vivants cinq ans après le diagnostic de cancer du rein
population totale




La survie à cinq ans est une statistique différente de la mortalité et de l'incidence. Elle représente la proportion des personnes atteintes d'un cancer donné et qui sont encore en vie cinq ans après qu'on eut diagnostiqué leur maladie. Ainsi, le dénominateur n'est pas la population totale mais les seules personnes chez qui l'on a diagnostiqué un cancer, à un moment donné. Le numérateur est le nombre de personnes qui sont toujours vivantes cinq ans après le diagnostic.


Maintenant que nous avons défini les statistiques, revenons à notre question : pourquoi la mortalité par cancer du rein ne baisse­t-elle pas ? Une explication possible : même si les patients vivent plus longtemps, ils meurent quand même du cancer du rein. En d'autres mots, même s'il y a eu progrès dans le dépistage et le traitement, comme l'atteste le fait de vivre plus longtemps, ce cancer est toujours incurable, de sorte que la mortalité reste constante. Cette explication est parfaitement plausible. Vu que les taux de mortalité sont ajustés selon l'âge, si les gens décédaient maintenant du cancer du rein à un âge plus avancé que jadis, la mortalité par cancer du rein baisserait. Mais elle ne baisse pas.

Pourquoi donc la survie à cinq ans des personnes atteintes d'un cancer du rein augmente-t-elle, alors que la mortalité due à la même maladie ne change pas ? Une augmentation de la survie à cinq ans devrait être une bonne nouvelle. C'est un paradoxe propre au dépistage : les statistiques ne disent pas vraiment ce qu'on souhaite savoir.

QU'IL AIDE OU PAS, LE DÉPISTAGE DU CANCER AUGMENTE LA SURVIE À CINQ ANS
Deux explications peuvent rendre compte de l'augmentation de la survie à cinq ans en l'absence de toute réduction de la mortalité. La première : on diagnostique les gens plus tôt dans la vie, mais ils meurent au même âge. La deuxième : plusieurs se découvrent un cancer qu'ils auraient simplement continué d'ignorer sans le dépistage. Ces derniers ont une pseudomaladie, c'est-à-dire un cancer qui n'aurait jamais causé de problème et ne les aurait donc pas fait mourir. Comme il est impossible de distinguer les vrais cancers de la pseudomaladie, tous les diagnostics de cancer sont inclus dans le calcul de la survie à cinq ans, ce qui lui donne bien meilleure mine qu'avant la généralisation du dépistage.

Des trois statistiques, c'est de la survie à cinq ans qu'on entend surtout parler. C'est aussi la statistique qui trompe le plus facilement. Il faut donc comprendre pourquoi le dépistage du cancer peut augmenter la survie à cinq ans sans profiter à qui que ce soit.


LE CANCER EST DÉCOUVERT PLUS TÔT, MAIS LES PATIENTS MEURENT AU MÊME ÂGE

Prenons la mesure du temps de survie : on arrête le chronomètre quand le patient meurt. Mais quand faut-il le mettre en marche ? On le fait démarrer quand le diagnostic est posé, mais il va de soi que le cancer était déjà là avant, de sorte que le temps de survie ne mesure qu'une partie de la durée réelle d'un cancer

Les cancéreux identifiés par dépistage sont diagnostiqués plus tôt, avant que n'apparaissent les symptômes : c'est même la raison d'être du dépistage. Pour ce motif, ces patients survivront plus longtemps même si le traitement précoce est inefficace, tout simplement parce que la survie est mesurée à partir du moment du diagnostic. La mesure du temps de survie répond donc par l'affirmative à la question : « Si on diagnostique mon cancer par le dépistage (plutôt qu'au moment où les symptômes apparaissent), est-ce que je vivrai plus longtemps après le diagnostic? » Cependant, la question qui importe vraiment est celle-ci : « Si mon cancer est diagnostiqué par dépistage, est-ce que je vivrai plus longtemps ? » La réponse correcte est: «Pas nécessairement ! »

Imaginons deux groupes de patients avec un cancer du rein, l'un il y a 25 ans, l'autre aujourd'hui. Jadis, les patients atteints étaient identifiés quand les symptômes comme la douleur ou du sang dans l'urine apparaissaient. Supposons que tous les hommes de notre groupe imaginaire aient été diagnostiqués au même âge, 67 ans. De nos jours, les nouvelles méthodes permettent de trouver ces cancers à l'âge de 60 ans. Supposons enfin que les hommes des deux groupes meurent à 70 ans (c'est présentement l'âge moyen au décès des hommes atteints du cancer du rein). Voici une présentation simplifiée de cette comparaison :



Que penser de cette situation ? Elle n'est pas meilleure pour les patients; on peut même soutenir qu'elle est pire puisque maintenant tous savent plus longtemps qu'ils ont un cancer du rein. Pourtant ce n'est pas du tout ce que dit la survie à cinq ans, qui dans le passé était de 0 % et qui est aujourd'hui de 100 %.
Évidemment, tous les cancéreux du rein ne sont pas diagnostiqués ni ne meurent au même âge. Dans notre exemple, il serait plus juste de penser à la survie moyenne, qui dans le passé était de 3,2 ans et qui est maintenant de 7,8 ans. Bien sûr, la moyenne de 3,2 ans comprend quelques patients qui ont survécu cinq ans, et la moyenne de 7,8 ans inclut des patients qui n'ont pas survécu aussi longtemps. En réalité, les taux de survie à cinq ans se situent toujours quelque part entre 0 % et 100 %. Bien que nous soyons portés à penser, quand on entend parler de «survie prolongée» ou d'«augmentation de la survie à cinq ans», que la mort a été retardée, il est possible que ce ne soit que le diagnostic qui a été posé plus tôt dans la vie.


DES PATIENTS ONT UN CANCER QUI NE PROGRESSERA PAS

Non seulement la survie à cinq ans est-elle sensible au moment où on met le chronomètre en marche, elle l'est aussi à la variété des patients étudiés. Jadis, c'était les symptômes qui menaient au diagnostic de cancer : la plupart des cancéreux avaient alors un cancer à croissance rapide. De nos jours, de plus en plus de cancers sont diagnostiqués par dépistage, de sorte que plusieurs patients ont une maladie à progression lente. Certains n'ont d'ailleurs qu'une pseudomaladie, c'est-à-dire un cancer qui ne progressera pas du tout. Ces deux groupes de malades « allongent » la survie à cinq ans.

Imaginons qu'il n'y ait que deux formes de cancer du rein, l'une qui progresse et l'autre pas. Jadis, on ne diagnostiquait que la forme qui progresse. Parmi 1 000 personnes qui avaient un cancer progressif, 400 survivaient cinq ans. Aujourd'hui, nous trouvons encore ces cancers, et 400 patients, le même nombre, survivent cinq ans. Mais le dépistage par scanographie de l'abdomen trouve aussi 1 000 autres personnes atteintes d'un cancer non progressif et qui seront donc toutes vivantes cinq ans après le diagnostic. Nous avons donc maintenant 2 000 cancéreux du rein dont 1 400 sont toujours vivants après cinq ans. La figure 15 illustre ces changements.


15 : EFFET DU DIAGNOSTIC DE CANCERS NON ENVAHISSANTS SUR LA SURVIE À CINQ ANS
Qu'en dites-vous ? Je serais surpris que vous pensiez que les patients d'aujourd'hui sont en meilleure posture. On pourrait même soutenir que la situation est pire, puisque certains découvrent inutilement qu'ils ont le cancer. Mais ce n'est pas le taux de survie à cinq ans qui nous le dira, puisqu'il s'est amélioré, passant de 40 % à 70 %.


Les comparaisons bancales de la survie à cinq ans


Parce que la survie à cinq ans est affectée par le moment du diagnostic et par qui le cancer est diagnostiqué, cette statistique ne permet pas de comparer la qualité des services médicaux d'une époque à l'autre. Mais cela n'empêche aucunement les gens de recourir à ces comparaisons pour promouvoir la valeur de la recherche ou celle du dépistage.

En 1999, par exemple, l'ancien vice-président AI Gore critiquait le projet républicain de baisser l'impôt parce qu'il en résulterait une diminution du budget des Instituts nationaux de la santé. Il a invoqué le taux de survie à cinq ans qui, pour tous les cancers, avait atteint près de 60 % au début des années 90 alors qu'il n'était que de 51 dix ans plus tôt. En réalité, la mortalité pour tous les cancers a augmenté pendant cette période, bien qu'elle ait recommencé à descendre depuis. En 1998, la sénatrice Kay Bailey Hutchinson (républicaine du Texas) défendait au Sénat le dépistage du cancer du sein : « Quand on le diagnostique tôt et qu'il est confiné au sein, le taux de survie à cinq ans est de 95 %. Monsieur le président, cette statistique est remarquable et représente une amélioration dramatique (sic) de la situation telle qu'elle était il y a à peine quelques années. » Pourtant, comme nous le verrons au prochain chapitre, l'efficacité de la mammographie reste l'objet d'un débat très animé.

Les comparaisons bancales surviennent aussi quand on compare les pays entre eux. Le Bureau national des statistiques de la Grande-Bretagne a signalé que la survie à cinq ans pour le cancer du côlon était de 60 % aux États-Unis alors qu'elle n'était que de 35 % en Angleterre. Les experts ont trouvé ces résultats désolants et exigé du gouvernement qu'il double les crédits alloués au traitement du cancer. Le premier ministre Tony Blair a promis d'augmenter le taux de survie à cinq ans de 20 % au cours des dix prochaines années, déplorant le fait que « nous soyons déclassés en prévention, en dépistage et en traitement du cancer du côlon». En fait, malgré l'écart entre les taux de survie à cinq ans, la mortalité par cancer du côlon est juste un peu plus élevée en Angleterre qu'aux États-Unis. La comparaison est encore plus bancale pour le cancer de la prostate. Au début des années 90, le taux de survie à cinq ans pour le cancer de la prostate était légèrement supérieur à 40 % au Royaume-Uni alors qu'il était de 90 % aux États-Unis. Avant de conclure à la supériorité de notre système de santé, signalons que la mortalité américaine est un peu plus élevée que la mortalité britannique pour le cancer de la prostate. Notre taux de survie à cinq ans est plus élevé tout simplement parce que nous disons à beaucoup plus de gens qu'ils ont un cancer de la prostate

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