Les métaphores scientifiques du corps
Ce recours massif à la science et à la technique, qui s'impose en raison de la nécessité absolue de la performance, exige néanmoins quelque éclaircissement quant à ses fondements. Quelle est la conception de l'homme qui rend possible un tel découpage multidisciplinaire de l'athlète? Poser cette question nous amène à prendre en compte la manière dont le corps humain fut perçu par le discours philosophique à telle ou telle époque. De ce point de vue, et pour schématiser, on peut mettre en évidence en Occident, depuis la Renaissance, ce que le sociologue et historien du sport Jacques Gleyse décrit comme un processus d'«instrumentalisation» et de «rationalisation» du corps humain1.
Ce qui légitime, du point de vue philosophique, l'appropriation du corps humain par les sciences et les techniques, c'est une conception mécaniste du monde matériel et de la vie (qui, nous le verrons, est toujours actuelle). Dans cette optique, le corps des êtres vivants sera conçu sur le modèle de la machine. Cette métaphore du corps-machine apparaît dès l'antiquité, mais c'est la modernité qui lui donnera, si l'on peut dire, son plein épanouissement en l'inscrivant dans l'univers de la matière et en l'ouvrant à la quantification et à la mathématisation. On peut, selon l'historien Pierre Parlebas, distinguer trois générations successives de modèles de corps-machine: 1º la machine simple (levier, treuil, …); 2º la machine thermodynamique (machine à vapeur); 3º les machines à traiter de l'information (machines cybernétiques)2.
Avant de voir comment la métaphore de la machine a été utilisée à l'époque moderne pour comprendre le corps humain, faisons au préalable un bref détour par la période antique.
Avant l'époque moderne
Le philosophe et historien des sciences Georges Canguilhem rappelle que c'est en Grèce ancienne, chez Aristote, qu'on trouve, pour la première fois peut-être, la représentation du corps comme machine3. Le philosophe grec s'est interrogé sur le mouvement des corps animés dans un ouvrage intitulé Du mouvement des animaux. Mais, si les Grecs utilisaient certaines machines simples, on ne saurait soutenir qu'ils en tiraient des principes susceptibles d'expliquer le fonctionnement du corps. Pour les Grecs, il y avait primauté du naturel sur l'artificiel. La technique était perçue négativement par rapport à la contemplation et à l'action.
La pensée grecque, tant celle de Platon, d'Aristote ou d'Hippocrate, est régie par la notion de limite, et cette préoccupation imprégnera également le discours sur l'activité physique et le sport. Même si la primauté revient à l'âme, on est à la recherche d'un équilibre entre l'âme et le corps; l'exercice physique et le sport y contribuent. Celui-ci participe à l'hygiène de la vie humaine.
L'historien Philippe Liotard a bien résumé les différences essentielles entre le sport antique et le sport moderne : « Il y a une coupure très nette entre le sport moderne et le sport antique: c'est la notion de record (et donc de performance). Le record et la performance expriment une vision du monde qui est profondément différente entre les Grecs et les modernes. La culture du corps est différente. Pour les Grecs, cette culture est rituelle, culturelle, d'inspiration religieuse, pour les modernes, le corps est une machine de rendement.»4
La Renaissance et le XVIe siècle
L'antiquité tardive et la période médiévale, durant lesquelles a prévalu la conception dualiste de l'âme et du corps véhiculée par le christianisme, n'apportent, de notre point de vue, aucun développement essentiel.
La Renaissance amènera un changement important dans la manière de considérer l'homme. La redécouverte de l'héritage de l'antiquité gréco-romaine aura des implications quant à la perception du corps et au soin à lui apporter. On cultivera à nouveau l'idéal de beauté et d'harmonie du corps mis en valeur durant l'antiquité.
Savants et artistes exploreront, avec un souci plus grand de vérité et de réalisme, l'anatomie humaine. On assistera à un développement sans précédent de la science anatomique, alors que des médecins se hasarderont à transgresser l'interdit chrétien sur la dissection du corps humain. André Vésale est le plus célèbre de ceux-là . Son ouvrage, De Humani corporis fabrica (De la fabrication du corps humain), est publié en 1543, avec un grand nombre d'illustrations du corps humain tirées de ses observations. «Avec Vésale […], précise Jacques Gleyze, le discours médical cherche à mieux faire fonctionner la machine humaine grâce à l'aide de l'anatomie.»5
Léonard de Vinci est à la fois artiste et savant. Ses représentations picturales de l'anatomie humaine et animale sont fameuses à juste titre. Mais il fit aussi œuvre de précurseur en analysant avec rigueur le mouvement des corps; il s'intéressa notamment à la fonction musculaire chez les animaux et chez l'homme.
Un autre italien, Hieronymi Mercurialis, est l'auteur d'un ouvrage qui devait faire date : De arte gymnastica (1569, rééd. 1573). Celui-ci, qui compilait les enseignements des Anciens, comportait des gravures représentant les sports, ou exercices, qui permettaient à l'homme d'atteindre un équilibre harmonieux du corps et de l'esprit.
Le XVIIe siècle : Descartes : le corps-machine, première génération
C'est avec le XVIIe siècle que se met en place la conception mécaniste moderne du corps humain. Elle doit beaucoup à la pensée du philosophe français René Descartes. Dans ses ouvrages majeurs (Méditations métaphysiques, Discours de la méthode, Traité sur l'homme), il voit en effet le corps comme une pure machine, un automate. Il établit un nouveau dualisme. «Descartes, en séparant l'homme en une "substance pensante" et une "substance étendue", donne aux chirurgiens de la Renaissance […] le premier fondement d'une science de la nature. L'ouverture des cadavres, après avoir vidé le corps de ses mystères, appelle un modèle, une représentation, que Descartes exprime ainsi: « Toute cette machinerie composée d'os et de chair telle qu'elle apparaît dans un cadavre"(IIIe méditation).»6
Les idées du philosophe français auront une postérité féconde. Elles ouvriront la voie à bien d'autres modèles mécaniques dans la connaissance du vivant. Au cours des siècles à venir, elles légitimeront la rationalisation et l'instrumentalisation du corps de l'homme – donc de celui du sportif.
La philosophie de Descartes ouvrait également la voie à une application des mathématiques à l'étude du mouvement des corps. Galilée, qu'on présente comme le père de la mécanique expérimentale, fera figure de pionnier. Un autre savant italien, Giovanni Alfonso Borelli (1608-1679), élève de Benedetto Castelli–qui eut lui-même Galilée comme maître et fut le fondateur de la science hydraulique–, poursuit dans la voie inaugurée par Castelli. Il publiera un ouvrage déterminant sur le mouvement des animaux: De Motu Animalium (1680), dans lequel il décrit le système musculo-squelettique à partir d'un modèle mécanique de leviers, de poulies, de cordes (voir image). Borelli fit plusieurs découvertes importantes. Il détermina la position du centre de gravité du corps humain, émit l'hypothèse que la source de la contraction des muscles était dans les fibres musculaires elles-mêmes. Pour Jacques Gleyze, le De Motu Animalium, « en initiant la biomécanique, permet, à terme, la constitution de la gymnastique rationnelle et mécanique du XIXe siècle. »7
Le XVIIIe siècle
Le siècle des Lumières est bien sûr celui de la Raison. C'est aussi celui de la Nature, mais on aurait tort de croire que le naturalisme de l'époque est la simple soumission aux instincts dits « naturels ». Il s'agit plutôt de se plier aux lois de la nature en autant que la raison, la science nous les révèlent8.
L'éducation du corps préconisée par les médecins du siècle visera donc à maîtriser, par la raison, une nature sauvage et imprévisible. On sera soucieux d'atteindre ou de conserver la santé. Rousseau, dans l'Émile, sera le premier penseur à traiter, dans le contexte d'une théorie pédagogique moderne, de la nécessité d'une éducation corporelle.
On assiste aussi, au XVIIIe siècle, à la naissance de l'éducation physique telle qu'on la connaît aujourd'hui. Un médecin suisse, Jacques Ballexserd, serait le premier à avoir utilisé l'expression « éducation physique », dans sa Dissertation sur l'éducation physique des enfans depuis leur naissance jusqu'à l'âge de leur puberté (1762). Le médecin français Nicolas Andry de Bois-Regard (1658-1742) est, quant à lui, considéré comme le père fondateur de l'orthopédie (il est le premier à employer le terme, dans son ouvrage L'Orthopédie, publié en 1741). Le but de cette spécialité est de redresser le corps, en se fondant sur les principes de la biomécanique.
Le XIXe siècle – le corps énergétique
Le XVIIIe siècle était aussi celui de l'invention de la machine à vapeur (Denis Papin, 1690; James Watt, 1763). Cette invention a une importance qui va bien au-delà de l'histoire de la technologie, car elle deviendra bientôt la nouvelle métaphore permettant d'expliquer le fonctionnement du corps humain. En effet, pour Jacques Gleyze, « les travaux de Watt, concernant les machines à vapeur, sont décisifs pour formaliser une première rationalisation énergétique des corps inertes.
Mais, ce sont Laplace et Lavoisier qui, à la fin du XVIIIe siècle, au travers de la notion de calorique, notion bien proche du premier principe de la thermodynamique, permettront la naissance d'une nouvelle pensée sur le corps. Celui-ci va devenir, à l'instar du monde industriel naissant, avant tout un système énergétique fondé sur les rapports combustible, carbone, oxygène. Autrement dit, le charbon brûle tout autant dans les hauts-fourneaux industriels que dans les ventres des machines à vapeur et l'intérieur opaque des corps humains. »9
Le milieu du XIXe siècle voit le développement de la physiologie expérimentale (avec notamment le Français Claude Bernard, auteur de l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale). Cette discipline, qui entend dépasser l'empirisme auquel se cantonnait la médecine antérieure, considère la vie des organismes vivants suivant une perspective dynamique, à la lumière des fonctions de leurs constituants anatomiques. Les physiologistes de cette époque se penchent sur les échanges énergétiques à l'œuvre dans le corps, sur le rôle du sang, sur la respiration, les transformations physico-chimiques, etc. Des concepts, comme ceux de «milieu intérieur », d'«homéostasie », font leur apparition, qui vont révolutionner la façon d'envisager le fonctionnement des organismes vivants. Parmi ces physiologistes, Gustave Adolphe Hirn (1815-1890) jouera un rôle particulièrement crucial, en appliquant systématiquement au corps humain les idées développées afin d'accroître le rendement des machines à vapeur. Ses recherches viseront à analyser le corps en mouvement à la lumière des théories de la thermodynamique (Conséquences philosophiques et métaphysiques de la thermodynamique, Paris, Gauthier-Villars, 1868; «La thermodynamique et le travail chez les êtres vivants », Revue scientifique, 22 mai 1887).
On passe donc progressivement d'une vision mécanique à une vision énergétique du corps humain. Jacques Gleyze souligne avec pertinence qu'on assiste à une «intériorisation», ou plutôt à une « internalisation » des enjeux liés au corps: «La seule différence au regard des thèses antérieures, se situe dans la pénétration par le système scientifique de l'intérieur énergétique invisible du corps (même si on peut en repérer clairement les effets). On passe dans ce cas d'une régularisation de "ce qui se voit" — le mouvement mécanique — à ce qui ne "se voit pas", l'intérieur énergétique.»10
Qu'en est-il de la conception de l'exercice physique et du sport au cours du XIXe siècle ?
Soulignons qu'au début du siècle s'est poursuivi le processus de rationalisation des exercices du corps amorcé à la Renaissance et s'appuyant sur la biomécanique. P. H. Ling, le concepteur de la gymnastique suédoise, soutenait, par exemple, que, «chirurgicalement parlant, chaque mouvement doit être regardé ni plus ni moins comme une opération sans le scalpel, l'hémorragie et la douleur, mais exigeant le même soin, la même exactitude, la même étude.»11
Peu à peu seront introduites dans l'enseignement de la gymnastique et de l'éducation physique des préoccupations d'ordre énergétique. « Le propos ne consiste plus à déduire les forces organiques des apports alimentaires, mais à répertorier les différentes opérations dont l'interférence dans le corps produit un enchevêtrement encore inexpliqué: l'organisme règle lui-même le ballet de la transformation de ses ressources. Avec l'entraînement, le corps parviendra même à modifier ses besoins et peu à peu à façonner son propre "régime". L'exercice devient créateur de régulations originales, qui ne procèdent pas d'une intensification pure et simple des réactions de l'organisme à l'effort. D'autres rythmes sont créés, de nature différente, marquant bien le passage d'un régime à un autre. »12
Étienne-Jules Marey (1830-1904) inscrit ses travaux dans la lignée des recherches d'Hirn, auquel il fait référence dans son ouvrage La machine animale. Locomotion terrestre et aérienne (1873). Il y est notamment soucieux de déterminer la quantité idéale de travail nécessaire au mouvement. Mais c'est le docteur Fernand Lagrange (1845-1909) qui va réaliser les avancées les plus importantes dans ce domaine. Pour Jacques Gleyze, « L'homme, dans la pensée de Lagrange, […] est devenu un moteur. Il est devenu énergie, avant toute chose. C'est ce paradigme visant à la rationalisation instrumentale du corps humain qui va envahir largement le discours de l'éducation physique à partir de la fin du XIXe siècle en France, mais aussi dans d'autres pays. »13 Plusieurs autres savants et éducateurs prolongeront l'effort inauguré par Lagrange. Mentionnons Georges Demenij (1850-1917), auteur des ouvrages suivants: Les bases scientifiques de l'éducation physique (1902), Mécanisme et éducation des mouvements, (1903) et Pédagogie générale et mécanisme des mouvements (1908).
Le XXe siècle
Pour l'essentiel, l'influence des conceptions exposées dans la section précédente devait s'exercer sur le monde du sport et de l'éducation physique jusqu'à la moitié du XXe siècle. Une autre conceptualisation apparaîtra peu à peu avec l'ère post-industrielle.
Quelques auteurs soulignent qu'avec les années 1960 et 1970, nous serions passés à un nouveau modèle de représentation du corps humain, un paradigme informationnel, basé sur la logique de l'ordinateur, la cybernétique et la théorie de l'information: l'ordinateur biologique (Gleyze), la machine informationnelle (Arsac). Alors que la physiologie expérimentale du XIXe siècle « intériorisait » l'explication des phénomènes essentiels du corps humain (dont le mouvement), le modèle bio-informationnel propose une compréhension encore plus abstraite du fonctionnement de l'organisme. L'apparition de ce nouveau modèle est contemporaine du développement de la neurophysiologie, préoccupée du fonctionnement du système nerveux. « Dépassant le schéma du comportementalisme (le stimulus-réponse du béhaviorisme), relayant les théories du réflexe conditionné (Pavlov) , l'analyse de la conduite motrice se centre sur l'activité de "déchiffrer l'environnement" (Paillard), tel le joueur de sport collectif sur le terrain, par exemple. »14
Nous avons tenté, dans ce texte, de décrire les modèles théoriques qui ont rendu possible, depuis l'avènement de la modernité, la compréhension du corps humain – modèles permettant l'instrumentalisation, sous l'influence des sciences et des techniques, du corps de l'athlète. Du modèle biomécanique du corps, nous sommes passés au paradigme de l'homme moteur, du corps machine, pour aboutir enfin au modèle bio-informationnel de la seconde moitié du XXe siècle. Prenons garde toutefois à ne pas établir de cloisons temporelles trop étanches. À chaque époque existe un écart, un décalage entre les conceptions théoriques du sport et de l'activité physique, et les pratiques existantes. Par exemple, le matériel technique de gymnastique utilisé dans les années 1950 (portiques, cordes, espaliers…) datait du XVIIIe siècle.
Une des tendances lourdes de l'histoire des rapports entre science et sport, de la Renaissance à ce début de XXIe siècle, demeure certes la rationalisation et l'instrumentalisation croissante de la réalité humaine et du phénomène sportif. Soulignons, sans le développer davantage, que cette rationalisation et cette instrumentalisation s'accordent parfaitement avec les processus mis en œuvre dans d'autres secteurs d'activités (culture, organisation, éducation, travail, etc.).
La science et la technique actuelles introduisent peut-être aujourd'hui une approche plus complexe de l'activité physique. Toutefois, il faut bien admettre que nous sommes toujours en présence d'une conception mécaniste de l'organisme humain (le corps énergétique des physiologistes du XIXe siècle est simplement remplacé, depuis les années 1960, par le corps programmé des biologistes moléculaires); l'homme, comme le rappelle Marc Chevrier, est, dans les deux cas, l'expression d'une réalité extérieure à lui. Nous sommes ici à l'opposé d'une conception unifiée de l'homme, comme elle pouvait exister dans la Grèce antique, mais plutôt en face d'une «désintégration », d'une fragmentation de celui-ci en d'innombrables parties, que viennent recueillir les diverses disciplines scientifiques et techniques.
Notes
1. Jacques Gleyse, « Archéologie du discours en EPS ». La présente étude se référera souvent à cet auteur dont les vues sur la question des rapports entre la science et le sport sont on ne peut plus pertinentes.
2. Cité par Laurent Arsac, dans «Histoire des éducations corporelles: La gymnastique et les jeux athlétiques, l'éducation physique et les sports»
3. Voir Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Hachette, 1952
4. Philippe Liotard, «Cours Histoire du sport».
5. Jacques Gleyse, « L'extension d'un territoire. Médecine et éducation » , Cahiers pédagogiques (Santé / École) (Centre de recherches sur les formes d'éducation et d'enseignement, Université Montpellier 3)
6. Laurent Arsac, op. cit.
7. Jacques Gleyse, « Archéologie du discours en EPS », op. cit.
8. Pour une discussion nuancée de cette question, voir Jacques Gleyze, « La nature et l'éducation physique chez les médecins francophones au siècle des lumières »
9. Jacques Gleyze, « Le corps partagé ou La rationalisation du mouvement au XIXe siècle, en France »
10. Ibid.
11. Cité par Laurent Arsac, op. cit.
12. André Rauch, « Sport et hygiène à la naissance de l'Olympisme moderne »
13. Jacques Gleyse, « Archéologie du discours en EPS », op. cit.
14. Laurent Arsac, op. cit.