Pour une jeunesse unisexe?

Jacques Dufresne
Extrait d'un texte écrit à l'occasion de l'année de la jeunesse, 1985.
C'est le sexe incertain qui constitue le principal problème pour la jeunesse actuelle. À commencer par les idoles de l'heure, Michael Jackson et Boy George, tout, le travail, le sport, le vêtement, la religion elle-même, pousse garçons et filles vers l'indifférenciation, vers la neutralité sexuelle, laquelle semble s'inscrire peu à peu jusque dans la conformation physique, au moyen de la chirurgie, le cas échéant.

S'il ne s'agissait que d'une mode, on pourrait régler le problème avec une chanson. Tout indique qu'il s'agit plutôt d'un événement majeur dans la lente et mystérieuse évolution des moeurs. Peut-être cet événement est-il lié au fait que la survie a cessé d'être le premier souci des diverses populations?

Selon une thèse qu'Ivan Illich a brillamment défendue dans Le genre vernaculaire, la neutralité sexuelle est indissolublement liée au progrès technique. Dans les sociétés traditionnelles, les outils et les rôles étaient sexués. Quand il arrivait à l'homme et à la femme d'utiliser les mêmes outils, le couteau à pain, par exemple, ils ne le faisaient pas de la même manière. Les machines à écrire, les voitures, le matériel de laboratoire, tous ces produits de la technique moderne sont devenus peu à peu indifféremment accessibles aux hommes et aux femmes. Ces dernières désormais réussissent aussi bien, sinon mieux que les hommes, même dans les facultés de sciences?

N'était-il pas inévitable qu'il s'ensuive des changements majeurs et irréversibles dans les idéaux retenus par la jeunesse? Pour mesurer la profondeur de ces changements, il suffit de se replonger dans l'une ou l'autre des grandes oeuvres littéraires qui ont façonné l'âme occidentale.

Je sors de la lecture de Vanity Fair, de Thackeray. Dans ce roman, le gentleman anglais a été présenté avec cette lucidité qui confère une parfaite authenticité à l'idéal qui lui survit. Il est vraiment le guerrier. Après en avoir été le repos, la femme, la gentlewoman, n'a qu'un souci: aimer le fils né de ce repos au point d'en faire un être encore plus courageux et plus généreux que son père.

Exception faite des qualités tout à fait fondamentales comme la bonté et la droiture, les vertus souhaitées chez la femme n'ont rien de commun avec celles qui sont proposées aux hommes. La différence entre les deux sexes est extrême, La force d'attraction n'en est que plus grande. Thackeray a démontré que la loi de son compatriote Newton devait être inversée pour s'appliquer aux rapports entre hommes et femmes: l'attraction dans ce cas s'accroît avec la distance, avec la différence.

Les jeunes se trouvent donc à une étrange croisée de chemins. D'un côté un monde où la technique continue d'accroître la neutralité sexuelle, où l'indifférenciation ainsi créée provoque l'indifférence, où les liaisons se font et se défont de plus en plus rapidement, où comme dans les dialogues informatisés, la distance physique et affective entre les êtres tend vers l'uniformité. Mais si les choses se passent ainsi entre les sexes, comment pourrait-il en être autrement entre les cultures, et comment à la limite la variété qui constitue la définition même de la vie pourrait-elle échapper à la contagion de l'indifférenciation?

L'autre chemin débouche sur un univers traditionnel vers lequel les jeunes pourraient être tentés de revenir avec l'espoir plus ou moins conscient de limiter ainsi les effets uniformisants de la technique. Le conservatisme que l'on observe actuellement a sans doute là sa meilleure explication. Mais qui voudra croire qu'un tel réenracinement a des chances de réussir ?

Dans ces conditions, le grand défi de la jeunesse, au seuil de cette année qui lui est consacrée, n'est-il pas, par de là la maîtrise d'une technique favorisant une certaine neutralité sexuelle, d'apprendre à laisser s'épanouir des différences qui donneraient une nouvelle actualité à Roméo et Juliette?

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