L'indiscrétion dans les avis

Sénèque

« Et ce cher Marcellinus, que fait-il, je vous prie? – Rarement il nous vient voir, et cela, sans autre motif que la crainte d'entendre la vérité. Qu'il se rassure ; on ne la doit qu'à ceux qui la veulent entendre. Aussi, quand je pense à Diogène, et, en général, à tous les cyniques qui, s'arrogeant une liberté sans frein, apostrophaient le premier venu, je me demande s'ils avaient le droit d'agir ainsi. Que dire en effet d'un homme qui se mettrait à réprimander les sourds et les muets de naissance ou par accident? – Mais, direz-vous, pourquoi être avare de paroles? elles ne coûtent rien. Je ne sais, il est vrai, si je rends service à l'homme que j'avertis ; mais ce que je sais, c'est que, sur mille que j'avertis, il en est un à qui je rends service. Semons les avis avec profusion ; à force de tentatives, il faudra bien arriver à un succès. – Non, Lucilius, le sage ne doit pas agir ainsi, son autorité s'affaiblit ; elle perd de son poids : moins prodiguée, elle eût été plus efficace. L’habile archer n'est pas celui qui tantôt frappe, et tantôt manque son but. Il n'y a pas d'art là où le hasard entre dans le succès. Or, la sagesse est un art ; elle doit porter à coup sûr, choisir un sujet avec la certitude de réussir, s'éloigner de ceux dont elle désespère, mais sans s'éloigner trop tôt ; elle doit, même en désespérant, tenter un dernier remède. Ce n'est pas que je désespère déjà de notre Marcellinus ; on peut le sauver, mais il faut se hâter de lui tendre la main. Et même il est à craindre qu'il n'entraîne son libérateur dans sa chute. Il possède un esprit supérieur, mais dont les forces sont tournées vers le mal. Quoi qu'il en soit, j'en courrai les risques ; j’oserai lui dévoiler tous ses vices. Toujours le même, il s'armera de ces plaisanteries qui feraient rire jusqu'à la douleur ; il se moquera de lui-même d'abord, et de nous ensuite ; il préviendra mes remontrances. Fouillant les archives de nos écoles, il reprochera aux philosophes leurs salaires, leurs maîtresses, leurs festins. Voyez-les, nous dira-t-il, voyez-les, l'un en adultère, l'autre à la taverne, l'autre à la cour! Voyez Ariston, ce plaisant philosophe, qui disserte en litière : car c'est là le temps qu'il a réservé pour l'exercice de sa profession! De quelle secte est-il? demandait-on un jour. A coup sûr, dit Scaurus, il n'est pas péripatéticien. Pour moi, disait Julius Grécinus, homme recommandable, dont on voulait avoir l'opinion sur ce philosophe, pour moi, je n'en puis rien dire, ne l'ayant jamais vus à pied... comme s'il se fût agi d'un cocher. Enfin, il me jettera à la tête tous ces charlatans, qui eussent mieux fait, pour l'honneur de la philosophie, de la laisser de côté, que d'en faire un trafic. Mais je suis résolu à  souffrir ses railleries. Qu’il me fasse rire ; peut-être le ferai-je pleurer à mon tour, ou, s'il persiste à rire, folie pour folie, j'aime mieux lui voir une folie gaie. Mais cette gaieté est de courte durée. Examinez-les bien, les esprits ainsi faits : vous les verrez passer des convulsions du rire à celles de la fureur. Je veux donc lui livrer assaut, lui montrer que, moins il vaudra aux yeux de la multitude, plus il aura de mérite réel. Si je ne déracine ses vices, du moins, j'en arrêterai la séve : ils ne seront pas détruits, mais ils cesseront de croître ; peut-être même les détruirai-je, en les empêchant de repousser. Ce n'est pas un avantage à dédaigner dans les maladies graves, quelques bons intervalles sont presque la santé. Mais, tandis que je me dispose à entreprendre Marcellinus, vous qui connaissez et le point d'où vous êtes parti, et le terme où vous êtes arrivé ; vous qui, d'après cela, pouvez juger où vous arriverez un jour, réglez vos mœurs, élevez votre âme, fortifiez-vous contre la terreur, ne comptez pas le nombre des ennemis qui vous menacent. Quelle folie de craindre la foule dans un défilé où il ne peut passer qu'un homme à la fois! Il en est ainsi de votre vie : beaucoup la menacent, un seul peut l'atteindre. Telle est la loi de la nature : il n’a fallu qu'un seul homme pour vous donner le jour, il n'en faut qu'un seul pour vous l'ôter.

Si vous aviez quelque générosité, vous me feriez grâce du reste de mon paiement. Mais je ne veux pas me montrer avare à la fin de mes comptes ; prenez ce qui vous est dû: « Jamais je n'ai voulu plaire au peuple, car ce que je sais n'est pas de son goût, et ce qui est de son goût, je ne le sais pas. » – De qui est cette maxime? – Comme si vous ne connaissiez pas mon trésorier! elle est d'Épicure ; mais tous les philosophes la proclament ; péripatéticiens, académiciens, stoïciens, cyniques. Peut-on être aimé du peuple, quand on aime la vertu? C’est par de mauvaises voies qu'on obtient sa faveur, pour lui plaire il faut lui ressembler ; il ne vous applaudira point, s'il ne se reconnaît en vous. Mais ici le jugement de votre conscience importe bien plus que le jugement d'autrui. Ce n'est qu'à force de corruption, que l'on obtient l'amitié des hommes corrompus. – Mais quel avantage, direz-vous, procure donc cette philosophie si vantée, cet art supérieur à tous les arts? – L'avantage de préférer son propre assentiment à celui du peuple ; de peser les suffrages, au lieu de les compter ; de vivre sans redouter les hommes ni les dieux ; de vaincre la douleur, ou d'y mettre un terme. Oui, si j'entendais autour de vous les acclamations du vulgaire ; si votre vue excitait ces clameurs, ces applaudissements que l'on prodigue à un histrion ; si, dans toute la ville, femmes et enfants s'empressaient à chanter vos louanges, oui, j'aurais pitié de vous, connaissant la route qui mène à cette faveur. »

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Il s'agit du texte d'une introduction à une édition des Lettres à Lucilius, traduites par Antoine Pintrel.

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