Des avantages de la vieillesse

Sénèque

Sénèque décrit les douceurs de la vieillesse à Lucilius, l'empêchant ainsi de succomber à la nostalgie de sa jeunesse passée, mais aussi à la crainte de la mort. Cette lettre, en plus de dévoiler le haut degré d'incarnation du philosophe de Cordoue, est représentative de l'impassibilité stoïcienne en face de la mort.

« Tout, autour de moi, m'annonce que je vieillis. J'étais venu en ma maison des champs et je me plaignais des dépenses qu'entraînent les réparations de cet édifice en ruine. Mon fermier me dit qu'il n'y avait pas négligence de sa part; il avait fait tous ses efforts, mais enfin la maison était vieille. Cette maison, elle s'est élevée entre mes mains. Que sera-ce de moi, si des pierres que j'ai vu placer tombent déjà de vétusté? Piqué au vif, je saisis la première occasion de m'emporter : Ces platanes, lui dis-je, me paraissent bien négligés; ils n'ont plus de feuilles. Que ces branches sont noueuses et tordues! ces troncs sales et difformes! cela n'arriverait pas, si on avait soin de bêcher à leur pied, de les arroser. – Le pauvre homme de jurer par mon génie qu'il fait l'impossible, qu'il ne prend point de relâche; mais, dit-il, ces arbres sont bien vieux. – Entre nous, c'est moi qui les ai plantés, moi qui en ai vu les premières feuilles. – Je me tourne vers la porte : Quel est ce vieux décrépit? il est bien là à sa place : il regarde dehors. Où as-tu fait cette trouvaille? le beau plaisir que d'aller enlever les morts du voisinage ! – Quoi, dit ce dernier, vous ne me reconnaissez pas ! Je suis Félicion, à qui vous apportiez tant de jouets ; le fils de votre fermier Philosite, votre petit favori. – Pour le coup, le bonhomme radote ! le pauvre enfant ! lui, mon favori ! – Après tout, c'est possible, et pourtant les dents lui tombent !

J'ai cette obligation à ma campagne : à chaque pas, elle m'a mis ma vieillesse sous les yeux. Eh bien, faisons-lui bon accueil à cette vieillesse, aimons-la : pour qui sait en jouir, la vieillesse est pleine de douceurs. Les fruits ont plus de saveur, quand ils se passent; l'enfance plus de grâce, quand elle a fait place à la jeunesse. Le buveur trouve plus de charmes au dernier coup de vin, à celui qui le fait succomber, qui complète son ivresse. C'est au moment de finir, que la volupté fait sentir ses plus vifs aiguillons. L'âge le plus heureux de la vie est celui où, déjà sur le déclin, nous ne touchons pas encore à la tombe; et même ce dernier terme de l'existence a, selon moi, ses plaisirs; il a du moins celui de n'en plus désirer! Qu'il est doux d'avoir lassé les passions, de les voir au loin derrière soi ! – "Mais, direz-vous, qu'il est triste d'avoir la mort devant les yeux !" – La mort ! elle menace la jeunesse autant que la vieillesse; elle ne fait pas, comme les censeurs, l'appel par rang d'âge. Ensuite est-il vieillard si décrépit qui ne puisse légitimement espérer un jour encore? or, un jour, c'est un degré de la vie. La vie est une suite de parties; et ces parties sont, en quelque sorte, autant de cercles concentriques. Un de ces cercles comprend et embrasse tous les autres; c'est le temps qui passe depuis notre naissance, jusqu'à l'heure de notre mort; un autre renferme les années de l'adolescence ; un troisième enserre l'enfance. Vient ensuite l'année; elle comprend tous les espaces qui, multipliés, composent la somme de la vie. Le mois est circonscrit dans un cercle plus étroit; le jour, enfin, est comme un point qui tourne sur lui-même; mais ce point a aussi sa révolution : il va de l'aurore au coucher du soleil. Voilà pourquoi Héraclite, que l'obscurité de son langage a fait surnommer Scotinos (le ténébreux), a dit que chaque jour ressemble à tous les autres. Chacun a donné un sens différent à ce mot; l'un fonde cette ressemblance sur le nombre des heures, et c'est avec raison. Car, si le jour est considéré comme un espace de vingt-quatre heures, tous les jours sont nécessairement pareils les uns aux autres, la nuit gagnant ce que perd le jour. Un autre entend cette parité de la ressemblance des jours en eux-mêmes : le plus long espace de temps, dit-il, ne renferme rien de plus que celui d'une journée; c'est toujours la lumière et les ténèbres. L'alternative des saisons en accroît la durée, mais ne les change pas; tantôt elle les abrége, tantôt elle les prolonge. Il faut donc régler chaque jour, comme s'il fermait la marche de nos jours, comme s'il était le terme et le complément de notre vie. Pacuvius, qui, par une sorte de prescription, s'appropria la Syrie, célébrait tous les jours ses obsèques par des flots de vin et des repas funéraires; de la salle du festin, il se faisait porter au lit, aux applaudissements de ses compagnons de débauche, aux chants d'un choeur qui répétait Βεξίωται, βεξίωται (il a vécu, il a vécu); il fit plus d'une fois ses funérailles. Ce qu'il faisait par dépravation, faisons-le dans un bon esprit; et, prêts à nous endormir, disons avec allégresse et gaîté :

 

Au gré de mes destins, j’ai mon cours achevé.


Si Dieu nous accorde un lendemain, recevons-le avec joie. Il est heureux, il jouit paisiblement de lui-même, celui qui attend le lendemain sans inquiétude. Dites tous les soirs: J'ai vécu! et chaque matin vous aurez un jour à gagner.

Mais il est temps de fermer ma lettre. – Ainsi, direz-vous, vous vous exemptez de la taxe convenue? – Ne craignez rien, cette lettre portera quelques fruits avec elle; quelques fruits, que dis-je? elle en portera un grand nombre. Quoi de plus beau que cette maxime que je lui confie pour vous la soumettre? "Il est dur de vivre sous le joug de la nécessité ; mais je ne vois pas la nécessité d'y vivre assujetti." Eh ! pourquoi le subir en effet? partout des routes nous mènent à la liberté, nombreuses, courtes, faciles. Rendons grâces à la Divinité; elle n'a enchaîné personne à la vie; on peut fouler aux pieds jusqu'à la nécessité. – Encore de l'Épicure, me direz-vous; pourquoi ces emprunts faits à un étranger ? – Toute vérité est mon domaine : je ne cesserai de vous donner de l'Épicure. Ils apprendront, ces hommes qui jurent sur la parole du maître, qui jugent d'une opinion, non par elle-même, mais par son auteur, ils apprendront que tout ce qui est bon appartient à tous. »

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