Le spleen du petit génie du spermarché

Josette Lanteigne
Voici l'histoire de Doron Blake, enfant miracle du Repository for Germinal Choice (Escondido – Californie) et du projet Seed (David Plotz, «The Nobel Sperm Bank Celebrity», Slate Magazine, 16 mars 2001).
Parlons d'abord de son père spirituel, le fondateur de ce centre de fertilisation, auteur d'un livre intitulé The Future of Man (1971). Cet eugéniste, de surcroît tycoon millionnaire, a défendu l'idée d'une sélection intelligente jusqu'à sa mort à 90 ans, en 1997. Pourquoi ne pas accorder, voire réserver aux meilleurs spécimens humains la possibilité de se reproduire en plus grand nombre? Comment ne pas penser que l'humanité dans son ensemble ne profiterait pas de l'amélioration du bassin génétique? Un donneur ayant témoigné de son expérience affirme que Bob Graham était dévoué, convaincant, professionnel, etc. Selon lui, le bagage génétique est réellement important: on naît avec et on vit avec, et on ne peut modifier ce déterminisme qu'à raison de 7% ou tout au plus neuf pour cent.
Robert Graham était pessimiste quant à la possibilité pour l'humanité de poursuivre son évolution, dès lors que l'être humain, en arraisonnant la nature et en maîtrisant son environnement, a quitté la voie de l'évolution par sélection naturelle. Il sélectionnait ses candidats en fonction de leurs diplômes, scientifiques de préférence, bien qu'il finit par se lasser des prix Nobel qui n'auraient jamais pu gagner une partie de ballon panier, pour leur préférer les hommes d'affaires prospères (comme lui) et les winners toutes catégories. Il fallait également que les donneurs manifestent des talents artistiques et musicaux, et l'état de santé qui accompagne la pratique régulière des sports était naturellement un critère de sélection. Voici un tableau exemplaire:
Donor White # 6

SUMMARY:Scientist involved in sophisticated research.
Many righley technical publications.
ANCESTRY:English
EYE COLOR:Blue
SKIN:Medium
HAIR:Dark brown
HEIGH:6 ft. WEIGHT: 175
GENERAL APPEARANCE:Good features, good presence.
PERSONALITY:Very engaging, warm, friendly.
BORN:1930 's
I.Q.:Not tested – but very high.
HOBBIES:Running, gardening, reading history.
ATHLETICS:Excelled in basketball and track.
MANUAL DEXTERITY:Excellent
BLOOD TYPE:0 +
GENERAL HEALTH:Myopia.
Fathers brothers and sisters in the 90's.
Fondé en 1980, le Repository for Germinal Choice n'a pas survécu à son géniteur, mais avant sa fermeture en 1999, plus de 240 bébés cyborg ont été engendrés. La plupart des parents concernés ont préféré préserver la vie privée de leur rejeton, mais Doron Blake n'a pas vraiment eu le choix. Dès sa naissance, si on lui faisait écouter de la musique classique, il battait la mesure avec ses petites mains, ce qui devait constituer tout un spectacle! À deux ans, il utilisait un ordinateur. À six ans, son quotient intellectuel atteignait 180, ou quelque chose d'approchant, dit-il, car il n'a pas fini le test, qui l'ennuyait royalement. Si William Shockley, prix Nobel 1956, inventeur du transistor, fut le plus célèbre donneur de la banque de Graham, Doron fut son emblème, le résultat idéal de cette expérience. Doron le dit lui-même sans s'en vanter, comme s'il était las de l'avoir répété mille fois, un peu partout aux États-Unis, à la TV japonaise, dans les magazines anglais… Il porte les marques de celui qui a été exposé à la fièvre médiatique depuis les couches. Il est timide et il bégaie, et ne croit pas que le fait d'avoir été examiné et montré comme une bête de cirque dès son plus jeune âge ait favorisé son développement. Voici ce qu'il pense de l'expérience:
«C'était une idée tordue que de vouloir fabriquer des génies. Le fait d'avoir un Q.I. élevé ne fait pas de moi une bonne personne, ou une personne heureuse. Les gens s'attendent à ce que j'aie toutes ces réalisations derrière moi, alors que je n'ai rien fait de spécial. Je ne crois pas que le fait d'être intelligent est ce qui définit la personne. Ce qui produit une personne, c'est le fait de naître dans une famille où on sera entouré d'amour, sans subir de pressions de la part de ses parents. Si j'étais né avec un Q.I. de 100 au lieu de 180, j'aurais pu faire les mêmes choses dans ma vie. Ce que j'apprécie le plus chez moi, ce n'est pas mon intelligence mais la capacité d'aimer les autres et de travailler à rendre leur vie meilleure. Je ne pense pas que l'on puisse engendrer des êtres bons par sélection génétique.»
«Le fait d'être un prodige est surtout négatif. Toute ma vie, j'ai été considéré comme l'enfant miracle du spermarché. Mais je ne suis prodigieux en rien. Dans cette situation, on ressent une pression, du fait qu'on ne désire pas laisser tomber les autres, ou parce qu'on ne se sent pas libre d'être ce que l'on veut.»
Doron est inscrit en sciences religieuses, il brûle de l'encens à toute heure et se sent proche du taoïsme, du bouddhisme et de la Wicca, une religion/sorcellerie dont voici les treize principes, trouvés sur le site du Cercle magique de Montréal:
1. Connais-toi toi-même.
2. Connais ton Art.
3. Étudie.
4. Applique tes connaissances avec sagesse.
5. Atteint l'équilibre.
6. Surveille tes paroles.
7. Surveille tes pensées.
8. Célèbre toujours la Vie.
9. Fais Un avec les Cycles de la Terre.
10. Respire et mange correctement.
11. Exerce ton corps.
12. Médite.
13. Honore toujours la Déesse et le Dieu.
Pour se détendre, ses lectures préférées sont encore Harry Potter et les livres de la série Narnia, de C.S. Lewis (1898-1963), un des auteurs les plus connus dans le monde chrétien anglophone, lui qui a mis le message de l'Évangile à la portée des petits comme des grands (2). S'il avait voulu, Doron aurait pu rencontrer le donneur qui ne fut pas son père, mais il ne l'a pas désiré. Le terme «désiré» est important ici, car il ne s'y opposait pas non plus absolument. Le fait était qu'il s'en désintéressait totalement. On pourrait dire que Doron tient plus de sa mère hippie que de son père scientifique. L'encens, le patchouli, le végétarisme, la spiritualité, n'est-ce pas elle?
Afton Blake, la mère – remarquez qu'il n'y a aucune ambiguïté sur la mère, contrairement au père, qui est en un sens Robert Graham, en un autre sens le donneur, le père génétique – est une psychologue transpersonnelle ayant un petit bureau à Los Angeles. Elle élève aussi des chiens Salukis. Elle partage un caractère paradoxal avec son fils: l'un et l'autre sont ouvertement reclus, trop sensibles pour supporter aisément les contacts avec des inconnus, et pourtant ils n'hésitent pas à parler pendant des heures de leur vie privée à un étranger qui se trouve être un journaliste. C'est David Plotz, le journaliste qui réalise l'entrevue, qui trouve la chose étonnante. Quoi qu'il en soit, dans les années 80, Afton a décidé d'avoir un enfant. Elle approchait 40 ans et n'était pas mariée. Après avoir rejeté quelques banques de sperme du Sud de la Californie, parce qu'elles ne fournissaient presque pas de renseignements sur les donneurs, elle se décide pour le Repository for Germinal Choice, qui détaille les talents, la profession et l'apparence des donneurs.
Normalement, la candidature d'Afton aurait dû être rejetée, en tant que femme seule non mariée, mais elle réussit d'une manière ou d'une autre à passer les tests. Elle commence par un sperme nobellisé, sans réussir à tomber enceinte. Elle opte ensuite pour le «Rouge no 28»: le donneur enseigne les sciences pures dans une grande université; il a gagné des prix d'exécution en musique classique; il a un très beau visage étroit, aime nager… et a un léger problème hémorroïdal (honnête, non?). Cette fois, l'imprégnation réussit et en août 1982, son fils naissait, deuxième enfant du centre (donc un des plus vieux des quelque 240 enfants conçus dans le cadre du projet Seed). Elle l'appelle Doron, qui signifie «don» et en fait le centre de son univers. Elle n'a jamais vraiment eu envie de passer du temps avec quelqu'un d'autre que lui. Dans ses termes à lui: «elle a fait de moi le centre de l'univers – et a oblitéré tout le reste dans le même processus». Elle l'a nourri au sein jusqu'à 6 ans, ne l'a jamais incité à avoir de bonnes manières; pendant des années, il ne daignait même pas s'asseoir avec elle pour prendre ses repas. Jusqu'à l'adolescence, ils furent de très bons amis: elle encourageait tous ses intérêts, ne le critiquait, ne le jugeait jamais. Il n'y avait aucune règle – aucune qu'il n'aurait pu contourner, en tout cas. Doron se considère lui-même à l'époque comme une tête de cochon.
Afton n'était pas le genre de parent habituellement associé au spermarché Nobel. Doron ne fut pas encouragé à étudier le Grec ou à prendre des cours de harpe les week-ends, au contraire. Il fut inscrit à une maternelle ouvertement anti-intellectuelle et c'est lui qui demanda plus de rigueur. Il se révéla très tôt être un prodige en mathématiques et un musicien de talent, qualités associées à son père. Doron n'en considère pas moins que ce qu'il est fondamentalement est le fruit de l'éducation que sa mère lui a donnée: «L'ADN de mon père peut m'aider à penser vite, mais ce que je suis, fondamentalement, vient de la manière dont j'ai été élevé par ma mère.»
Il y a quelques années, la BBC a proposé une réunion de famille aux Blake. On avait réussi à localiser le père génétique. Mais comme on l'a noté plus haut, Doron n'était pas intéressé à cette rencontre. À la question de savoir si le fait de ne pas avoir eu de père lui a nuit, il répond qu'il a toujours été fier d'être un enfant de la banque de sperme, que le fait de ne pas avoir de père ne lui a pas manqué, sinon en ceci: «Je ne suis pas un type masculin ou macho. Si j'avais eu un père, j'aurais peut-être mieux su comprendre les hommes; un peu d'expérience en la matière m'aurait aidé à entrer en relations avec eux.»
Robert Graham, le fondateur du Repository, est mort lorsque Doron était au high school. On peut se demander ce qu'il penserait aujourd'hui de son petit chéri, qui avait commencé par se qualifier pour une école de surdoués, pour ensuite se voir offrir une bourse d'études par l'Académie Philips Exeter (New Hampshire), considérée comme un des meilleurs établissements aux États-Unis. Suivant l'évaluation du journaliste qui l'interroge, Doron est vif, direct et articulé, des qualités que Graham aurait sûrement appréciées. Toutefois, l'eugéniste prisait la rationalité autant qu'il méprisait l'émotion. Il espérait que les enfants de son centre de recherche feraient de grandes découvertes scientifiques, or Doron a délaissé les sciences pures pour la spiritualité. Graham ne pensait rien de bon de l'art, alors que Doron vit par sa musique – il ajoute que s'il avait commencé par démontrer des dons musicaux plutôt que mathématiques, il s'intéresserait probablement plus aujourd'hui aux mathématiques qu'à la musique. Graham recrutait des athlètes, Doron n'aime pas les sports de compétition. Graham espérait que ses petits génies changent le monde. Doron n'a pas d'autre ambition que de retourner à Exeter pour exercer la noble (mais non pas Nobel) profession d'enseignant. Pour David Plotz, Doron utilise son super cerveau de la manière la plus subversive qui soit. Ses merveilleux neurones sont la plus belle contradiction qu'on pouvait apporter au discours de Graham sur la génétique et l'intelligence. Ses pensées, qu'il nous communique, sont le déni de tout eugénisme.
Comment se fait-il que nous sachions tout cela? La réponse est un peu cruelle: Afton a permis que la vie de son fils soit exposée aux yeux de tous, tel un Truman Show: lorsqu'il est né, elle a fait Good Morning America; pour son premier anniversaire, elle a posé sur un voilier pour la couverture du magazine Mother Jones; quelques années plus tard, le magazine California a accompagné Dorion dans son trajet en bus jusqu'à l'école. Prime Time Live l'a suivi à Exeter, de même que l'émission 60 minutes. La télévision étrangère a pénétré dans l'établissement, les tabloïdes anglais ont visité son dortoir. Il estime avoir réalisé 100 entrevues au cours de ses 18 ans. Sa vie amoureuse a été discutée dans les journaux. L'ont été également sa difficulté à se faire des amis, son bégaiement, sa tendance, plus jeune, à se vanter de son Q.I. élevé. Pourquoi sa recluse de mère lui a-t-elle imposé une vie publique? Afton est une psychologue et une enfant des années 60. Sa misanthropie naturelle mise à part, elle croit de manière empathique à l'ouverture et à la transparence. Elle n'a jamais rien eu à cacher et Doron a toujours su qu'il était l'enfant d'une banque de sperme. Ce qu'il en pense? «Ça n'a jamais signifié grand chose pour moi. Par contre, si on avait attendu que j'aie 12 ans pour me dire que l'homme que j'avais cru être mon père jusque là n'était pas mon père, si on m'avait dit que j'avais été trompé jusque là, voilà ce qui aurait été horrible.»
Après Exeter, il a rejeté du revers de la main toutes les écoles où se retrouvent normalement ceux qui ont étudié à Exeter: Harvard, Yale, etc. Il a choisi Reed et c'est le seul établissement où il a bien voulu s'inscrire. Maintenant qu'il est à Reed, il ne se conforme pas au style de Reed. Il secrète une forme d'idéalisme suranné, son jeu de rôle se situe quelque part dans les années 70. Il avoue que l'image qu'il se faisait de Reed était un rêve hippie où tout le monde s'aime. Au lieu de cela, il a rencontré «plus de punks que de hippies… c'est plein de gens qui au lieu de vouloir transformer le monde dans un sens positif, préfèrent dire qu'il pue… il y a trop d'alcool, de drogues». Il pense à aller vivre à Bates, dans le Maine ou à Evergreen, dans l'État de Washington – «quelque part où les gens seront remplis d'amour».
Tout ceci ne fait pas de lui un déprimé: c'est plutôt un joyeux esprit de contradiction, somme toute assez bien dans sa peau, intelligent comme un singe, vif comme un serpent. Sa mère aimerait préserver les liens de l'enfance, mais il la repousse gentiment: «Elle a été une mère formidable mais elle ne sait pas lâcher prise.» Afton ne semble pas avoir pensé au fait que toute cette frénésie médiatique pouvait blesser son fils, sans doute parce qu'elle le divinisait. Mais lui y pense: «Il eut beaucoup mieux valu que ma mère ne permette pas que je sois publiquement examiné à la loupe. Ce ne fut certainement pas agréable que de grandir sous le regard de tous. Voilà une chose que je n'ai réalisée que récemment. Je n'ai jamais aimé paraître dans les médias et je ne fais que commencer à en évaluer les effets négatifs sur moi. J'ai toujours été une personne timide, aimant passer du temps seule avec elle-même et le fait d'être en public m'était très désagréable. C'est une des raisons pour lesquelles je pense toujours que les gens ne m'aimeront pas. Je sens toujours qu'on m'examine, qu'on me sonde. Il vaut tellement mieux que les enfants grandissent dans un environnement sain (sécuritaire).» Effectivement, les autres enfants miracle de la banque de sperme de Robert Graham fuient les médias, préférant sans doute développer harmonieusement leurs talents loin des regards scrutateurs du «public». Souhaitons qu'on permettra à ces petits «différents» d'exercer leur action bienfaisante, dans l'esprit des maximes de Dorion Blake, pour qui il n'y a pas de science de la bonté… on pourrait ajouter: ni de l'éthique.


Notes
1) Voir David Plotz, «The Nobel Sperm Bank Celebrity», Slate Magazine, 16 mars 2001. Il y a plusieurs autres articles (une dizaine en date du 01.04.01) reliés au même sujet sur le site du magazine Slate, auquel on peut s'abonner gratuitement, de même qu'un forum.
2) Pour en savoir plus sur C.S. Lewis, qui a peut-être été l'auteur chrétien le plus lu et le plus étudié au cours de ce siècle, voir http://www.vivre.ch/journal/archives/199810cen12pcl.htm et http://cslewis.drzeus.net/

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