La reproduction médiatiquement assistée
Les journaux avaient bien rendu compte, par moments, de quelques phénomènes étranges. En Chine, on avait observé dès les années 80 qu'il naissait dans certaines provinces bien plus de garçons que de filles; des spécialistes nous avaient alors sereinement expliqué que les familles, contraintes à n'avoir qu'un seul enfant, se débarrassaient du premier-né s'il avait le mauvais goût de se présenter sans l'indispensable attribut; il y aurait eu ainsi quelques millions d'infanticides. Le monde s'était apitoyé pendant quarante-huit heures. Puis tout était retombé dans l'universel moulin à banaliser[...]. C'était une époque où il fallait s'émouvoir instantanément de tout et ne se préoccuper durablement de rien."
Cet extrait du dernier roman d'Amin Maalouf (Le premier siècle après Béatrice, Grasset, 1992), brillante incursion dans l'univers morbide de la sélection du sexe, traduit fort bien l'effet aveuglant, voire l'aveuglement de l'éclairage médiatique sur les technologies de reproduction. Il suffit d'ailleurs de lire quelques titres de la presse québécoise des dernières années pour saisir combien cet effet d'aveuglement collectif a déjà commencé à nous faire perdre de vue l'essentiel: "L'élevage de foetus pourrait devenir réalité dans un proche avenir"... "Enceinte de douze enfants"... "Naissance des premiers quintuplés in vitro"... "Un jumeau de rechange au congélateur!"... "L'homme pourrait bientôt mettre des enfants au monde"... "Une Romaine accouche du fils de sa mère"..."La science bientôt en mesure de choisir le sexe du bébé"... "Les embryons congelés sont-ils des enfants en puissance?"... "L'épouse obtient la garde des embryons"...
"Naissance "vierge" en G.B."... "Enceinte de ses petits-enfants"... "L'ex-époux aura la garde des embryons"... etc.
Comment ne pas voir se profiler, à travers la vitrine de tels titres, des mutations anthropologiques sans précédent: emmêlement et repliement incestueux des générations (une fille accouche du fils de sa mère et une mère enceinte de ses petits- enfants); éclatement du caractère sexué et sexuel de l'engendrement et de l'altérité qui s'y joue (de la naissance vierge à l'homme enceint...); congélation littérale des liens de filiation confondus au statut civil (l'épouse - pas la mère, l'épouse! - obtient la garde des embryons... ou l'ex-époux aura la garde des embryons); ou encore réduction des embryons à une production sérielle indifférenciée dont on questionne l'humanité (les embryons congelés sont-ils des enfants en puissance?) ou qu'on s'apprête à produire comme du bétail (élevage de foetus) ou à mettre en marché (le supermarché de l'embryon)...
Comment ne pas réagir à cet incroyable amalgame de "nouveautés" techniques, de dérives, de délires, de transgressions, voire de bavures (1) enrobées de l'aura de prouesses biomédicales? Simplement parce que distillés à petites doses sur des années et noyés dans une information dite "générale", virant de plus en plus aux "faits divers", ces titres ont déjà si bien martelé l'inconscient collectif qu'ils filtrent désormais notre conception des êtres... au point de trouver quasi "normal" que "la science soit bientôt en mesure de choisir le sexe du bébé"... et de ne s'émouvoir du clonage d'embryons que quelques heures pour retomber aussitôt dans l'amnésie.
On rétorquera qu'il ne s'agit ici que de titres, sensationnalistes par nature! Si ces titres n'étaient pas de parfaits condensés des expériences en cours, de leurs enjeux et de "l'inconscientifique(2)" qui les anime; s'ils ne contribuaient pas à confondre davantage tous les jours fantasmes et réalités; et si les textes n'étaient pas, en général, de la même mouture que ces titres: on se formaliserait sans doute moins de leur caractère outrancier et indécent. Mais pour ouvrir les ventres, il faut d'abord "ouvrir les têtes" et rendre pensable l'impensable. Bref, il faut légitimer... D'où l'incroyable propension à tordre le sens des mots, en qualifiant par exemple de "thérapeutique" l'insémination artificielle par donneur, comme si le fait de prendre médecin plutôt qu'amant rendait cette intervention "cache-sexe", "thérapeutique" pour autant! D'où l'inflation d'acronymes accrocheurs, véritables formules publicitaires, tels que les Life Doctor de la Life Clinic de Toronto, le Gift (variante de la fécondation in vitro), ART (artificial reproductive technologies) ou encore VIP (very important pregnancy), pour désigner alors ces grossesses. D'où surtout l'importance de l'imposition par les praticiens d'un schéma d'analyse pour le moins partiel et partial qui, repris ad nauseam par les médias, occulte la genèse et les enjeux de fond et permet de légitimer à l'avance chaque nouveau tour de vis de cette industrialisation de la reproduction.
À titre d'illustration du caractère problématique du traitement médiatique de ces questions et de leur impact sur l'éthique et la démocratie, nous avons retenu trois exemples: celui du clonage d'embryons humains, certaines stratégies de marketing conduisant à des articles frisant les publi-reportages et enfin "l'enfantement médiatique" du phénomène des mères porteuses.
Clonage médiatique... Life is Xerox and I am just a copy...
Le 13 octobre dernier, lors du Congrès des associations américaines et canadiennes de fertilité et d'andrologie, Hall et al. (nom prédestiné pour une telle aventure du Grand Tout) concluaient leur résumé sur le clonage d'embryons humains en disant qu'il leur fallait obtenir la permission pour poursuivre et élargir la recherche sur des embryons humains viables! Merveilleux, non? Ils violent les directives d'à peu près tous les comités d'éthique du monde, opposés à un tel aventurisme, pour demander la permission a posteriori d'aller encore plus loin?
Paradoxalement, c'est pourtant un scénario classique dans ce domaine! Les limites du faisable et du pensable ont constamment été repoussées par des passages à l'acte successifs, plus ou moins rapidement légitimés par le sensationnalisme médiatique, la sidération des gens assimilée à leur acquiescement - aussitôt qualifié de consensus - , l'attentisme des pouvoirs publics et le confinement de la réflexion éthique à des perspectives de légitimation ou de gestion... remises en cause par de nouveaux passages à l'acte... Ainsi, en 1978, la naissance de Louise Brown, ce "premier bébé éprouvette" venait briser un moratoire des scientifiques dans le domaine, et cela après 10 ans d'expérimentations sur des milliers de femmes que le Conseil de recherche médicale britannique avait initialement refusé de financer, invoquant alors l'insuffisance de recherches sur des modèles animaux adéquats(3). De même, les premières congélations d'embryons en France ont été menées sans l'aval du Comité national d'éthique, les premières micro-injections d'un spermatozoïde sous la zone pellucide de l'oeuf se sont faites contre l'avis de ce comité, etc., etc.
Dans le cas du clonage d'embryons humains ce scénario du passage à l'acte semble, du moins pour l'instant, fonctionner à merveille. Alors qu'elles auraient dû logiquement condamner une telle délinquance scientifique, deux puissantes associations médicales nord-américaines ont non seulement accepté mais gratifié cette présentation sur le clonage humain du prix de l'une des meilleures communications du Congrès! Il est vrai qu'en matière de directives éthiques sur les technologies de reproduction on ne peut trouver conception plus élastique de l'éthique que celle de la Société américaine de fertilité dont Erwin Chargaff a déjà écrit que: "la plus vorace des chèvres n'aurait pas écrit un manuel de jardinage plus permissif!(4)". Quant à la Société canadienne de fertilité qui vient de publier un avis dit "éthique" autorisant rien de moins que la vente d'ovules et de zygotes (embryons au stade précoce), elle nage manifestement dans les mêmes eaux!
Les médias quant à eux, du moins d'après un aperçu sommaire d'articles du New York Times, du Times et de quelques quotidiens québécois publiés dans la foulée de l'événement, semblent avoir rapidement emboîté le pas aux "cloneurs"... Sauf louables exceptions(5), ils ont endossé sans sourciller les prétendues justifications avancées par les chercheurs, à savoir qu'il ne s'agissait pas véritablement de "cloning" mais davantage de "twining" visant à créer plus d'embryons quand "le couple", (sic) "n'en produit pas suffisamment pour la fécondation artificielle". (New York Times). Avec de tels présupposés, les questions dites "éthiques" ont été essentiellement centrées sur certains usages éventuellement "problématiques" du clonage (double congelé pour des greffes, etc.) agrémentés de collages de propos éclatés avec en prime, dans le magazine Times, un sympathique portrait de Hall et de ses collègues, le tout doublé d'un imparable sondage...Pour comprendre le caractère partiel et quasi frauduleux des justifications avancées par ces chercheurs, il faut savoir que:
1) il est extrêmement rare, vu le caractère musclé des stimulations ovariennes auxquelles sont généralement soumises les femmes en fécondation in vitro, qu'elles n'aient qu'un ovule mature (ovocyte) susceptible d'être fécondé. Dans ce contexte, le clonage est aussi absurde qu'une chasse à la mouche à coups de canon!
2) plusieurs équipes de fécondation in vitro ont montré, lors du sixième congrès mondial de la FIV en Israël, que pour plusieurs indications médicales les "taux de réussite" étaient aussi élevés avec un seul embryon qu'avec deux ou trois;
3) bien que cela soit éthiquement fort discutable, les praticiens de la FIV peuvent également utiliser des gamètes ou des embryons d'autrui: soit grâce à un "don", "rétribué ou non" d'embryons ou d'ovocytes;
4) sans approuver aucunement ces pratiques, des recherches comme celles sur la maturation des ovocytes peuvent théoriquement permettre, à partir d'un morceau d'ovaire, de produire plusieurs ovocytes et donc éventuellement plusieurs embryons. Bien que cela soit encore au stade expérimental, on dispose également des moyens techniques pour le faire à partir d'ovaires de cadavres, voire même d'embryons. Le problème semble ici moins d'ordre technique que d'ordre de légitimation sociale... Mais vu l'incroyable "surf" qu'on a réussi à faire jusqu'à présent sur la douleur de certains couples infertiles pour justifier souvent n'importe quoi, y compris les contrats de gestation et le clonage humain, rien n'est désormais vraiment impossible...
5) on s'étonne que personne n'ait interrogé cette notion du nombre prétendument "insuffisant" d'embryons à féconder. D'autant plus que, soit dit au passage, nous sommes presque tous nés d'un seul embryon! En fait, on a raté une belle occasion de remettre en question cette production sérielle d'embryons aux effets souvent iatrogènes d'embryons caractérisant désormais la FIV et constituant le véritable marchepied idéologique du clonage !
Rappelons que les traitements hormonaux visant à forcer la production simultanée de plusieurs, voire de dizaines d'ovules matures et coûtant de 2 000$ à 4 000$ par cycle, représentent tant pour les compagnies pharmaceutiques que pour les praticiens impliqués, l'un des principaux moteurs financiers de la fécondation artificielle. Or, c'est l'ignorance des mécanismes d'implantation de l'embryon dans l'utérus (ignorance responsable de plus de 70% des échecs) qui a poussé de nombreuses équipes de FIV à administrer des "cocktails hormonaux" variés et cela, comme l'a souligné l'Organisation mondiale de la santé, sans évaluation systématique et rigoureuse de leur innocuité, et sans suivis à long terme de leurs effets sur la santé. En "boustant" ainsi l'ovulation, les praticiens cherchent à obtenir plus d'ovocytes, à transférer plus d'embryons, espérant augmenter de la sorte les taux dits "de succès" (taux oscillant toujours entre 5 et 15% dans les meilleures équipes), et ils peuvent également stocker des embryons pour des essais de transfert ultérieur, ou pour des dons à d'autres couples ou à la recherche...
On a vu ainsi s'emballer un fol engrenage: stimulation ovarienne, risques d'hyperstimulation, de risques de kystes ovariens, d'ovariectomie, voire de mort, échographies en nombre, ovocytes multiples, embryons "surnuméraires", embryons congelés, donnés, jetés, transférés dans l'utérus ou les trompes à coup de 2-4-6 et parfois 9, risques accrus de fausses couches et de grossesses ectopiques, embryons éliminés (ou parfois ratés) par réduction embryonnaire (avortement sélectif sous guidage échographique), embryons congelés objets de litige entre parents divorcés ou entre couples traités et équipes brouillées, embryons rejetés à un ou à plusieurs dans des fausses couches multiples, ou conduisant à des grossesses et des accouchements très médicalisés ou encore, par bonheur, à des naissances heureuses, ou parfois moins heureuses d'enfants à problèmes, quand ce n'est pas le nombre qui fait lui-même problème.
Pour la première fois de l'histoire de l'humanité, on a donc procédé, généralement avec l'aval des instances dites éthiques, à la production en série d'êtres potentiels, appelés d'office "surnuméraires", ce qui n'est pas sans rappeler "ces vies qui ne valaient pas la peine d'être vécues". On a ainsi modifié le caractère généralement singulier de l'enfantement, transformant à la fois dans l'entre-chair et dans l'imaginaire collectif, le sens même de l'être en gestation... Et cela dans une logique de fuite en avant, pour asseoir la légitimité et poursuivre la diffusion prématurée de la FIV par des moyens aux effets pervers et potentiellement iatrogènes visant à en réduire les taux d'échecs.
Si cette production sérielle d'humains potentiels, appelés pour certains à naître et pour d'autres à n'être qu'objets de recherche, apparaît comme le marchepied du clonage, c'est non seulement que le clonage en dérive directement mais aussi à cause de la parenté maintes fois invoquée entre les accouchements multiples de la FIV et le clonage présenté comme simple technique de gémellité. Pour certains, il n'y a pas de différence entre une femme qui a douze embryons dont huit seront congelés et quatre transférés, permettant la naissance de triplés puis cinq ans plus tard celle de jumeaux issus des embryons congelés et une autre femme qui, faute d'embryons "suffisants", aura à quelques années d'intervalle, le "jumeau" de son premier enfant! Et évidemment, qui peut s'opposer aux jumeaux? Surtout avec la flambée des triplés et des quadruplés de la FIV, responsable de 25 fois plus de grossesses multiples, cyniquement présentées comme des exploits médicaux!
La gémellité apparaît ici d'abord comme une stratégie de légitimation susceptible d'apaiser l'opinion publique, alors que dans les faits, le propre du clonage est de pouvoir dédoubler, de façon exponentielle et à des dizaines d'exemplaires, les premiers doubles obtenus. C'est ce qu'on fait déjà chez Alta Genetics à Calgary, l'un des plus grands exportateurs de clones de vaches. Certains prétendront que la technique de Hall n'est pas du "véritable clonage" alors qu'elle renferme les mêmes redoutables potentialités. D'autres ajouteront qu'on se contentera, chez l'humain, de produire deux ou trois clones seulement... comme on a déjà dit qu'on ne ferait jamais de clones!
Certains éthiciens réputés, comme le Dr. Joseph Fletcher, prétendront que le clonage représente en quelque sorte une manifestation même d'humanité :
"Man is a maker and the more rationally contrived and deliberate anything is, the more human it is. Therefore [...] laboratory reproduction is radically human compared to conception by ordinary heterosexual intercourse".
(New York Times, 30 oct. 1993)
Bref, sous l'oeil attentif de tels éthiciens tout est prêt pour passer de la "quasi-animalité" des conceptions sexuelles ordinaires à "l'humanité supérieure" des conceptions clonées... pour le meilleur des mondes !
Reproduction médiatiquement assistée
Vu la conception libérale de l'information, les penchants sensationnalistes, la rareté des journalistes spécialisés dans les questions de biomédecine, on peut comprendre la difficulté de traiter à fond d'une question comme celle du clonage humain. On s'explique mal, toutefois, l'absence de sens critique, voire de la plus élémentaire mise à distance de certains médias, aboutissant en fait à servir certaines stratégies publicitaires.
En janvier 1991, le Journal de Montréal consacrait une pleine page à l'insémination artificielle par donneur et à la congélation de sperme pratiquée à l'Institut de médecine de la reproduction de Montréal sous le titre accrocheur: "Banque de sperme: n'est pas donneur qui veut! " suivi du sous-titre: "Des étudiants payés 320$ par mois pour leur sperme!", parfait exemple de publi-reportage déguisé.
On soulignait d'entrée de jeu que 75 % des donneurs étaient écartés puisqu'à moins de 100 millions de spermatozoïdes, leur sperme était jugé non performant, valeur manifestement autant symbolique que scientifique, une telle banque ayant une qualité de sperme nettement au-dessus de la moyenne... On indiquait ensuite que les jeunes étudiants retenus pour leurs "bons et loyaux services" pouvaient donner du sperme deux fois par semaine pendant 2 ans, et qu'ainsi, à raison de 40$ pour chaque "don"... ils pouvaient payer leur loyer! Combien de paillettes de sperme, ou doses d'insémination, sont produites à partir du même éjaculât? À l'Institut, on a répondu à un éventuel "donneur" que chaque éjaculât était divisé au moins en deux doses d'insémination. Mais à titre indicatif, en France, chaque éjaculât est généralement divisé en 25 paillettes ou doses d'insémination, ce qui constitue l'une des clés de compréhension de cette nouvelle économie de l'insémination, qui représentait en 1986 aux États-Unis un marché de près de 165 millions de dollards, selon l'Office of Technology Assessment. Bref, à supposer que cet institut privé ne tire que deux doses par éjaculât, cela pourrait néanmoins signifier qu'à raison de 200 "dons", et donc d'au moins 400 doses d'insémination par donneur, cet individu pourrait être le géniteur d'une quarantaine d'enfants, pour un taux de succès de 5% à 10 % par insémination artificielle. Si on divise l'éjaculât en autant de paillettes qu'en France ce serait alors quelques centaines de descendants éventuels. Au plan de l'éthique médicale (risques de consanguinité), ces questions auraient mérité d'être soulevées. De même on s'étonne du caractère promotionnel d'un tel article incitant de jeunes hommes à vendre leurs gamètes, sans aucune question sur leur responsabilité à l'égard d'enfants potentiels privés délibérément dès l'origine d'une partie de leurs généalogies et sans la moindre analyse des enjeux présidant à de telles mises en scène pour de telles mises enceintes. L'insémination artificielle, rappelons-le, étant une opération "cache-sexe", plus idéologique que médicale!
C'est la même absence de sens critique, voire d'élémentaire mise à distance, qui caractérise l'article sur les services de congélation de sperme offerts par l'Institut. Une fois encore, l'information banalise l'opération sans aucune mise en contexte tout en faisant une publicité fort complète (frais de congélation du sperme environ 100$ par année et 500$ pour la vasectomie initiale). Quand on sait que le Québec détient les plus hauts taux de stérilisation volontaire des pays développés avec un taux dépassant 40% des couples, et que de plus en plus d'interventions et notamment d'insémination et de fécondation artificielles visent justement à tenter de restituer la fertilité, on aurait pu s'attendre à une mise en contexte minimale... On a préféré plutôt légimiter les choses, en invoquant quelques exemples repoussoirs comme ceux de certaines banques de sperme américaines offrant aux gens qui ont des métiers à risques ou à des voyageurs qui partent en excursion dangereuse, de congeler leur sperme...
Rappelons au passage que le groupe Péladeau, propriétaire du Journal de Montréal, a contribué au financement de l'Institut de médecine de la reproduction de Montréal sur lequel portaient justement ces articles et notons que de 1990 à 1993, la moitié des articles de ce quotidien, consacrés aux technologies de reproduction portaient, directement ou indirectement, sur cet Institut.
Ce n'est pas la première fois que certains leaders des technologies de procréation utilisent la presse pour légitimer leur pratique et élargir leur clientèle. En août 1987, le Dr Miron, l'un des dirigeants de l'Institut de médecine de la reproduction de Montréal, alors praticien à l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, convoquait, à 24 heures d'avis, par le biais de l'une des plus grosses agences de communication de Montréal, une conférence de presse. En moins de deux, toute la presse montréalaise ou presque (65 journalistes) accourut sur les lieux ! On y annonça, la conception d'un premier bébé, suite, disait-on, à un GIFT, prétendant alors des taux de succès de 35% qui firent la manchette, alors même qu'il n'y avait qu'une grossesse débutante de deux mois et donc encore 0% de succès!!! Il était donc pour le moins prématuré de crier victoire. Interrogé sur cet empressement, fort discutable au plan éthique, ce praticien m'avoua quelques mois plus tard qu'il voulait éviter que le Centre privé du Dr Cardone ou que la clinique du CHUL à Québec n'annonce la primeur avant lui. Pour des couples qui s'expliquent mal que l'enfant désiré ne vienne pas au rythme de leur volonté, voir ainsi en première page des journaux des taux de 35% est plus que tentant. Cet exemple criant de désinformation relève certes d'une forte compétition médicale, mais relève également de la difficulté des journalistes peu familiers avec un tel dossier, et à la remorque d'agences de communication, de remettre en question un certain discours médical qui se présente comme "discours de vérité."
Nées dans des feuilles de chou...
En avril 1975, le quotidien californien San Francisco Chronicle's publiait cette annonce:
"Mari sans enfant avec épouse stérile veut bébé éprouvette. Origines anglaises ou nord-ouest-européennes. Toutes réponses confidentielles. Indiquez tarif et âge. Écrire au journal. No 16297."
Une femme accepta d'être artificiellement inséminée, de mener une grossesse à terme et de donner cet enfant au géniteur qui lui versa 7 000$ plus les 3 000$ de frais d'avocats. À la naissance de l'enfant, il raconta son histoire à un reporter du même journal. Cet article, répercuté par les agences de presse américaines et de nombreux quotidiens, inspira l'avocat Noël Keane, promoteur américain du commerce de l'enfantement, qui publia à son tour une annonce dans des journaux universitaires. Intrigué, un journaliste d'Associated Press publia un article truffé d'arguments du type "Que peut-il y avoir de mal à vouloir un bébé à aimer?" Et cet article fit à son tour boule de neige.
Bref, en moins de deux annonces et de trois articles complaisants et sensationnalistes, le "boomerang médiatique" était lancé: petites annonces, reportages sur la mère, le géniteur, l'adoptante et surtout l'avocat qui profite alors de la publicité pour élargir la clientèle et relancer le boomerang médiatique. C'est d'ailleurs largement l'aval de tels avocats ainsi que la caution scientifique d'un médecin et d'une éprouvette qui aidèrent sans doute la presse à légitimer une telle publicité et cela bien que cette annonce était scientifiquement et juridiquement frauduleuse, puisqu'aucun "test-tube baby" n'avait encore été conçu en 1975 et qu'aucune loi n'avait été prévue pour une pratique encore aussi impensable. Bref, comme le souligne Keane lui-même: "S'il n'en avait été que des experts, ce phénomène n'aurait jamais levé de terre. Ce sont les médias qui l'ont rendu possible!"
On a vu le même schéma en spirale, dès 1982 en France, avec les reportages exclusifs d'Urtizverea dans Parents sur Patricia, la première "mère-porteuse" française, également recrutée à l'aide d'une petite annonce; reportages repris pendant deux jours presque mots pour mots, sans plus d'enquête, dans plus de quarante articles de quotidiens.
La presse a non seulement contribué à lancer le phénomène mais elle a profondément modelé dans l'inconscient collectif de nouvelles représentations et une nouvelle symbolique de la procréation où les schémas de filiation et les alliances des sexes sont bouleversés. Des titres "flash" comme "location d'utérus" ou "utérus de secours" ont joué un véritable rôle de "brise-glace idéologique", faisant éclater dans l'imaginaire le continuum de l'expérience corporelle et psychique de l'enfantement, étape indispensable pour légitimer l'expansion des autres technologies de procréation. De même, l'expression "mère porteuse" a opéré dans l'imaginaire social une coupure radicale entre la mère et son enfant, réduisant l'engendrement à une simple fonction de portage tout en faisant de ces femmes - "louées à elles-mêmes", le corps en sursis et le sentiment étouffé, bref de ces femmes psychologiquement muselées - des anges de générosité ou des putains de la procréation. En outre, en confondant dans l'expression "mère porteuse" ces femmes avec le phénomène social, comme dans le cas de la prostitution, on a eu largement tendance à faire porter tout le poids de l'affaire à ces seules femmes, comme si elles en étaient les instigatrices et les seules responsables.
En fait ce phénomène des "mères porteuses" est porté par bien d'autres que par les seules mères. Cette taylorisation de la maternité passe par le circuit complexe des médias, "colporteurs de nouvelles"; des avocats "porteurs de contrats"; des médecins "porteurs de canules de sperme"; des psychologues qui, "supposés "supporter" ces mères", "supportent" surtout l'entreprise; du géniteur "porteur de semence et d'argent" lui permettant d'emporter un enfant porteur de ses gènes, pour le porter éventuellement à une autre femme qui en portera largement la charge... Bref, avec une telle "chaîne de porteurs", il est pour le moins abusif de faire porter tout le poids du commerce de l'engendrement aux seules mères dites porteuses...
Non seulement ce phénomène est-il né dans une presse flirtant avec la publicité, mais ce phénomène a été engendré dans et par le langage. D'ailleurs, l'essence même de l'enfantement contractuel est d'assujettir le corps au langage, de faire prévaloir le signe (monétaire et contractuel) sur l'expérience de l'enfantement. À tel point que ce phénomène, induit à l'origine par une volonté de paternité génétique à tout prix, en arrive à transposer les métaphores corporelles masculines de l'aliénation du sperme, c'est-à-dire de la coupure et du doute caractérisant la paternité, à la mère qui sera amenée à dire, contre toute évidence, "cet enfant que je porte ce n'est pas mon enfant". Alors que la paternité a toujours été d'abord acte d'alliance et de reconnaissance verbale par la mère, il suffirait désormais d'un mot, enrobé d'argent, pour défaire la chair de la chair, pour faire prévaloir l'éjaculât sur l'enfantement, pour faire éclater l'intégrité physique et psychique de la mère.
Mais évidemment, que valent de telles analyses face à des reportages-photos de couples heureux et d'enfants rieurs, ou face aux rebondissements sensasionnalistes de procès déchirants qui feront la une des médias pendant des semaines? Si 20 ans plus tard, le même "boomerang médiatique" continue de tourner, si le même sensationnalisme enrobé d'histoires à caractère humain et la même naïveté douteuse continuent à faire des "petits", comme on l'a vu récemment dans une série de reportages de La Presse sur une mère trois fois porteuse (grâce à des informations obtenues du Journal de Montréal), on peut se demander si malgré les meilleures volontés, une certaine presse peut encore être un véhicule de pensée ou d'analyse et assumer sa responsabilité sociale en la matière.
Questions de science ou de faits divers?
Une analyse préliminaire de la presse québécoise de 1988 à 1993 indique que sur les quelque 260 articles de la période(6) près des deux tiers sont consacrés à l'événementiel: les nouveautés techniques et sociales occupant 40% (premiers quintuplés en FIV, première grand-mère porteuse); les prises de position d'organismes ou d'associations retenant 24% de l'espace, la Commission royale d'enquête sur les NTR, 22%, et les litiges devant les tribunaux, 18%. Près de 50% des articles sont des traductions de dépêches d'agences de presse, souvent reprises par plusieurs quotidiens. Moins de 47% des articles sont signés, et ils le sont par 74 auteurs(es) différents(es), dont 51 n'ont écrit qu'un seul texte. Seulement quatres journalistes ont écrit de cinq à sept articles et cela sur une période de six ans et ces derniers semblaient alors relever du secteur "général" ou de la condition féminine, mais non pas des secteurs santé, science ou technologie. Bref, aucun journaliste n'a pu suivre régulièrement et assidûment ce dossier et il est à parier que les moyens mis à leur disposition étaient en général fort minces...
Bien que ces technologies, véritables vis sans fin modifiant l'être humain et sa conception, constituent des questions de société fondamentales, demandant une information rigoureuse, suivie - une information mettant en relief les incertitudes, questionnant les prémisses et les dérives de ces technologies - les médias québécois semblent être souvent tombés, avec une certaine légèreté, dans le "fait divers", sans prendre la pleine mesure, semble-t-il, ni de l'ampleur des mutations en cours, ni de leur responsabilité sociale à cet égard. Privilégiant les faits bruts et les diverses prises de position, les médias ont manifestement négligé l'analyse des raisons d'être, de la nature, des enjeux, des coûts sociaux et des ratés de ces technologies, seuls moyens pourtant d'en saisir le sens, la portée et de décoder ainsi l'image du futur que nous réserve ce présent masqué. C'est parfois cette absence d'analyse-et même de regard critique - qui a conduit à multiplier les perles du type: "Les premiers quintuplés "in vivo" [...] ont passé leur première journée hier sans aucun anicroche. [...] Deux d'entre eux respiraient par eux-mêmes hier, tandis que les trois autres ont dû être reliés à des respirateurs." (La Presse, 13 janvier 1988); ou encore: "Les enfants, sous observation aux soins intensifs, se portent bien." (La Presse et Le Journal de Québec, 3 février 1988).
Ce sont moins les journalistes pris individuellement qui nous semblent responsables d'un tel état de fait que l'organisation structurelle des médias, la conception de l'information qui y prévaut et la réduction de l'éthique à la déontologie professionnelle. Pour dire ici les choses rapidement, les médias semblent avoir une conception du politique encore obnubilée par la politique politicienne et la conversion du tout à l'économique du Québec Inc. des années 80, et cela à l'aube d'un XXIè siècle marqué par une emprise croissante de l'industrie du vivant sous toutes ses formes, bref, d'une nouvelle figure du biopouvoir sur le corps individuel et social.
Éthique, responsabilité et prudence
Les exemples évoqués traduisent bien l'inféodation des médias au discours biomédical dont ils reprennent largement les catégories, les schémas d'analyse et les justifications pour amplifier, avec un sens parfois aigu du sensationnalisme, l'effet de légitimation. Il y aurait donc lieu d'interroger la façon dont les médias, dans les sociétés démocratiques, s'acquittent de leur tâche d'information dans le processus global d'évaluation sociale des technologies. Et on peut s'inquiéter parfois de la myopie avec laquelle ils réduisent les questions éthiques à une approche "administrative", centrée sur le "que faire", sans interroger le bien-fondé et les impacts sociaux de telles pratiques. Certes, comme pour se décharger de l'exigence de penser, et de penser notamment le rôle de la presse face à ces PMA que certains ont qualifiées à raison de "procréation médiatiquement assistée" (Marcus-Steiff, 1989); comme pour éviter de penser les enjeux et les effets potentiels de cette emprise technique sur l'engendrement, on
évoquera parfois de façon lapidaire certains problèmes éthiques. On les ramènera alors à des questions du style "à qui appartiennent les embryons congelés?" et on en traitera de façon assez vague et brumeuse.