Psychologie cycliste

Louis Valcke

 Avant mon départ, j'avais lu quelques récits de pèlerinages cyclistes. Leurs auteurs en faisaient pour la plupart toute une odyssée, en particulier l'un d'entre eux qui tenait à partir à 6 h du matin, pour pouvoir s'arrêter de midi à trois heures et éviter ainsi les heures les plus chaudes de la journée, surtout en Espagne. Mais quand on sait qu'en Espagne particulièrement il est à peu près impossible de trouver une simple tasse de café avant 9 h, on peut aisément imaginer le plaisir maso qu'il y a à commencer la joumée par trois heures de pédalage à jeun!

Quant à moi, j'enfourchais rarement ma bicyclette avant 9 h 30, après un honnête petit déjeuner, et je roulais à mon aise jusqu'en fin d'après-midi, comptant une moyenne de 18 km/ h. Avec un bon arrêt vers 13 h, cela me faisait de 100 à 120 kilomètres par jour, ce qui n'a rien d'excessif. Par ailleurs, en ce mois de juin particulièrement humide et froid, je n'eus jamais à souffrir d'un excès de chaleur, même en Espagne. En cette année où commençait la panique du cancer solaire, on m'avait vivement conseillé de me munir d'une crème pour la peau, « au moins de degré 15 », insistait-on. Inutile de dire qu'à mon arrivée à Saint-Jacques, le tube n'avait pas encore été entamé et que je n'avais subi aucun des redoutables coups de soleil que l'on m'avait prédits.

En France, même les plus petites routes secondaires sont fort bien entretenues et leur recouvrement paraît dater de la veille. Le plus étonnant est qu'on ne voit presque jamais de sections en cours de réfection, et dans tout mon périple, je n'ai rencontré qu'un seul vrai détour pour travaux en cours, long, il est vrai, d'une dizaine de kilomètres. Et ces petites routes qui serpentent calmement à travers la campagne ont retrouvé tout leur charme d'antan, car seul le trafic le plus local, de village en village, y passe encore, les automobilistes pressés, et ils le sont tous, empruntant évidemment l'excellent réseau des autoroutes. Comme quoi, avis aux écolos, la grand-route moderne a pour effet heureux de restaurer la poésie et le calme de la campagne.

Très vite s'installe une sorte de routine journalière. Les dix premiers kilomètres servent de mise en jambe. Puis vient la partie la plus dure, où les kilomètres s'additionnent lentement jusqu'à atteindre environ 35. Arrivé à ce niveau, je me sentais le plus souvent en pleine forme, tout au plaisir de pédaler sans effort, de sentir l'air pénétrer les derniers alvéoles de mes poumons, de compter les battements assurés de mon cœur, joie physique due sans doute à un supplément d'endomorphines. Vers le kilomètre 60 s'opère comme un renversement psychologique : on n'accumule plus les kilomètres, mais on les décompte et par groupe de dix. Cela se fait allègrement: une fois qu'on a soixante kilomètres dans les jambes, qu'est-ce qu'une dizaine en plus? J'atteins ainsi les 100 kilomètres, et je me dis que ma journée est faite et qu'il ne me reste plus qu'à trouver un logement agréable. Mais cela peut facilement demander de 20 à 30 kilomètres de plus. Au-delà de 130, ce qui est quand même arrivé plus d'une fois, là, je trouve que j'en ai assez fait, et mon humeur risque de tourner à l'aigre. Jamais cependant je n'ai été surpris par la nuit, d'ailleurs en cette saison, il fait encore suffisamment clair bien au-delà de 10 h du soir.

L'euphorie de la bonne forme physique, pour agréable qu'elle soit, ne se produisait évidemment pas automatiquement ni sur commande, et j'ai le souvenir de fins de parcours particulièrement pénibles, de kilomètres particulièrement longs.

Ce soir-là, par exemple, j'avais prévu trouver logement à Vallon-en-Sully, mais après un rapide tour du village, je me rends compte que, non, il n'y aura pas moyen de coucher ici. Une obligeante taxiwoman – si c'est le mot qu'il faut employer – me confirme que je ne trouverai rien ici, rien non plus avant Chapelaude, qui est encore à 18 kilomètres, mais là, oui, elle connaît une auberge. Une heure plus tard, à Chapelaude, je trouve aisément l'auberge en question, mais à mon étonnement, l'accorte patronne me dit, sans autre précision, qu'elle n'est pas «conforme », et qu'elle ne peut donc m'accueillir. Je n'ai jamais su à quoi elle ou son hôtel n'était pas conforme. J'en étais d'autant plus étonné que l'auberge s'annonçait par une enseigne claire et sans mystère – toutefois, devant l'air résolu et inflexible de la dame, je n'ai pas insisté longtemps. Elle me dit que je ne trouverais rien avant Montluçon, 12 kilomètres plus loin sur la grand-route. Ce qui m'arrangeait d'autant moins que Montluçon n'était aucunement sur l'itinéraire que j'avais prévu, et que, demain, je devrais donc refaire ces kilomètres en sens contraire. Dans les circonstances cependant, il ne me restait qu'à enfiler cette morne grand-route...

Or, j'avais à peine franchi un premier kilomètre qu'un panonceau signale un gîte d'étape que je devrais trouver le long du chemin de terre, à vrai dire peu accueillant, qu'indique la flèche. Je m'y engage avec une certaine méfiance, estimant que j'avais atteint mon quota de kilomètres inutiles pour la journée. Le chemin serpente et se faufile sous un viaduc où, depuis longtemps, aucun train ne passe plus. Même ses remblais ont été nivelés et il surgit, isolé en pleine campagne, tel un arc de triomphe incongru accueillant le visiteur égaré. Mais, effectivement, quelques méandres plus loin apparaît en pleine campagne une maison isolée, à l'enseigne de madame Petit. Cette bonne dame m'accueille très chaleureusement et me rassure: il lui reste encore une chambre, mais, me dit-elle avec un air d'excuse, je serai logé sous les combles. La chambrette, toute propre, était parfaite sous son plafond pentu, avec son lanterneau donnant sur la campagne. J'accepte d'enthousiasme et me demande à part moi pourquoi l'aubergiste «non conforme », qui devait certainement connaître l'existence de ce gîte, ne me l’avait pas signalé, malgré mon insistance. Jalousie, peut-être, du réseau hôtelier établi à l'égard de ces nouveaux venus que sont les gîtes d'étapes? Je n'en sais rien et je n'ai pas approfondi la question. Toujours est-il que j'ai juste le temps de prendre une bonne douche, me dit l'hôtesse, et que la table d'hôte m'attend.

Je me souviendrai longtemps de ces agapes, présidées par l'aimable madame Petit en personne, et arrosées d'un excellent bourgogne offert à discrétion. Un comprend que, à ce régime, l'ambiance parmi les quatre hôtes de passage sera vite ensoleillée, et que, quant à moi, ce souper bourguignon restera un des plus agréables de tout mon voyage et aussi, j'aurai l'occasion d'y revenir, parmi les plus étonnants et les plus instructifs...

Autres avatars cyclistes

Les meilleures choses ont une fin et alors qu'hler soir, la lucarne de ma chambrette s'éclairait d'un très beau coucher de soleil, ce matin, hélas, le ciel s'est couvert et de sombres nuages roulent jusqu'à l'horizon. Voilà qui ne promet rien de bon et, de fait, m'attendait ce qui fut la journée la plus éprouvante de mon périple.

J'avais avec moi une petite enregistreuse qui me permettait de noter, jour par jour, les faits saillants de la route, sans devoir m'astreindre, arrivé à l'étape, à les mettre par écrit. Or, ce jour-là, à entendre ma voix, je devais être au bord de la déprime! Je paraissais transi, ma voix était lente, hésitante, presque inaudible.

C'était un de ces jours où les montées semblent quatre ou cinq fois plus nombreuses que les descentes, ce qui, d'ailleurs, correspond à la réalité tant du point de vue de la durée des unes par rapport aux autres que du point de vue de l'effort physique, où la disproportion est encore beaucoup plus grande. Mais cela est particulièrement vrai aujourd'hui, où j'ai l'impression de monter tout le temps. Dans la pluie et à contre-vent chaque tournant de la route me donne la promesse d'une descente proche, mais, ô frustration continue, les rares fois où la route tient cette promesse, la descente est beaucoup trop raide et rapide. Au fil de mon voyage, je développerai d'ailleurs une aversion paradoxale à l'égard des descentes, qui ne donnent guère de répit, tout en laissant se perdre en quelques secondes l'énergie potentielle si durement gagnée... J'ai à peine le temps de relaxer, les roues sifflant sur l'asphalte détrempé, que je dois déjà m'arc-bouter, changer de plateau et de pignon et recommencer à compter, à l'obsession, chaque coup de pédalier.

J'arrive finalement à Guéret, d'où je voulais descendre vers Bourganeuf sur la D940. Je trouve cette route, mais rien n'indique dans quel sens il faut la prendre. Comme en ce jour de malchance j'aurais dû m'y attendre, au sortir de la ville, je me rends compte que je me dirige vers La Châtre, tournant le dos à Bourganeuf. Revenu au centre-ville, je vois un panneau temporaire signalant « Bourganeuf, détour pour camions » mais rien n'indiquait la route à suivre pour les non-camions. La signalisation française m'a souvent semblé bizarre et aléatoire, indiquant tantôt une grande ville située à quelques centaines de kilomètres, tantôt un patelin tout proche, sans que rien n'indique si le patelin est dans la direction de la ville. Finalement, après plusieurs tentatives qui, désespérément, me ramènent toutes à mon point de départ, une flèche me donne: « Bénévent-l'Abbaye 25 km ». Plutôt que de continuer à tourner en rond, je décide de prendre cette direction.

Le temps s'est amélioré quelque peu mais je n'y gagne rien car les ondées occasionnelles me forcent à garder mon ciré, que les alternances de soleil transforment instantanément en bain turc. C'est donc trempé à l'intérieur comme à l'extérieur que, peu avant Bénévent, je remarque une maison arborant le signe des Gîtes de France. Sans plus attendre, je me présente à l'huis. La personne qui me reçoit ne parle pas un traître mot de français, mais... seulement l'espagnol! Ie profite de cette occasion vraiment inattendue pour tester enfin ma connaissance de cette langue et, mon Dieu, les cours suivis avec tant de diligence ont dû porter fruit car je ne me débrouille pas trop mal, à ma grande satisfaction et à la joie exubérante de l'Espagnole qui, d'ailleurs, s'avéra Mexicaine.

La maison était tenue par un bonhomme assez étonnant qui, Français d'origine, s'était dès la fin de la guerre engagé dans l'armée américaine et avait assisté comme opérateur radio au procès de Nuremberg. Depuis lors, il avait vécu en Californie, d'où il avait ramené sa compagne. Je n'ai jamais rencontré d'Américain parlant un français aussi parfait, ni un Français parlant un aussi excellent américain! Ils viennent de s'établir en France, ils ont tout juste reçu l'aval de l'Association des Gîtes de France et je suis leur premier client. D'où l'enthousiasme de leur accueil! Faisant appel à mon expérience du voyage (!), ils supputent leurs chances de réussite – un peu dans l'esprit de Pierrette et de son pot au lait, me semble-t-il. Évidemment, ils n'ont pas encore acquis la classe ni l'expérience de madame Petit et leur organisation tout autant que leur cuisine s'en ressentent quelque peu. Mais après la journée que j 'ai derrière moi, je serais prêt à tout accepter!

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