Le plus illustre apôtre de la science romaine

René Pichon
Pendant que l'histoire et l'éloquence, par suite des conditions politiques, languissent sans matière importante, quelques écrivains cherchent dans des études spéciales un aliment intellectuel plus sérieux. Il y a, au Ier siècle, une littérature scientifique ou technique, bien documentée, fort utile. (…)

Le type de ces excellents auteurs techniques, qui ne sont ni penseurs ni écrivains, c'est Frontin. Ses ouvrages sont conçus à un point de vue strictement professionnel. (…)

Bien au-dessus des Columelle et des Frontin, Pline l'Ancien s'élève comme le plus illustre apôtre de la science romaine. On sait son zèle infatigable pour l'étude, sa voracité de renseignements, son désir de voir et de savoir qui ne le quitte pas même aux moments les plus critiques, sa curiosité poussée jusqu'à l'héroïsme. Il a vécu pour la science, et est mort pour elle. De ses lectures incessantes poursuivies à table même et au bain, il avait tiré un grand nombre d'écrits. Nous n'en avons gardé qu'un seul, sa gigantesque Histoire naturelle, qui, à défaut d'autres mérites, imposerait le respect par ses dimensions. Elle comprend 36 livres contenant 20 000 faits, et représente la substance de 2000 ouvrages antérieurs écrits par cent auteurs différents. Encore Pline ajoute-t-il, sur un ton très simple, que c'est le travail seulement de ses moments perdus. Cette encyclopédie n'est pas moins variée que volumineuse. Elle commence par une astronomie, se continue par une géographie, puis par une histoire naturelle et médicale des animaux et des plantes, et se termine par une étude des divers minéraux et des arts qui s'en servent. Pline touche à tout, de la métaphysique à la gravure, en passant par la médecine.

Cette diversité des connaissances met Pline bien plus haut que la plupart des savants antiques. Il s'en distingue encore parce qu'il a plus d'idées. Sa doctrine se présente d'abord comme une négation forte et hardie de la religion de son temps. C'est un des païens qui ont lancé contre le paganisme les plus dures critiques. Il ne croit pas à ces dieux ridicules, représentés avec toutes les misères et les faiblesses humaines, et n'est pas plus tendre pour ces personnifications allégoriques qui plaisent tant à l'esprit romain. L'idée même d'un polythéisme lui semble illogique. Dieu, pour lui, n'est que l'essence même du monde :
    Fragilis et laboriosa mortalitas in partes ista digessit, ut portionibus coleret quisque quo maxime indigeret.
    « C'est la fragile et inquiète humanité qui partage l'être divin en individualités, pour que chacun puisse vénérer la puissance céleste dont il a le plus besoin. »
Beaucoup de philosophes en ont dit autant : Pline va plus loin. C'est à l'idée religieuse même qu'il s'en prend, ou même à la tendance métaphysique :
    Furor est egredi ex eo, et, tanquam interna ejus cuncta plane sunt notata, scrutari externa;... effigiem Dei quaerere, imbecillitatis humanae est.
    « C'est une folie de sortir du monde et de chercher ce qu'il y a hors de lui comme si l'intérieur en était bien connu... Chercher la nature de Dieu, voilà bien la faiblesse de l'homme ! »
À supposer qu'une divinité existe, elle ne peut pas s'occuper de nous : « Elle serait ridicule, irridendum; elle serait souillée d'un trop ennuyeux ministère, tam tristi et multiplici ministerio pollui. » De même, en morale, le seul devoir est d'aider les autres hommes, c'est là la vraie divinité : Deus est mortali juvare mortatem. Par suite, l'homme est grotesque en prétendant sortir de sa sphère, et se ravale au-dessous des animaux, qui du moins vivent tranquillement. Il n'y a pas d'être plus malheureux ni plus orgueilleux : miserius aut superbius.

Le scepticisme de Pline aboutit donc, d'une part à une sorte de positivisme, d'autre part à un pessimisme aussi sombre que celui de Lucrèce. L'homme, pour lui, n'est pas le roi, mais le déshérité du monde :
    ... nudum in nuda humo ad vagitus statim et ploratum; feliciter natus jacet, manibus pedibusque devinctis, flens animal ceteris imperaturum, a suppliciis vitam auspicatur, unam ob culpam, quia natum est.
    « Il est jeté nu sur une terre nue, pour gémir et pleurer: cette heureuse créature gît pieds et poings liés; cet être dominateur commence par pleurer; il débute par des supplices, sans autre crime que d'être né. »
Pline répète plusieurs fois cette forte antithèse; il apostrophe les tyrans ou les puissants en les rappelant à l'humilité de leur origine, et triomphe de cet homme qu'un rien peut tuer. – Encore cette vie serait-elle supportable si l'homme ne la gâtait pas à plaisir :
    Nulli vita fragilior, libido major.
    « Nul n'a une vie plus frêle ni une passion plus ardente. »
Les animaux ne se déchirent point entre eux; l'homme est le plus cruel ennemi de l'homme, homini plurima mala ex homine. Enfin, après cette vie, pas d'autre à attendre :
    Quae ista dementia est ! perdit profecto ista credulitas praecipuum naturae bonum, mortem.
    «Quelle folie est-ce de souhaiter une autre vie! C'est se priver du seul bien réel qu'offre la vie, de la mort.»
Cette parole, digne de Léopardi ou de Schopenhauer, résume bien les déclamations amères de Pline.

Avec des idées aussi nettes et profondes, Pline aurait pu être un Lucrèce en prose. Il l'est quelquefois, mais habituellement son oeuvre ne s'élève pas au-dessus de l'érudition décousue. D'abord il manque de critique, raconte gravement des histoires à dormir debout, sur des peuples fantastiques, sans pieds, sans tête, ou sans yeux, et croit toujours naïvement à la parole de ses prédécesseurs. Passe quand c'est Aristote, mais souvent ce sont des historiens ou des voyageurs sans autorité. – Comme la critique, la méthode lui fait défaut; on ne voit pas d'après quel plan les matières de son livre sont disposées; vers la fin surtout, la confusion entre la partie scientifique et la partie médicale enlève toute clarté. – Enfin les idées qui le rendent si intéressant, voire même si poignant, ne sont que des remarques accessoires, qui ne dominent pas son exposition scientifique, mais sont énoncées au hasard, par accident. Pline est un savant qui philosophe quelquefois; il ne connaît pas la philosophie de la science.

Ces défauts expliquent qu'il n'ait pas eu plus d'influence. D'ailleurs, de son temps même, les études scientifiques sont battues en brèche par la philosophie. Sénèque, par exemple, est fort indifférent aux questions de science pure; il ne fait grâce qu'aux spéculations métaphysiques, celles que Pline repousse, et juge futiles les recherches positives. Or c'est lui qui finit par l'emporter. Aussi la science du premier siècle a pu produire des oeuvres utiles, solides, parfois originales : mais elle n'a pas eu d'influence générale sur tous les esprits; elle est restée en marge du mouvement des idées; elle n'a pas été un principe de vie. Cette gloire était réservée à la philosophie stoïcienne.

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