Les idées philosophiques de Pline l'Ancien

François Laurent
En dépit d'un ton parfois un peu moralisateur, l'auteur propose un intéressant parallèle entre la pensée de Pline l'Ancien et celle du XVIIIe siècle en Europe.
L'analogie que nous avons remarquée entre les doctrines de Sénèque et celles du dix-huitième sicle existait dans les sentiments généraux des deux époques. La chute des vieilles croyances est un trait commun; elle entraîne à sa suite la dissolution intellectuelle et morale. La raison ne pouvant croire aux divinités du paganisme se mit à nier Dieu : cet athéisme qu'on a souvent reproché à Pline l'Ancien n'était que le sentiment profond du néant des choses humaines qui s'empare de l'homme quand la religion lui fait défaut (1). Rien de plus triste que l'état moral de cette société sans foi : une corruption aussi gigantesque que l'Empire usait ce qui lui restait de forces.

Le spectacle d'un monde pourri rejetait vers le passé les hommes que le christianisme n'éclairait pas; les uns cherchaient à ranimer des croyances mortes; les autres se plaisaient dans la contemplation d'un prétendu état de nature dans lequel les vices de la civilisation étaient inconnus. Ce sentiment s'exhale chez Pline en déclamations contre le luxe et même contre les découvertes les plus utiles. Il maudit celui qui inventa les monnaies (2); il regrette le temps ou il n'y avait pas de commerce, mais seulement des échanges pour satisfaire aux nécessités de la vie (3); dans son aveuglement il va jusqu'à considérer la navigation comme un crime; il ne trouve pas d'exécrations suffisantes contre l'inventeur de cet art funeste qui, non content que l'homme mourût sur la terre, voulut encore qu'il périt sans sépulture (4). Rousseau rappelait aussi les hommes à la nature, préférant la condition du sauvage à la civilisation de son temps; mais par une sublime inconséquence, à côté de ce retour vers un passé imaginaire, il y avait une aspiration infinie vers l'avenir. Nous avons cru trouver dans les tragédies de Sénèque un pressentiment du dogme du progrès, donc l'élaboration fait la gloire du dix-huitième siècle; chez Pline, l'idée de la perfectibilité humaine apparaît plus claire, au moins dans le domaine de l'intelligence. Le savant encyclopédiste, en rangeant dans son cadre immense les découvertes que les hommes avaient faites dans les sciences et les arts, s'aperçut qu'un progrès considérable s'était accompli et s'accomplissait journellement : le spectacle du passé lui inspire confiance dans l'avenir, il ne voit pas de limite à la puissance de l'homme. « Combien de choses étaient considérées comme impossibles avant qu'elles ne fussent faites (5) ! ayons donc la ferme confiance que les siècles vont en se perfectionnant sans cesse. » (6).

L'esprit humain tombe d'une inconséquence dans l'autre quand il a perdu la foi à une cause première. Les philosophes du dernier siècle professaient le matérialisme, doctrine désolante qui conduit à l'égoïsme en morale, et en politique à la guerre de tous contre tous; mais la bonté de la nature l'emporte sur les systèmes; l'humanité était leur religion, la philanthropie leur système social. Cette heureuse contradiction se retrouve chez Pline : dans le même chapitre où il exprime ses doutes sur les divinités de l'Olympe, il avoue que s'il y a un titre à l'apothéose, c'est de faire du bien aux hommes (7). Ce penseur chagrin qui considère la mort comme le plus grand bienfait de notre nature, félicite Tibère d'avoir aboli les sacrifices humains en Germanie et en Afrique (8). Ses sentiments sur la guerre sont ceux de Sénèque. La gloire attachée au sang versé, ce préjugé dont l'humanité a tant de peine à se délivrer était tout puissant dans un âge où la guerre était permanente. Pline se plaint « de ce que les noms des inventeurs les plus utiles passent inaperçus, tandis qu'on se plaît à consigner dans les annales les meurtres et le carnage, afin que les crimes des hommes soient connus de ceux qui ne connaissent pas le monde qu'ils habitent » (9). Pline appelle la guerre un crime (10), il se livre à une violente déclamation contre ceux qui ont fait servir le fer, créé pour l'utilité de l'homme, à la destruction de l'espèce humaine (11). Les Romains mesuraient la gloire de leurs généraux d'après le nombre des ennemis tués; à ce compte nul ne méritait plus de triomphes que César; 1,192,000 hommes périrent dans les combats qu'il livra, sans parler des batailles sanglantes des guerres civiles : Pline reproche au grand homme tout ce sang, comme une injure faite à l'humanité (12). Cependant il est plus juste envers Rome, que Sénèque ne l'est pour Alexandre, il reconnaît les bienfaits de la conquête : « l'Italie a été choisie par la providence des dieux pour réunir les empires dispersés, adoucir les moeurs, rapprocher par la communauté du langage les idiomes discordants et sauvages de tant de peuples, donner aux hommes la faculté de s'entendre, les policer, en un mot, devenir la patrie unique de toutes les nations du globe » (13). Il fait des voeux pour la durée de la paix dont la terre jouit sous l'immense et majestueux empire de Rome : « puisse être durable ce présent des dieux qui semblent avoir fait naître les Romains, comme une seconde lumière pour éclairer le monde » (14).

Ces sentiments cosmopolites se retrouvent chez le grand naturaliste du dix-huitième siècle. Le spectacle imposant de la nature, la contemplation des merveilles qu'elle offre à nos regards sous tous les climats et dans toutes les parties de la terre, exercent une influence bienfaisante sur l'esprit de l'homme; il se met au-dessus des petites passions d'une cité étroite, pour considérer l'univers; les variétés disparaissent dans le tableau de la grande Unité.

Notes
Nous avons transformé les notes de bas de page du document original en notes de fin de document (Encycl. de l'Ag.)

(1) « Solum istud certum est, nihil esse certi, nec miserius quidquam homine, nec superbius ». Plin. H. N. II, 5 (7), 9.
(2) L'emploi de l'or, du marbre, pour satisfaire les passions des hommes
est un crime (Plin. XXXIII, 1, 3, 4, 13; XXXVI, 1).
(3) Plin. XXXIII, 8 : « Plût aux dieux qu'on pût bannir de la société cette faim maudite de l'or, ... l'or, l'objet des invectives de toutes les nobles âmes; l'or découvert pour la perte de l'humanité ! Heureux le siècle où il n'y avait de commerce que de simples échanges en nature! (Traduct. de Littré).
(4) Plin. XIX, 1, 4.
(5) Plin. VII, l, 7.
(6) Plin. II, 13 (16), 1.
(7) Plin. II, 5, 4 : « Deus est mortali juvare mortalem, et haec ad aeternam gloriam via ».
(8) Plin. XXX, 4 (1). Voyez plus haut, p. 173, note 5.
(9) Plin. II, 6, 13.
(10) Plin. II, 63, 6; - II, 68, 4.
(11) Plin. XXXIV, 39 (14) : « Maintenant nous avons à parler des mines de fer, pour l'homme l'instrument le meilleur et le pire. C'est avec le fer que nous labourons la terre... Mais c'est aussi le fer qu'on emploie pour la guerre, pour le meurtre et le brigandage, non seulement de près, mais encore lancé de loin et volant dans les airs, mu, soit par les machines, soit par le bras, et souvent même empenné. C'est là, suivant moi, de tous les méfaits de l'esprit humain, le plus criminel. Quoi ! pour que la mort parvînt plus rapidement à l'homme, nous lui avons donné des ailes, et nous avons fait voler le fer ! » (Traduction de Littré).
(12) Plin. VII, 25.
(13) Plin. III, 6, 2.

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