De la pascaline au robot
On ne perd pas son temps en étudiant ainsi des machines simples tombées en désuétude. En s'arrêtant aux étages inférieurs de l'édifice de la technique, en méditant sur les conditions dans lesquelles ils ont été construits, on acquiert à la fois l'assurance et l'humilité requises pour prendre possession des étages supérieurs; pour en prendre possession de l'intérieur, et non de l'extérieur comme un exécutant servile.
Si simple qu'ait été en théorie la pascaline, les ouvriers à qui Pascal en a confié la fabrication n'ont jamais réussi à livrer un produit vraiment fiable, ce qui limita les ventes à cinquante exemplaires. Ce demi succès s'explique aussi par le fait que la pascaline ne faisait bien que les additions. C'est Leibniz qui la rendit apte à faire efficacement les multiplications.
Trois siècles plus tard, les Américains seront très fiers de l'ENIAC (Electronic Numerical Enlegrator and Computer), la première grande calculatrice électronique*, que certains considèrent à tort comme le premier ordinateur. Certes l'ENIAC pouvait accomplir des milliers d'opérations à la seconde, mais le principe du calcul était le même que celui de la pascaline: quand dix lampes s'étaient allumées dans la colonne des unités, l'éclair passait dans celle des dizaines, etc.
«La science des choses extérieures ne me consolera pas de l'ignorance de la morale, au temps d'affliction; mais la science des moeurs me consolera toujours de l'ignorance des sciences extérieures» (Pensées).
Siècle étonnant où un être habité par de telles pensées inventait la machine arithmétique, après avoir, à seize ans, écrit un remarquable essai sur les coniques, et s'être imposé ensuite comme physicien par ses expériences sur le vide. Ce savant, qui devint un mystique, s'adonna aux jeux de hasard pendant quelques années, ce qui le conduisit tout droit à inventer, avec Fermat, le calcul des probabilités, puis à acquérir, dans le feu de la vie, cet esprit de finesse, qui, complétant son esprit de géométrie fit de lui l'un des plus grands écrivains français. «Le coeur, écrit-il dans Les Pensées, a ses raisons que la raison ne connaît pas»
La pascaline était un automate. En tant que telle, elle doit être rattachée à ce qui semble avoir été l'un des rêves auxquels les européens de l'époque classique attachaient le plus d'importance: des machines douées de l'autonomie des êtres vivants.
Du vivant de Pascal tous les Européens étaient depuis longtemps familiers avec les personnages, appelés jaquemarts, qui surgissent dans les clochers, au-dessus des horloges, pour frapper les heures sur une cloche. On imaginait et on construisait toutes sortes d'autres automates. Cette passion pour la mécanique, apparue en Italie un siècle plus tôt, trouva une seconde patrie dans la France du XVIIe et XVIIIe siècle, tant sur le plan des idées que sur celui de la technique. Aux théories de Descartes sur le corps et l'animal machine correspondront, un siècle plus tard, les célèbres automates de Vaucanson, le joueur de flûte (qui en jouait vraiment) et le canard, qui nageait, mangeait du grain et le digérait même. Étonnante préfiguration des robots des bandes dessinées, les automates ont même envahi le théâtre, comme en fait foi la statue du commandeur à la fin du Don Juan de Molière. Déjà ici l'automate apparaît comme le maître et le juge de l'homme...
Comment ne pas associer cette fascination exercée par les automates au glissement vers le formalisme que nous avons déjà évoqué? Les automates, qui sont à l'opposé de la vie tout en l'imitant, ne sont-ils pas la concrétisation d'une pensée qui, sur le pan théorique manipule des symboles de plus en plus éloignés du réel? Ces affinités entre les machines savantes et la pensée mécaniste deviendront manifestes dans l'ordinateur. Qu'est-ce qu'un ordinateur sinon un automate de Vaucanson habité par la logique de Boole?