Une musique éternelle

Hélène Laberge
De la découverte de la gamme à la musique contemporaine: la musique telle que l'ont faite les grands compositeurs au fil du temps: Bach, Mozart, Beethoven... La musique telle que l'on évoquée les grands écrivains: Boèce, Hugo, Tolstoï...
Orphée, ce fils de la muse Calliope, charmait par sa lyre le cosmos tout entier, les pierres, les fleurs, les océans, les hommes et jusqu'aux bêtes sauvages. Il était amoureux d'Eurydice, qu'une piqûre de serpent jeta dans la mort. Dans les Enfers où il descendit pour la retrouver, les gardiens d'Eurydice consentirent, étant à leur tour envoûtés par la musique d'Orphée, à rompre le pacte mortel et à renvoyer la bien-aimée dans le monde des vivants. Inépuisable sens des mythes: c'est pour avoir transgressé l'interdiction de regarder la femme aimée avant qu'elle ait franchi le seuil des Enfers qu'Orphée la perdit pour toujours. La mort est un mystère impénétrable au regard humain. Et même la lyre d'Orphée ne le dévoile pas...

Gamme et notation musicale

Les notes sont à la musique comme les mots à la pensée. Jusqu'à Pythagore, existait une gamme naturelle qu'on utilisait de façon empirique pour chanter ou pour jouer d'un instrument. On connaissait les notes comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. La grande découverte de Pythagore, c'est d'avoir établi les bases de la théorie musicale, la gamme, en même temps que les bases de la physique. C'est lui qui a montré que les intervalles fondamentaux naturels: l'octave, la quinte et la quarte correspondent à des rapports numériques simples. Ces intervalles fondamentaux de la gamme pythagoricienne seront repris et complétés au Moyen Âge.

Rien ne nous semble plus évident, plus simple et plus logique que la portée musicale. Pourtant cette merveilleuse simplification qui permet aux musiciens de toutes langues et de toutes cultures d'avoir accès au répertoire musical universel a mis des siècles à prendre sa forme actuelle. La première notation a été alphabétique. Les Grecs, dès le début du VIIe siècle av. J.-C., employaient les lettres de l'alphabet, avec des signes spéciaux pour la durée des sons. Cette notation devint si complexe que déjà au IVe siècle après J.-C., on compte pas moins de 1620 signes... Ce lourd système s'allégea au cours des siècles, et au Xe siècle de notre ère, c'est Odon de Cluny qui nomma les notes à partir des premières lettres de l'alphabet en commençant par le la. A=la; B=si, etc., une désignation que conservèrent les Anglais et les Allemands.

D'abord constituée d'une seule ligne au IXe siècle, la portée a quatre lignes au XIVe siècle et c'est seulement à la fin du XVIe siècle que triomphe la portée actuelle de cinq lignes et la barre de mesure. Au XIe siècle, le moine bénédictin Guy d'Arezzo nomma les notes de la gamme d'après les premières syllabes d'une strophe de l'hymne de Saint Jean-Baptiste. Ut queant laxis Resonare fibris Mira gestorum Famuli tuorum Solve polluti Labii reatum Sancte Ioannes.

Mais ce rapport mathématique de la musique nous livre-t-il tous les secrets de l'oeuvre musicale?«Certains pythagoriciens modernes, nous dit Jeanne Vial dansDe l'être musical,ont tenté de fonder l'esthétique musicale sur l'arithmétique. [...] Les concepts musicaux sont-ils réductibles aux concepts mathématiques?» Jeanne Vial montre que le clavier tempéré, sur lequel est basée toute la musique occidentale depuis Bach, est une rationalisation qui fausse systématiquement tous les intervalles. [...] «Or, malgré leurs battements, l'oreille s'accommode fort bien de ces intervalles faux. Les concepts du physicien-mathématicien ne correspondent donc pas toujours aux mêmes réalités sensibles que ceux du musicien, et lorsqu'ils y correspondent, c'est que le musicien a pensé puis désigné cette réalité à l'attention du physicien. [...] Nous mesurons les intervalles parce que l'oreille les trouve justes, loin de les utiliser parce que le physicien les a établis. On pourrait appliquer à la musique ce qu'un penseur du XIXe siècle, Séailles, disait de l'art: La musique naît du libre mouvement de la vie jouant avec ses propres lois.»

Les trois musiques de Boèce

Pendant près de deux mille ans, du Ve siècle av. J.-C. jusqu'au XIVe siècle, la conception que les Anciens se font de la musique est fondée sur les données métaphysiques et mathématiques découvertes par les Grecs. Elle est davantage une philosophie qu'un art. Au VIe siècle apr. J.-C., Boèce1 est imprégné de la théorie pythagoricienne selon laquelle le nombre étant le principe de toute chose, la musique n'est rien d'autre que la science des nombres qui régissent le monde, la source de l'harmonie universelle. Il résume cette conception philosophique en distinguant trois sortes de musique: la musique du monde, musica mondana, cette harmonie fondamentale qui régit le cours des astres et que les Anciens appelaient la musique des sphères; la musique de l'homme, musica humana, qui est le rapport que l'homme entretient avec le cosmos, dans l'harmonie de l'âme et du corps, de la sensibilité et de la raison. Enfin, le dernier palier de la musique, la musique instrumentale, musica instumentalis. Ainsi donc pour Boèce, pour les Grecs, tout est musique. Ce qui nous étonne dans ces catégories, c'est que la musique instrumentale soit mise au dernier rang alors que, selon notre conception moderne de la musique, nous lui accorderions spontanément le premier. Mais si Boèce fait figurer la musique instrumentale à la fin, ce n'est pas parce qu'il lui attribue un rôle inférieur. Au contraire, selon lui elle doit être une imitation de la nature; c'est-à-dire non pas comme nous pourrions le croire, une reproduction du chant des oiseaux ou une expression de nos sentiments, mais l'imitation de la musique des sphères. Les harmonies produites par les instruments doivent être analogues aux rapports qui existent entre les mouvements ordonnés et immuables des planètes et des astres. Les Anciens croyaient que ces mouvements produisaient une musique céleste... La musique doit également refléter les rapports harmonieux qui doivent s'établir entre la sensibilité et la raison, condition préalable aux relations harmonieuses de l'homme avec le cosmos.

Ainsi donc, la musique instrumentale n'est pas conçue comme un art de divertissement mais comme un art de formation et de perfectionnement.

Chant grégorien

On attribue à un pape, saint Grégoire le Grand (590-604), qui eut une extrême influence au Moyen Âge, la mise en forme d'un chant spécifique à la liturgie dans deux ouvrages, le Sacramentaire, qui contient les oraisons de la messe et l'Antiphonaire qui est le recueil des mélodies liturgiques. Ce chant sera dit chant grégorien. Pendant cinq siècles, le grégorien se répandra dans pratiquement toute l'Europe déjà christianisée et deviendra le chant liturgique de l'Église. Pour assurer l'enseignement de ce chant, Grégoire le Grand soutiendra la fondation de la Schola Cantorum où seront formés les chantres. Formation qui durait neuf ans, car faute de notation musicale simple, l'enseignement de la mélodie et du rythme se faisait au moyen d'un système complexe de signes appelés neumes. Cet enseignement se répandit dans les divers monastères d'Europe jusqu'en Suisse et en Angleterre. Pendant cinq siècles, la mélodie grégorienne sera le facteur primordial d'unité de l'Église. Puis elle tombera progressivement dans l'oubli.

Au XIXe siècle, les Moines bénédictins redécouvrent le chant grégorien qui avait disparu depuis le Moyen Âge sous les sédiments des nouvelles formes musicales. Quelques noms liés à cette renaissance: Dom Guéranger de l'abbaye de Solesmes (qui restaura également l'ordre bénédictin en France), Dom Jausions, Dom Mercure, Dom Pothier, Dom Mocquereau et Dom Gajard, qui publièrent de nombreux livres de chants liturgiques. Cette renaissance fut soutenue par deux papes: Pie X dans la constitution apostolique Motu proprio, en 1903; Pie XII dans Divini cultus, en 1928. Le grégorien fut à nouveau imposé comme chant liturgique de l'Église. Dans les années 1960, le concile Vatican II, en permettant que la messe soit dorénavant dite en langage vernaculaire, contribuera indirectement à faire disparaître le chant grégorien de la liturgie. Indirectement seulement, car dans la Constitution sur la liturgie, émanée de Vatican II, on trouve des instructions très précises: L'Église reconnaît dans le chant grégorien le chant propre de la liturgie romaine.

Musique et architecture

Des musiciens et des écrivains ont été frappés par la parenté entre la musique et l'architecture: «L'architecture est une musique pétrifiée,» a écrit Goethe. Et Stravinski: «On ne saurait mieux préciser la sensation produite par la musique qu'en l'identifiant avec celle que provoque en nous la contemplation du jeu des formes architecturales.»

«J'ignore pourquoi, disait Liszt, mais la vue d'une cathédrale m'émeut étrangement. Cela vient-il de ce que la musique est une architecture de sons, ou l'architecture est-elle de la musique cristallisée? Je ne sais, mais certes il existe entre ces deux arts une parenté étroite.»

La polyphonie

Le premier âge de la polyphonie correspond effectivement à la construction de Notre-Dame de Paris. Pendant qu'au XIIe siècle s'élèvent les voûtes et les arcs-boutant de cette cathédrale, deux grands organistes, Léonin et son disciple Pérotin, s'appliquent à cette merveilleuse construction de l'esprit, la polyphonie. À ce début de l'ère polyphonique fut donné le nom d'ars antiqua (art ancien), nom ambigu qui désignait pourtant une création importante pour l'avenir de la musique. L'Ars Nova, le traité que Philippe de Vitry (1291-1361) écrivit vers 1320, est une méthode pour mesurer la musique. Par extension, l'ars nova (science nouvelle) désignera la musique polyphonique du XIVe siècle dont le compositeur le plus connu sera Guillaume de Machaut (1300-1377). En Italie, Giovanni Pierluigi da Palestrina au XVIe siècle, Claudio Monteverdi au XVIIIe, et en Espagne, Tomas Luis da Vittoria, contemporain de Palestrina, porteront la polyphonie à un haut niveau.

Ce sont des musiciens du XXe siècle réunis autour du grand professeur français de musique, Nadia Boulanger (laquelle a enseigné à plusieurs compositeurs québécois, dont Gilles Tremblay) qui redécouvriront Monteverdi, complètement tombé dans l'oubli. Voici ce qu'en dit précisément Nadia Boulanger: «En ce qui concerne Monteverdi, Vincent d'Indy et Charles Bordes avaient accompli un travail préparatoire d'édition extraordinaire avec toutefois une erreur: ils l'avaient traduit en français. Or pas plus que Purcell ou Boris Godounov, on ne peut chanter Monteverdi en français». Ce que Nadia Boulanger omet de dire, c'est qu'elle a fait jouer dans les salons de la princesse de Polignac les madrigaux et les opéras de Monteverdi. Et finalement, Monteverdi monta sur les scènes des grandes salles de concert...

Bach (1685-1750)

Le génie est ce qui échappe à toutes les définitions tout en ayant des racines dans des conditions socio-culturelles précises. Les racines de Bach sont multiples. Il appartient à une famille de musiciens connus en Thuringe depuis le XVIe siècle. Bach sera mis très jeune en contact avec les oeuvres des compositeurs italiens et français: contrairement à Mozart, cet itinérant qui connaîtra tout ce que l'Italie contenait de grands musiciens, Bach voyagera peu en dehors de son pays natal et passera une partie de son adolescence à transcrire les oeuvres de Frescobaldi, Corelli, Pachelbel, Albinoni, Vivaldi, chez les Italiens, et Couperin et Nicolas de Grigny, chez les Français. Il fera à pied le voyage d'Arnstadt à Lübeck pour rencontrer Buxtehude. Bach n'imitera pas ses maîtres, il les transcendera. Il fera un cru unique de tous les grands cépages musicaux de son temps.

Une anecdote

Orphelin, Bach a été élevé chez son frère Johann-Christoph, organiste à Ohrdruf. Ce dernier possédait un recueil de pièces de clavecin dont il interdisait l'accès à Sébastien. Celui-ci en cachette la nuit, à la clarté de la lune, le recopia. Il lui fallut six mois. Lorsqu'il eut terminé, par malheur son frère s'en aperçut et lui confisqua sa copie. Faute peut-être de pouvoir lui confisquer son génie...

Une puissance créatrice quasi illimitée

Comme cantor de St-Thomas de Leipzig, il devait exécuter une cantate chaque dimanche. Il pouvait puiser dans le répertoire italien ou français qu'il connaissait si bien, mais le plus souvent, il composait lui-même la dite cantate. Se représente-t-on ce que cela supposait de puissance créatrice, de vitalité, de patience aussi? Car Bach avait également la responsabilité des répétitions.

Toutes les oeuvres de Bach méritent d'être citées: celles pour l'orgue: les Préludes et Fugues, les Tocates, les Sonates, la Grande Passacaille, les chorals; celles pour le clavecin, les 48 Préludes et Fugues du Clavecin bien tempéré, les Variations Goldberg et tant d'autres encore; les Messes, les Passions (dont deux ont été perdues), les Concertos brandebourgeois, le Clavier bien tempéré, dont on connaît l'importance dans l'histoire de la théorie musicale, lesCantates. Bach a composé à la fin de sa vie deux oeuvres qui sont à la fois la somme de son art et de merveilleux instruments de formation musicale: l'Art de la fugue, où il a donné à l'art du contrepoint sa forme définitive, et l'Offrande musicale.

Mais arrêtons-nous à l'oeuvre de ses soixante ans, l'Offrande Musicale, créée quelques années avant sa mort, pour le roi de Prusse Frédéric le Grand. Il y est à la fois musicien et mathématicien: toute sa science de la composition se déploie de façon géniale. La complexité de cette oeuvre est telle que Douglas Hofsdater, docteur en physique et mathématicien, n'hésite pas dans son ouvrage Godel, Escher, Bach, Les Brins d'une Guirlande Éternelle, à la comparer au fait de jouer simultanément soixante parties d'échec, en les gagnant toutes. On ne peut jamais voir assez loin dans l'Offrande musicale. Quand on croit que l'on sait tout, il y a toujours plus.

Mozart (1756-1791)

De Bach ou de Mozart, lequel est le plus génial? Vain débat sans doute. Au royaume des génies et des saints, il n'y a pas de gradins. Lorsque l'intelligence s'est fusionnée de façon parfaite avec la beauté, elle s'est accomplie. Et l'accomplissement, par essence, exclut la comparaison. L'adhésion spontanée que l'on donne à l'un plutôt qu'à l'autre relève d'une constitution complexe et subtile de la sensibilité individuelle. Il reste qu'on pourrait scinder en deux groupes les mélomanes de la terre, l'un et l'autre défendant leur dieu avec des arguments définitifs!

Lorsqu'on lit la vie de Mozart, on est d'abord touché par son destin de jeune virtuose s'exténuant - car il était d'une santé plutôt fragile ou, tout au moins, rendue fragile par la vie de tournées qui fut la sienne - à jouer devant les têtes couronnées de ce monde: à Munich, Vienne, Bruxelles, Paris, Rome, Milan, Naples, Londres, etc. Mais on est frappé de constater que, de même que Bach avait été mis en contact avec la musique italienne et française, de même Mozart rencontrera au cours de ses séjours dans tous ces pays d'Europe tous les grands musiciens grâce auxquels il complètera de façon exceptionnelle la formation déjà acquise auprès de son père. Lui aussi aura été immergé, et de façon plus directe que Bach, dans les grands courants musicaux de cette fin du XVIIIe siècle. C'est avec avidité qu'il cherchera à apprendre de chacun de ces maîtres le caractère distinctif de sa composition. À Paris, il se met à l'école de Jean Schobert et d'Eckard; à Londres, il recueille les leçons de Jean-Chrétien Bach et étudie Haëndel; à Vienne et à Salzbourg, il aura la révélation de Joseph Haydn et celle de Michel Haydn (oncle du premier); à Milan, il connaîtra Jean Baptiste Sammartini et à Bologne, le savant contrapuntiste Martini.

Allegri et Mozart

Il fut un temps où la reproduction de certaines pièces musicales jugées précieuses était interdite. Au XVIIIe siècle par exemple, le Miserere à 9 voix d'Allegri appartenait au répertoire exclusif de la chapelle Sixtine et n'était joué qu'une fois par année pendant les services de la Semaine Sainte. À l'âge de 14 ans, Mozart étant à Rome au moment de Pâques, eut l'occasion d'entendre cette oeuvre. C'est alors qu'il réussit l'exploit devenu légendaire de la transcrire de mémoire après audition.

Un génie abondant

Mozart n'a vécu que trente-cinq ans et il a laissé plus de 600 oeuvres. En 1862, Ludwig von Köchel (1800-1877), un humaniste viennois (il fut avocat, précepteur des princes, botaniste et musicologue), constitua un catalogue des oeuvres de Mozart. D'où le fameux K. no (Köchel numéro ... ) qui identifie les morceaux de Mozart après le titre. Notons que ce catalogue fut révisé par Einstein lui-même, mélomane autant que savant, de 1936 à 1946.

Vuillermoz parle au sujet de Mozart de génie instinctif. «Rien de cérébral dans ce génie instinctif. Mozart composait comme l'oiseau chante. La rapidité avec laquelle, dans une aussi courte carrière, il écrivit en se jouant ses quinze messes, ses vingt ouvrages scéniques, ses quarante symphonies, ses cinquantes concertos et ses cent oeuvres de musique de chambre prouve bien la divine facilité d'élocution dont il avait été doué par la nature. C'est à Joseph Haydn que nous laisserons le dernier mot sur celui qu'il appelait son fils: «Je vous déclare devant Dieu et sur mon honneur, dit-il un jour au père de Mozart, que je tiens votre fils pour le plus grand des compositeurs que je connaisse.»

Beethoven (1770-1827)

La rupture du romantisme

Beethoven inaugure dans l'histoire de la musique l'ère du romantisme, qui sera celle de la suprématie allemande... «La musique révélera désormais les états d'âme, les joies, comme les peines du compositeur. [...] L'artiste, rompant avec la tradition du XVIIIe siècle, insuffle à tout ce qu'il crée quelque chose de plus humain, quelque chose qui nous livre les amertumes, le tragique de son existence, ou bien ses sentiments intimes en présence d'un être aimé, d'une idée, d'un paysage.» (Norbert Dufourcq) Beethoven est dans ce sens le premier compositeur moderne. Son oeuvre rompt avec une conception de l'harmonie du monde qui prévalait depuis les Grecs, et dans laquelle le génie de Mozart et de Bach s'est déployé avec une si remarquable aisance.

Beethoven a surgi à la fin de ce siècle des Lumières, si peu lumineux, après cette Révolution française qui rompait dans le sang avec les formes traditionnelles de la pensée cosmique et religieuse. Les musiciens ont inévitablement subi l'influence de cet éclatement. Ils ont cessé de centrer leur oeuvre autour de la musique religieuse. Le rapport si serein d'un Allegri, d'un Palestrina, d'un Bach, d'un Haëndel avec un Dieu omniprésent et insoupçonnable s'est effondré. L'homme, le musicien, sont retombés de ce Dieu sur eux-mêmes.

Sir Julius Benedict nous a laissé un saisissant portrait de Beethoven: «un petit homme solide au visage très rouge, avec des petits yeux perçants... (ayant) une expression qu'aucun peintre n'aurait su rendre. C'était un sentiment de sublimité et de mélancolie combinées... La merveilleuse impression qu'il fit sur moi la première fois s'accrut encore les fois suivantes... J'étais ému comme si le roi Lear ou l'un des vieux bardes du folklore gallois se tenait devant moi. »

Plus un être est riche, plus il est complexe. Sir Benedict avait pressenti l'être métaphysique du musicien. Vuillermoz en fait l'analyse psychologique: «Il était rempli de contradictions, écrit-il, tendre et grossier, sensible et brutal, idéaliste et matérialiste, apôtre de la fraternité humaine et misanthrope irréductible, libertaire agressif acceptant docilement les libéralités de ses aristocratiques mécènes, moraliste austère titubant dans les estaminets [...] âme de sensitive et... humeur d'ours des cavernes, Beethoven offre un mélange déconcertant de qualités et de défauts antinomiques.»

Un génie s'incline devant un génie

Écoutons un chant rare, la reconnaissance du génie musicien par le génie poète, Victor Hugo: «Ce sourd entendait l'infini. [...] Il a été un grand musicien, le plus grand des musiciens, grâce à cette transparence de la surdité. L'infirmité de Beethoven ressemble à une trahison; elle l'avait pris à l'endroit même où il semble qu'elle pouvait tuer son génie, et, chose admirable, elle avait vaincu l'organe sans atteindre la faculté. Beethoven est une magnifique preuve de l'âme. Si jamais l'inadhérence de l'âme et du corps a éclaté, c'est dans Beethoven. Corps paralysé, âme envolée. Ah! vous doutez de l'âme? Eh bien, écoutez Beethoven. Cette musique est le rayonnement d'un sourd. Est-ce le corps qui l'a faite? Cet être qui ne perçoit pas la parole engendre le chant. Son âme, hors de lui, se fait musique. [...] Les symphonies de Beethoven sont des voix ajoutées à l'homme. Cette étrange musique est une dilatation de l'âme dans l'inexprimable. L'oiseau bleu y chante; l'oiseau noir aussi. La gamme va de l'illusion au désespoir, de la naïveté à la fatalité, de l'innocence à l'épouvante. La figure de cette musique a toutes les ressemblances mystérieuses du possible. Elle est tout.»

Tolstoï et la musique

«La musique, dit-il, me transporte sans transition dans l'état d'âme de celui qui l'a écrite. Mon âme se confond avec la sienne, et ensemble nous passons d'un état dans l'autre; mais pourquoi je le fais, je n'en sais rien. L'homme qui a composé cette Sonate à Kreutzer Beethoven il savait, lui, pourquoi il se trouvait dans cet état; sa disposition d'esprit l'a amené à l'accomplissement de certains actes, elle avait donc pour lui un sens, mais pour moi elle n'en avait aucun. Voilà pourquoi la musique ne fait qu'exaspérer, et ne conclut pas. [...] C'est pourquoi la musique est si redoutable, et son action si terrible parfois. En Chine, la musique est une affaire d'État. (Nous sommes à la fin du XIXe siècle) Et c'est ainsi que cela doit être. Est-il admissible que le premier venu hypnotise un individu ou plusieurs et en fasse après cela ce qu'il voudra? Et surtout quand cet hypnotiseur peut être le dernier des débauchés.»

«Sous l'influence de la musique, il me semble que j'éprouve ce qu'en réalité je n'éprouve pas, que je comprends ce que je ne comprends pas, que je peux ce que je ne peux pas.» (La Sonate à Kreutzer)

Que dirait donc Tolstoï de la musique rock?

Wagner (1813-1883)
Liszt (1811-1886) et le romantisme

C'est dans un compositeur allemand, Wagner au XIXe siècle, que s'incarneront de la façon la plus puissante et la plus incontestable les grandes intuitions de Rousseau sur le romantisme. Être étrange que Wagner et destin complexe. À travers lui apparaît pour la première fois dans l'histoire des musiciens ce phénomène devenu si courant de nos jours, l'identification de l'auteur à son oeuvre. Une identification telle dans le cas de Wagner qu'on ne sait plus si c'est sa vie personnelle qui réagit sur ses créations artistiques ou si ce sont les événements et les personnages mythiques dont est remplie son imagination qui infléchissent le cours de sa vie privée... Quoi qu'il en soit, les principaux opéras de Wagner s'inspirent du trésor légendaire de l'humanité. Le Vaisseau fantôme, Tannhaüser, Lohengrin, Tristan et Yseult, les Maîtres chanteurs de Nuremberg et la fameuse tétralogie: l'Or du Rhin, la Walkyrie, Siegfried, et le Crépuscule des dieux.

Un jugement de Nietzsche sur Wagner

Nietzsche avait d'abord été, alors qu'il était jeune, un grand admirateur de Wagner. Vers la fin de sa vie cependant, il rompit avec éclat dans un pamphlet intitulé Le Cas Wagner, publié en 1888. «Il est une évidence qui me semble primordiale: l'art de Wagner est malade. Les problèmes qu'il porte à la scène, de purs problèmes d'hystériques; ce que sa passion a de convulsif, sa sensibilité d'exacerbé, son goût qui exigeait des piments toujours plus forts, son instabilité qu'il déguisait en autant de principes, enfin, et ce n'est pas le moindre symptôme, le choix de ses héros et héroïnes, considérés comme types physiologiques (une vraie galerie de malades!), bref, tout cela forme un tableau clinique qui ne permet pas le moindre doute: Wagner est une névrose.»

Tout autre est le jugement de Liszt, qui consacrera une partie importante de sa carrière à faire connaître les oeuvres de Wagner. A Weimar en 1849, il dirigera deux représentations de Tannhaüser, auxquelles Wagner ne pourra pas assister. Mais éperdu de reconnaissance, ce dernier lui écrira: «Or, soyez sûr que personne ne sait aussi bien que moi ce que c'est que de faire voir le jour à un pareil travail dans les circonstances actuelles... Vous venez de me relever comme par enchantement... j'ai retrouvé le courage d'endurer...»

La réponse de Liszt révèle tout le détachement, toute la grâce de son amitié pour Wagner: «...je dois tant à votre vaillant et superbe génie... que je me sens tout embarrassé d'accepter les remerciements que vous avez la bonté de m'adresser...» Il est difficile de relever quelqu'un avec plus d'élégance de l'obligation qu'il a à votre égard.

Liszt compositeur s'est plus ou moins mis à l'ombre de Wagner (et également de Beethoven). «À son époque du moins, la réforme dramatique accomplie par Wagner a eu tellement d'éclat que celle de Liszt toute intérieure et créatrice de formes, a passé presque inaperçue» (Guy de Pourtalès).

Les grandes oeuvres de Liszt

Un virtuose québécois, Louis Lortie, a donné en concert, et sans doute enregistré, l'intégrale de l'oeuvre de Liszt pour le piano lors du centenaire de sa mort en 1986. Quelques titres: pour le piano, les merveilleuses Rhapsodies hongroises (au nombre de vingt), la Sonate en si mineur; pour l'orchestre, les douze Poèmes symphoniques, les Préludes, la Symphonie de Faustet également de la musique religieuse dont la Légende de Sainte Élisabeth,deux messes, etc.

La musique post-romantique

La France mesurée, subtile et spirituelle s'oppose au puissant envoûtement des passions wagnériennes par une musique qu'illustrent magnifiquement Ravel et Debussy. On lie volontiers leurs sonorités à la palette des couleurs des impressionnistes. Mais à la même époque, nous retrouvons des compositeurs dont l'enseignement a influencé tout le courant du début du siècle: Franck et son élève, Vincent d'Indy,2 Fauré qui fut le professeur de Maurice Ravel, Georges Enesco et Nadia Boulanger.

Franck et d'Indy avaient une conception morale de la musique qu'on pourrait rattacher à travers les âges à celle d'un Grégoire le Grand. «Le spiritualisme de Vincent d'Indy, écrit Vuillermoz, (l'a) tout naturellement conduit à réduire systématiquement dans la création artistique l'intervention de l'instinct et celle de la sensualité de l'oreille... Les raffinements harmoniques et orchestraux des impressionnistes qui s'adressent directement aux sens ont (pour lui) quelque chose d'impie. Par là Vincent d'Indy se rattache à l'éthique platonicienne de la musique.»

Claude Debussy (1862-1918), élève de Fauré, est l'un des premiers compositeurs à subir l'influence de la musique russe, celle de Borodine, de Rimski-Korsakov, de Tchaïkovski et de Moussorgski en particulier. Il fut également très séduit par la musique orientale qui échappe aux règles académiques occidentales. À partir de ces diverses influences, Debussy créa un style qui ne fut pas bien reçu au début. Son opéra Pelléas et Mélisande fut bafoué par les musiciens mêmes de l'orchestre de l'Opéra-Comique où il était présenté. «J'écris des choses, disait-il, qui ne seront comprises que par les petits-enfants du XXe siècle. Son instinct musical, ses recherches constantes des sonorités les plus subtiles, des formes les plus souples, son évidente horreur du romantisme, des développements classiques et tout prévus, l'ont conduit à parler un langage absolument neuf. (Il crée) par une suite d'harmonies capiteuses, une atmosphère chatoyante, mystérieuse» (Vuillermoz). Cela est particulièrement évident dans son Prélude à l'après-midi d'un faune, ses Arabesques, sa Suite bergamasque.

Les premières oeuvres de Maurice Ravel (1875-1937) suscitèrent aussi des controverses passionnées dans lesquelles son professeur, Fauré, interviendra pour défendre son élève lorsque le jury lui retirera le Prix de Rome. Ses Jeux d'eau lui vaudront le commentaire suivant d'un critique: «M. Ravel peut bien nous prendre pour des pompiers; il ne nous prendra pas impunément pour des imbéciles». Et Stravinski le traitera dédaigneusement «d'horloger suisse.»

Le temps est le filtre des nouvelles formes musicales comme il l'est des oeuvres littéraires. Debussy est resté. Ravel est resté. Parmi les compositeurs actuels, qui restera?

La musique russe

De la finesse française, passons à la puissante expression des instincts avec les compositeurs russes de la fin du XIXe: «Nous autres, habitants du Nord, disait Glinka, nous sentons autrement: ou les sensations passent sans nous toucher, ou elles affectent profondément notre âme; nous ne connaissons que la gaîté violente ou les larmes amères. L'amour chez-nous est toujours associé à quelque tristesse. Notre mélancolique chanson russe, sans doute possible, est fille du Nord, et peut-être aussi quelque peu orientale.»

C'est au XIXe siècle que la musique russe commença à exercer une influence dans le reste de l'Europe. Lorsque Debussy fera un court voyage en Russie au début du siècle, il découvrira avec admiration cette musique. D'où vient-elle, de quelles sources découle-t-elle? Le jaillissement coloré de la musique russe au XIXe siècle paraît inexplicable à qui ignore l'existence et les caractéristiques des courants précédents: le folklore, la musique religieuse et l'opéra italien.

Glinka (1804-1857) fut le premier compositeur à s'inspirer de la musique populaire; ayant voyagé en Italie, il se dissociera du sentimento brillantede cette musique auquel il opposera la mélancolique chanson russe. Il souhaitera écrire de la musique russe, une musique jaillie du trésor folklorique populaire. Et il composera le premier opéra russe, La vie, pour le tsar; la première représentation eut lieu en 1836 et le succès fut immédiat.

«Le Groupe des Cinq formé de Balakirev, Cui, Moussorgski, Rimski-Korsakov et Borodine accentuera le mouvement amorcé par Glinka qu'ils admirent. Ils auront par contre un mépris profond pour Mozart, Bach et en général toute musique classique ou ancienne» (Norbert Dufourcq). Mais ils connaîtront et admireront les oeuvres des compositeurs romantiques, Berlioz, Liszt, Schumann et Beethoven, ce dernier avec des réserves!

Les grandes oeuvres russes

Les pièces les mieux aimées sont: de Moussorgsky, les Tableaux d'une exposition, orchestrée de façon unique par Ravel et l'opéra Boris Godounov; de Rimsky-Korsakov,Capriccio espagnol, Shéhérazade; de Tchaïkovsky, les ballets Casse-noisette et le Lac des cygnes; de Rachmaninov, le fameux Concerto; de Borodine, Dans les steppes de l'Asie Centrale; de Prokofiev, Pierre et le loup. Mais d'autres oeuvres méritent une oreille extrêmement attentive...

Les musiques d'Amérique du Nord

Des ethnologues ont noté des analogies entre les chants amérindiens et les chants des cultures hébraïque, égyptienne et grecque. La musique étant l'art le plus direct et le plus souple, les hommes se sont toujours exprimés par des chants religieux, des chants communautaires, des chants guerriers, des chants de guérison et de deuil. Willy Amtmann, un musicologue autrichien formé en France, s'est vivement intéressé à la musique amérindienne et y a recensé les formes suivantes.

À la première catégorie appartenaient les chants qui racontaient les visions et les songes, les chants mystiques qui invoquaient les dieux, ainsi que les chants de consécration et d'action de grâces. Les chants de la deuxième catégorie accompagnaient, quant à eux, les fêtes, les tabagies, les jeux et les autres événements publics. Les chants de la troisième catégorie préparaient à la guerre, évoquaient des conquêtes, racontaient des légendes et louaient l'héroïsme des grands guerriers. Appartenaient aussi à cette catégorie les chants et les danses qui accompagnaient les tortures des prisonniers et qui présidaient à la cérémonie du scalp; enfin, la fin des hostilités donnait lieu au chant de la paix, le chant du calumet.

Finalement, les chants de la dernière catégorie comprenaient les chants du culte des morts et les chants de guérison. Ces derniers surtout occupent dans les annales une place importante (La musique au Québec 1600-1875, Éditions de l'Homme 1976).

Le Père Lejeune, dans les Relations des Jésuites, a décrit une cérémonie de guérison où le sorcier se sert d'instruments de musique, de chants et de danses pour exorciser la maladie. «Ils se servent, écrit-il, de ces chants, de ce tambour et de ces bruits, ou tintamarres en leurs maladies... Parfois cest homme (il s'agit du sorcier) entroit comme en furie chantant, criant, hurlant, faisant bruire son tambour de toutes ses forces; cependant les autres hurloient comme lui, et faisoient un tintamarre horrible avec leurs bastons, frappans sur ce qui estoit devant eux; ils faisoient danser les ieunes enfants, puis des filles, puis des femmes; (le malade) baissoit la teste, souffloit sur son tambour; puis vers le feu, il siffloit comme un serpent, il ramenoit son tambour soubs son menton, l'agitant et le tournoyant;... il se mettoit en mille postures; et tout cela pour se guérir. Voila comme ils traictent les malades.»

Qu'était la musique amérindienne? On sait que les Indiens chantaient à l'unisson. Mais ce qui a le plus frappé les observateurs européens, c'est l'endurance des chanteurs qui pouvaient se livrer à cet exercice pendant des heures, sinon des jours d'affilée. Les missionnaires prétendaient que la conversion transformait la voix des Indiens. Le passage des rythmes indiens à la ligne mélodique occidentale devait effectivement donner cette impression. Mais les voix était belles et les Jésuites les admiraient: «les religieuses de France ne chantent pas plus agréablement que quelques femmes sauvages qu'il y a, et universellement tous les sauvages ont beaucoup d'aptitude et d'inclination à chanter les cantiques de l'Église qu'on a mis en leur langue.»

La chanson de folklore

Les archives de folklore de l'Université Laval, créées par Mgr Félix-Antoine Savard et Luc Lacoursière, après la deuxième guerre, constituent un dépôt prodigieusement riche, non seulement des chansons régionales françaises qui se sont perpétuées au Canada français jusqu'à nos jours, mais aussi des contes et danses populaires. Il aura fallu pour recueillir ce trésor une centaine d'années de recherches et d'enregistrements auxquels sont d'abord associés les noms d'Ernest Gagnon et de Marius Barbeau ainsi que ceux d'un grand nombre de musiciens ou mélomanes qui collaborèrent avec eux. Avant qu'Ernest Gagnon ne publie en 1865Les chansons populaires du Canada (dix éditions de 1865 à 1956), des voyageurs européens, anglais et français, s'étaient vivement intéressés aux chansons de folklore entendus au cours de leurs périples au Canada. Le poète irlandais Thomas Moore, naviguant de Kingston à Montréal en août 1804, s'émerveillait devant le spectacle de ces hommes ramant d'accord et chantant en choeur dans le décor grandiose du fleuve St-Laurent (Encyclopédie de la musique au Canada). Alexis de Tocqueville, le célèbre auteur de la Démocratie en Amérique, fut aussi frappé par cette survivance du folklore français lorsqu'il visita le Canada

Enfin, Ernest Gagnon a joué un rôle déterminant dans la restauration du chant grégorien au Québec en montrant la relation entre ce dernier et le chant folklorique.«Les chants du peuple de nos campagnes, écrit-il, ne sont pas un reste de barbarie et d'ignorance mais une des formes les plus nobles de l'art musical, celle de la tonalité grégorienne avec ses échelles modales et son rythme propre.»

Je me souviens!

L'oeuvre de Gagnon fut poursuivie par Marius Barbeau, anthropologue, qui, en recueillant les contes populaires, s'aperçut de l'existence de nombreuses chansons de folklore inédites. Il fit, avec les moyens de l'époque - Edison venait de découvrir un procédé pour graver les sons - 3000 enregistrements sur des cylindres de cire entre 1916 et 1920, dans Charlevoix et en Gaspésie. À Montréal, à la même époque, son ami E. Z. Massicotte suivit son exemple, recueillit et enregistra plus de 1400 chansons. Le mouvement se répandit dans tout le Canada français et les collectionneurs se multiplièrent de telle sorte qu'on disposait vers les années 1930 de 5000 enregistrements et 5000 chansons manuscrites.

Pour assurer auprès du public la diffusion des contes, danses et chansons populaires, Marius Barbeau et son ami E. Z. Massicotte eurent alors l'idée de créer les Soirées du bon vieux temps. Barbeau publia en 1937 Romancero du Canada, où sont présentées les versions les plus belles des chansons de folklore. En 1956, la musicologue française Marguerite d'Harcourt et son mari Raoul d'Harcourt tirèrent des enregistrements réalisés par Barbeau un livre de chansons folkloriques françaises au Canada.

Luc Lacoursière continua l'oeuvre prodigieuse de Barbeau en créant avec la collaboration de Mgr Félix-Antoine Savard une chaire et des archives de folklore à l'Université Laval. Il poursuivit le travail d'enregistrement dans Charlevoix et également au Nouveau-Brunswick. Des compositeurs comme Roger Matton travaillèrent aux archives, d'autres comme Claude Champagne, François Brassard, firent des orchestrations d'airs traditionnels.

Parmi les folkloristes qui ont publié des recueils de chansons, l'abbé Charles-Émile Gadbois (1906-1981) occupe une place particulière. La Bonne Chanson mettait, sous forme de partitions musicales simples et bien reliées, les plus beaux chants de folklore à la portée du public. Le succès fut immense; on retrouva ce recueil dans tous les foyers. Le premier livre fut publié en 1937 à l'occasion du Congrès de la langue française à Québec.

Les archives de folklore de Laval

C'est Conrad Laforte et son équipe qui mit au point à partir de 1953 à l'Université Laval un catalogue de la chanson folklorique française comprenant plus de 86,000 fiches. Cette impressionnante nomenclature fait des archives du folklore du Québec une institution unique au monde. «La classification de Conrad Laforte est claire, logique, critique, en un mot magistrale», souligne Roger Lecotte dans le Bulletin folklorique d'Île de France. On estime à l'heure actuelle que les neuf dixième des chansons recueillies jusqu'ici sont issues de celles qu'amenèrent avec eux les colons entre 1665 et 1673.

Est-ce qu'on se représente bien ce que cela signifie? Il a fallu moins de dix ans de colonisation pour que se constitue un fond incroyablement riche de chansons provenant de la plupart des provinces de France, et ce fond se transmettra pendant deux cent cinquante ans en subissant très peu d'altérations. Ainsi les Grecs se transmirent-ils l'Iliade et l'Odyssée. Notre légende à nous, notre mémoire collective, c'est, - faut-il dire c'était?- notre folkore: ses rythmes, ses modes musicaux, ses paroles naïves et descriptives nées du rapport étroit de l'homme avec la terre et l'eau d'où il tirait sa subsistance...

Chanteurs et chansonniers

Les premiers chanteurs qui se firent un nom surgirent dans le sillage des grands folkloristes et furent les interprètes des chansons de folklore: le Quatuor Alouette, Lionel Daunais, La Bolduc, Ovila Légaré, Hélène Baillargeon, Jacques Labrecque, etc. La chanson typiquement québécoise se développa avec Félix Leclerc et Gilles Vigneault qui furent les plus grands et les mieux connus à l'étranger, parmi la pléthore de compositeurs qui créèrent des chansons d'une saveur à la fois régionale et universelle. Comment survivra la chanson française sous le raz de marée du rock?

Musique dodécaphonique

«J'aime mieux ce qui me touche que ce qui me surprend» François Couperin.

Les formes musicales, on l'a vu et, il faut l'espérer, surtout entendu! varient selon les civilisations et, à notre époque, les idéologies. À titre d'exemple, le marxisme de Theodor Adorno (1903-1969) (qui avait étudié la composition avec Berg) lui fait voir dans l'émancipation de la dissonance (caractéristique de la musique dite dodécaphonique) le principe même de la libération du compositeur à l'égard des formes classiques récupérées par la bourgeoisie. Ainsi, la musique dodécaphonique lui apparaît-elle comme le prolongement de la révolution radicale de la société sans laquelle il n'y a pas de progrès possible. Dans Philosophie de la nouvelle musique, Adorno voit la composition musicale comme un matériau dérivé de la société que l'ouvrier, en l'occurrence le compositeur, doit affronter.

La musique matériau révolutionnaire! Elle peut effectivement à ce niveau s'autoriser toutes les dissonances. À la limite - Schönberg n'a pas franchi cette limite - elle se détruira elle-même, elle deviendra muette dans l'indifférence, selon le mot d'Adorno lui-même (le mot allemand qu'il utilise a la double connotation d'indifférencié et d'indifférence). À l'inverse de Platon pour qui la beauté est la raison d'être de l'art, la nouvelle musique trouve toute sa beauté à s'interdire l'apparence du beau. Ce pourrait être la définition du phénomène punk...

Wilhem Furtwängler et la musique atonale

Les formes éclatées de la nouvelle musique, ses dissonances, sa pantonalité arrachent à l'auditeur ses points d'appui habituels et le jettent dans un inconnu qui, comme tous les inconnus, est menaçant. D'où la réserve, sinon la résistance de beaucoup d'auditeurs à cet égard.

Mais cette résistance ne serait-elle pas aussi liée à la disparition de données dont tous les compositeurs avaient, jusqu'au XXe siècle, instinctivement tenu compte dans la conception de leurs oeuvres? Wilhem Furtwängler tient à ce sujet des propos très éclairants. Il montre d'abord que «c'est la cadence qui, en donnant à chaque accord sa place et sa fonction, [...] délimite un espace sonore [...] C'est la cohérence de ces rapports qui permet à la musique de prendre forme. Il aura fallu des siècles pour en arriver à cela. La tonalité, qui est la matière de la cadence, le musicien ne la perçoît pas comme un procédé de composition accessoire dont on peut se défaire mais comme une force de la nature... Cette force a fini par s'emparer complètement de la pensée musicale d'Europe; elle a pénétré toute musique sans exception; elle en est devenue la loi et la forme... Elle concentre la vie même dans son foyer et la métamorphose... en mille formes musicales, le lied, la fugue ou la sonate. Par la cadence, toute musique est une alternance de tension et de détente. Ce mouvement correspond à ce que nous connaissons de la biologie moderne. Et nous retrouvons ce couple tension-détente, selon une alternance rigoureuse, dans une symphonie de Beethoven par exemple.»

Voici l'opinion de Furtwängler sur la musique atonale: «Une profonde inquiétude et bougeote semblent s'être saisies de la musique. Peu d'instants de repos, peu d'instants de détente... On y trouve souvent un dynamisme rythmique comme d'un moteur sans trêve, une sorte de tourbillon mécanique qui procède, bien plutôt que de l'homme vivant, de la mécanique qui reste morte, quelle que soit la vitesse du mouvement. [...] Il y a parfois infiniment d'esprit dans de la musique atonale... Mais du point de vue de la vie profonde, cette musique est déficiente» (Entretiens sur la musique).

Conclusion

Par delà formes musicales et musiciens, reste l'essentiel: la communion personnelle avec la musique car, pour reprendre la très belle pensée de Vuillermoz, «dans notre univers indéchiffrable, les seuls messages rassurants qui nous arrivent de l'inaccessible et de l'incompréhensible ce sont les rythmes». Cette communion, c'est Nadia Boulanger mourante qui nous la révèle. Lorsque son ami et ancien élève Léonard Bernstein vient la saluer une dernière fois, on l'avertit qu'elle est déjà inconsciente. Contre toute attente, elle le reconnaît et lorsqu'il lui demande: Nadia, entendez-vous de la musique? Elle murmure:Une musique éternelle.

Notes

1) Boèce (480-524) philosophe et homme politique, est surtout connu par son livre De la consolation de la philosophie, qui fut écrit en prison avant qu'il ne mourût sous les tortures. Un autre livre, De institutione musica, s'inspire de la pensée de Pythagore sur la musique.

2) Ce nom est lié au Québec à la prestigieuse école de musique, que fondèrent les religieuses Jésus-Marie à Montréal.

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