L’optionalité, l’une des causes du dogmatisme universitaire

Jacques Dufresne

L’optionalité, que nous avons au Québec appelé polyvalence, ne serait-elle pas l’une des causes lointaines et profondes de ce dogmatisme universitaire qu’un groupe d’étudiants dénonçait dans un manifeste publié dans Le Devoir du 30 janvier 2020?


«Le choix, notion de bas niveau», écrivait Simone Weil, après Descartes et Spinoza. Je relis avec joie Olivier Reboul un philosophe qui, en 1972, dans le même esprit,  avait prédit ce que nous pouvons observer en ce moment : « Ce qui m'amène finalement au problème de l’optionalité.[…] Un enseignement démocratique me semble l'opposé de ce libéralisme mystificateur ; car donner la culture fondamentale à tous les jeunes implique qu'on favorise chacun dans les matières où il est le moins doué : ce sont les fragiles qui ont le plus besoin de sport, les poètes de physique, les scientifiques de littérature. Et l'optionnalité est non seulement désastreuse pour l'enfant, mais pour la société elle-même: car si chacun n'apprend que ce qui l'intéresse, on aura des ingénieurs incapables de comprendre les problèmes sociaux, des architectes ignorant tout de nos besoins et de nos rêves, des directeurs asservis aux ordinateurs, des technocrates aveugles quant aux fins de leur technique, des artistes étrangers au patrimoine artistique et à ce que les hommes attendent de l'art. On aura surtout une masse de travailleurs ignorant le sens de leur travail et des consommateurs inaptes à choisir, à aimer, à juger par eux-mêmes. Un tel résultat n'est ni plus ni moins que la faillite de l'éducation.»1

Ce libéralisme mystificateur est précisément celui dont Jean-Claude Michéa, un homme de gauche cohérent, fait actuellement la critique en France.  Reboul a bien diagnostiqué le risque auquel on exposait ainsi les étudiants et la société. On a pu constater depuis que l’optionnalité allait aussi devenir possible pour les professeurs dans les lettres, les arts, la philosophie et les sciences humaines en particulier, à l’université comme au cégep. Au cégep, les cours communs de littérature et de philosophie perdaient ainsi une partie de leur raison d’être. Chemin faisant, les compétences ayant remplacé les connaissances, le transfert des habiletés s’étant substitué aux grandes œuvres nourricières et formatrices, il devenait bien difficile de freiner les professeurs dans leur penchant à préférer enseigner ce qu’ils aiment plutôt que ce qui est nécessaire à la formation de leurs étudiants.

Au lieu de s’en tenir à un juste milieu après le dogmatisme de l’ancien régime pédagogique, on a laissé dériver le navire de l’éducation dans la direction où l’emporteraient les choix de chacun. Ces choix étant pour la plupart illusoires, on s’abandonnait ainsi aux modes du moment et aux vents dominants, en provenance des États-Unis. Mais on en vient à se dégoûter de manger n’importe quoi dans une cafétéria respectant, après les avoir créés, les goûts de chacun. On adopte alors, avec quelques amis, un régime santé cohérent, un régime végan par exemple, et sans attendre qu’il fasse, après débat, l’objet d’un consensus, on veut l’imposer aux autres ; façon de se rassurer soi-même sur son propre choix, de satisfaire un désir de pouvoir et surtout de remplir un vide, celui qui a été créé par la disparition de tout modèle fondé sur l’expérience, c’est-à-dire la tradition.  N’est-ce pas là le dogmatisme éclaté que dénonce le manifeste évoqué précédemment ?

Notes

1- http://agora.qc.ca/documents/all_epi_paideia

 

 

 

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