L'initiation à l'amour à l'ombre de Leonard Cohen

Jacques Dufresne

L'éducation sexuelle étant de nouveau à l'ordre du jour, je me demandais comment la réenchanter, comment éviter qu'elle ne se limite aux nécessaires données biologiques. J'ai songé à évoquer l'amour courtois, mais il appartient à un passé lointain que les jeunes ne fréquentent guère, me dit-on. Sur ce, Leonard Cohen est mort. On l'a comparé à Rumi et il est pourtant si près de nous.

« Votre amour de la femme et l’amour de la femme pour l’homme : oh ! que ce soit de la pitié pour des dieux souffrants et voilés ! Mais presque toujours c’est une bête qui devine l’autre. »[1]

L’éducation sexuelle est de nouveau à l’ordre du jour au Québec, suite au dernier émoi public sur la culture du viol[2]. La demande sociale, faire en sorte que les hommes respectent davantage les femmes, est claire mais elle n’est pas simple, car elle met en cause l’ensemble du rapport homme femme ; ce qui suppose qu’on attache, pour y répondre, plus d’importance à l’initiation à l’amour qu’à l’éducation sexuelle, au sens strict du terme.

Le contexte

Ceci dans un contexte où le LGBTQIA (Lesbian, Gay, Bisexual, Transgender, Queer, Intersex, Asexual)[3] prend de plus en plus d’importance. J’ouvre le téléviseur par hasard et je tombe sur une scène des Simone, une série à la mode, où une jeune femme, Maxim, encore attachée à son homme, revient d’une aventure avec une copine. Dans une autre séquence, j’entendrai cet aveu de la même Maxim : « hommes ou femmes, on a tellement de choix mais on est tellement seuls ». Notre regard en effet est en ce moment tourné vers les frontières floues entre les sexes, vers les formes intermédiaires et le passage de l’une à l’autre.

La science nous apprend beaucoup de choses à ce sujet, comme nous le rappelle Alice Greger dans une conférence TED.[4] C’est sur le plan culturel toutefois que l’essentiel se joue, dans le sillage de la déconstruction initiée par la French Theory. La French Theory ou en Angleterre Theory seulement, est le nom donné dans le monde anglo-saxon, aux États-Unis notamment, à un courant de la pensée française représenté par Jacques Derrida, Jacques Lacan, Michel Foucault et Gilles Deleuze. On peut voir dans ce courant, plus fort en Californie qu’en France, un épisode extrême du grand débat opposant la culture à la nature. Ici la culture, le langage au premier chef, a réduit la nature à une ombre. La French Theory, qui voit des différences partout et des identités nulle part, fournit ensuite les outils d’une déconstruction de tout ce qui dans les hiérarchies de la tradition est basée sur une opposition binaire, homme/femme, par exemple, opposition qui jouerait toujours en faveur du plus fort : l’homme. Comme la nature n’oppose plus ses déterminations, il devient facile de dissoudre les sexes et les genres dans la poussière des différences que la plasticité du langage permet de nommer. On est dans l’illimité.

Il faut aussi savoir que bien qu’elle malmène l’idée de vérité, la French Theory, s’est imposée dans et hors des universités à la faveur d’un dogmatisme qui confine à la terreur intellectuelle et bientôt politique, dans une absence totale de rigueur. Ce qui a heureusement indigné des féministes comme Camille Paglia[5] et des universitaires comme Jeremy Stubbs.[6]

Autre caractéristique du contexte : l’amour à la portée d’un simple clic. La revue L’Inconvénient publiait en 2013 un numéro spécial sur les nouveaux rapports amoureux. La couverture quatre en donne un résumé parfait : « La grande fable de notre époque, c'est celle de l'amour à la portée d'un simple clic ; publicité virale et réseaux sociaux l'exposent dans une vitrine constamment renouvelée dont nous soupesons les offres en consommateurs avertis, à la recherche du meilleur « produit » disponible. Mais cette grande fable n'existerait pas sans le rêve secret qui la nourrit : celui d'un amour parfait, librement consenti, authentique et plein, seul lieu encore investi d'idéal à l'ère du désenchantement et du cynisme. Or, en l'absence de toutes contraintes institutionnelles et morales, cet idéal se heurte aujourd'hui à la facilité même avec laquelle s'assouvit le désir amoureux ; et cette facilité favorise en retour l'insatiabilité de ce désir, au point où il en vient à se cannibaliser, à se faire la proie de sa propre voracité. »[7]

D’un côté, l’érosion de la polarité. Elle ne peut que réduire les hommes et les femmes au doute sur leur identité.  De l’autre, un amour clic et déclic qui indique une régression en-deçà de la sauvagerie, vers des comportements plus mécaniques, plus incontrôlables, parce que plus proches du réflexe que d’une réponse vivante. « L’amour, disait Céline, c’est l’infini à la portée des caniches. » Le voici à la portée d’un clic.

Le grand amour

Reste le rêve d’un amour parfait, encore que les auteurs de la revue ne soient pas tous d’accord sur ce point. L’un d’entre eux, Marc Hubert D’Avignon, y voit la cause de tous les maux et malheurs de l’amour. Tout serait si bien, écrit-il, citant Stephen Vizinczey, si chacun acceptait « le fait que l’amour est une simple sensation passagère. » Ugo Gilbert Tremblay évoque certes les racines grecques et chrétiennes de l’amour parfait, mais il note que la majorité n’y voit qu’un tissu d’illusions ; il les considère lui-même comme un dispositif (sic) que l’homme a inventé pour se protéger de lui-même.

Ces auteurs reflètent-ils vraiment les Québécois ? Non. Si on en juge par l’attachement dont les Québécois ont, dans étonnante unanimité, fait preuve à l’endroit de Leonard Cohen, on est plutôt porté à croire que ces Québécois sont plus métaphysiciens que jamais, pour ce qui est de l’amour tout au moins. Voici le fond de la pensée de ce Cohen dans lequel les Québécois se regardent comme dans un miroir : dans Le Monde du 11 novembre 2016, Christophe Lebold, un de ses biographes, compare Cohen à Rumi : « L’idée centrale de David, un de ses héros qu’il invoque dans la chanson Hallelujah, est que la vie secrète du cœur est le fondement véritable de la vie. [...] La rencontre érotique, pour lui, est le centre du divin : c’est une idée héritée de la Kabbale. Il faut que le féminin et le masculin se rencontrent pour que Dieu puisse exister. L’homme et la femme sont la clé du mystère du monde et des anges qui peuvent se sauver mutuellement. Dans cette quête de l’amour, Leonard Cohen a toujours été un gentleman, il n’a jamais mis en avant la figure du Casanova dont le désir s’épuise après chaque conquête ; pour lui, on ne peut pas épuiser le mystère du désir ou de la personne. Pour moi, il restera l’un des grands poètes de l’amour, comme Rumi le mystique soufi, ou comme Ovide et Ronsard.[8]» Occasion de rappeler que Leonard Cohen a découvert F. Garcia Lorca  à l’âge de 15 ans et que cet événement marqua la naissance de sa vocation de poète.[9]

À l’instar de Rumi, Cohen associe toujours la spiritualié à la sensualité. « Il a toujours, écrit Alexandra Pleshoyano, continué d’écrire des billets aux femmes, entremêlant ses désirs sexuels et mystiques. Selon son ami grec, Georges Lialios, Cohen éprouve une soif et une attirance pour le sexe opposé sous toutes ses formes ; il rêve d’une femme idéale qui appartient à la sphère métaphysique plutôt que réelle. Toute sa poésie naît d’un désir nostalgique vers ce qui le dépasse infiniment. Tel qu’il le chante dans The Stranger Song : « It’s hard to hold the hand of anyone who’s reaching for the sky just to surrender » (Cohen 1993, 111). Selon son amie et chanteuse Jennifer Warnes : « If he [Cohen] has one great love, it is his search for God » (Rohter 2009).[10]

Je note d’abord l’importance que Leonard Cohen attache à la polarité homme femme. Cette polarité n’est nulle part aussi manifeste que lorsque l’amour survit, discret et lumineux. «Si l’amour semble alors disparaître, c’est qu’il est simplement caché, intégré, incarné… et indestructible : c’est ‘’le doux, le tendre, le merveilleux amour’’ des vieux amants. Jamais deux êtres n’ont été si proches, si formidablement unis, et il n’est pas plus grande force pour affronter la déchéance de la vieillesse et de la mort que d’être deux, tout simplement.

Cet amour-là ne se juge pas. Il ne connaît ni coupable ni victime. Le désir n’est pas sa cause mais son effet. Ce n’est plus seulement un sentiment mais une vision ; ce n’est plus seulement un plaisir mais un bonheur. Il ne pose qu’une condition, nous dit Léonard Cohen : l’humilité. » [11]

Karl Stern

Dans le même esprit, Karl Stern, un autre célèbre Juif montréalais, a écrit : « Toutes les théories des rôles dévolus aux deux sexes dérivent essentiellement de l'un ou l'autre de deux postulats possibles : ou bien on suppose une dualité foncière qui reste immuable à travers toutes les diversités de culture ; ou alors on considère l'immutabilité de la dualité comme un mythe, en estimant que le seul fait incontestable en ce domaine est celui de la diversité des cultures. »[12]

La thèse de Stern, celle aussi de Cohen, correspond à la première branche de l’alternative, celle d’une dualité foncière immuable. Stern encore : « La dualité, l'accouplement des deux sexes traduisent une antithèse inhérente au fond même des choses, antithèse constamment, perpétuellement tendue vers la synthèse, dans un geste d'anticipation et de rétablissement de l'unité. Cette tradition est si généralement répandue, si nombreuse dans ses variantes qu'on ne saurait ici en exposer tous les détails. Son caractère le plus remarquable peut être que des religions et des philosophies fort éloignées dans le temps et l'espace l'expriment. Nous en retrouvons le principe clairement exprimé dans le taoïsme et le Zohar, dans les Oupanishads et le christianisme. Les événements de la nature et de l'histoire s'expliquent par deux principes. Les deux principes sont le féminin Yin, calme, sombre et accueillant ; le masculin Yang, actif, clair, fécondant. C'est le Tao, principe supérieur d'unité, qui assure le perpétuel mouvement de réciprocité entre les deux principes constituants du monde. […] Le riche mysticisme érotique de la Cabbale témoigne d’une profonde ressemblance avec la tradition chinoise. »

À la seconde branche, correspond l’accent mis sur le flou des sexes. Comment éviter qu’il n’en résulte entre l’homme et la femme une érosion de la polarité et par suite une indifférence affective qui laisse libre cours à des instincts primaires demeurés présents. Si l’homme et la femme cessent d’être l’un pour l’autre des dieux souffrants et voilés, comment éviter qu’ils ne deviennent des bêtes qui se devinent et s’agressent ?

La nature et la qualité de l’initiation à l’amour dépendent largement de la réponse à ces questions. Cette initiation doit se confondre avec l’immersion dans toute une culture. Dans notre culture, comme dans les autres, la polarité homme femme est au cœur de tout. C’est Néfertiti, la grande épouse royale, qui nous accueille dans l’Égypte ancienne. Le pharaon Akhenaton son mari la traitait comme son égale lui permettant d’accomplir seule les rites religieux : le temple de Karnak fut l’un des fruits de leur amour. Akhenaton fut aussi en quelque sorte, le premier apôtre de la non-violence, refusant de faire la guerre, même pour défendre les frontières de l’Égypte.

Le nom de Néfertiti signifie «la belle est arrivée ». «La racine néfer et ses dérivés décrivent les aspects positifs et moteurs de la vie, au premier rang desquels se trouvent mêlées les notions de beauté, de perfection, d'achèvement et d'excellence. [...] On ne peut être néfer si l'on n'associe pas la beauté esthétique à celle de l'âme et de l'esprit, si l'on n'est pas en conformité avec le concept de la Maât, l'harmonie fondamentale qui sauve le monde égyptien du chaos. [13]

Dans la Grèce antique, la beauté d’Hélène suscita la guerre, mais une guerre mystérieusement inséparable des sommets de l’art et de la pensée et de la vie politique qui seront atteints au Ve siècle avant Jésus-Christ. La polarité homme femme sera ensuite au cœur des tragédies de Sophocle et d’Eschyle.

Et voici à Rome Orphée et Eurydice et dans la chrétienté, Dante et Béatrice. À partir de ce moment, la polarité homme femme sera omni présente dans les arts, dans la littérature et la peinture. Ronsard, Cervantès, Shakespeare, Racine, Molière, Balzac, Goethe, Tolstoï, les sœurs Brontë et jusqu’à Céline, tous auront pour souci de célébrer la polarité et d’évoquer la difficile montée vers l’unité. Les peintres imiteront les écrivains. Que seraient Fra Angelico sans la vierge Marie, Holbein sans sa femme, d’abord en gloire puis ensuite en douleur, Rembrandt sans ses chairs de femmes abandonnées et lumineuses, Degas sans ses danseuses et ses femmes au bain ?

Voilà l’esprit dans lequel il faut repenser l’éducation sexuelle : dans l’orbite de l’initiation à un amour polarisé, ré enchanté, illustré par l’ensemble des grandes traditions religieuses, littéraires et artistiques, à commencer pour nous par celles d’Occident.

Il y a place et même place d’honneur pour l’homosexualité dans cette perspective. Elle a ses racines dans le Banquet de Platon et parmi les chefs d’œuvre de la littérature dont il faut la nourrir, il y a les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Si l’on rejette cet ordre sous prétexte qu’il limite les libertés, il faut savoir au moins à quoi l’on s’expose : l’indifférence s’installe, l’idée que l’amour n’est qu’une sensation passagère s’impose et la sexologie devient l’unique recours. Commence alors le règne de l’homme unidimensionnel.

La testostérone et la folliculine ont leur importance comme tous les faits bruts de la biologie et de la médecine, mais si on se limite à cela comme on a eu tendance à le faire au Québec dans une expérience antérieure en éducation sexuelle, tout se réduira bientôt au clic et au déclic, l’art du plaisir ne sera plus qu’une technique de la jouissance, l’effet papillon touchant la personne dans sa totalité sera remplacé par le réflexe localisé, on instrumentalisera la «spontanéité craintive des caresses», tout glissera vers une objectivation savante qu’il sera de plus en plus difficile distinguer de l’objectivation commerciale de la pornographie.

 

 



[1] Ainsi parlait Zarathoustra, de l’enfant et du mariage

[2] Qu’en est-il au juste ? Il faut interpréter ce phénomène en tenant compte des réserves de Lysiane Gagnon : «La soi-disant « culture du viol » qui imprégnerait nos villes et nos campagnes est une construction idéologique, née dans les départements de « women studies » nord-américains qui s’inscrivent dans le courant le plus radical du féminisme. Les médias ont ensuite repris l’expression comme si elle allait de soi.

Retombons sur terre. Jamais, à aucun moment de l’histoire de l’humanité, les femmes – du moins celles qui ont le privilège de vivre dans des pays démocratiques – n’ont été plus protégées, plus respectées et plus encouragées à s’affirmer qu’à notre époque.

Jamais la violence sexuelle n’a été plus jugulée et réprouvée qu’aujourd’hui. (La Presse, 29 oct.2016)

[3] http://lgbtqia.ucdavis.edu/educated/glossary.html 

[5] https://www.youtube.com/watch?v=4-i6YifXLNw

[6] http://www.contreligne.eu/2015/05/ja-vecu-sous-la-terreur-vingt-ans-de-french-theory-dans-les-universites-anglaises/

[7] L’Inconvénient, les nouveaux rapports amoureux, No 55

[9] « La poésie lyrique de Leonard Cohen : lieu d’un déploiement de la mystique juive »

Alexandra Pleshoyano Théologiques, vol. 18, n° 2, 2010, p. 163-186.

[10] Op. cit.p.169

[11] Humbled in Love, Commentaire de Polyphrène, http://leonard.cohen.polyphrene.fr/humbled-in-love

[12] Stern, Karl, Refus de la femme, Éditions HMH, Montréal 1968, p.15

[13] Guillemette Andreu, 100,000 ans de beauté, Gallimard 2009, Vol. Antiquité, p.17)

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