Les conflits d'intérêts par omission, le cas de la profession médicale

Jacques Dufresne

La vérité n'est pas là où nous la cherchons, mais là où nous refusons de la voir.

Un nouveau débat sur les conflits d’intérêts s’ouvre donc au Québec. Espérons qu'on explorera toute la surface des choses avant même de prétendre pouvoir en explorer le fond. La moitié de cette surface est en effet constituée de fautes par omission, dont on ne parle pratiquement jamais. C’est cette face cachée que je me propose d’examiner ici.

Dans les rencontres avec le public précédant l'adoption de la charte canadienne des droits et libertés, Me Jean Chrétien avait informé ses confrères du Barreau de la manne qui les attendait avec l'adoption de la charte (dont il était le parrain). Nul certes n’est en droit d’affirmer que les avocats ayant écrit la Charte servaient les intérêts de leur profession avant ceux des Canadiens. Le renvoi d’ascenseur de Jean Chrétien, sous forme de boutade, a toutefois le mérite de nous rappeler que l’appartenance à une profession peut être une occasion de conflits d’intérêts. Si, en lieu et place de René Lévesque, un ancien président charismatique du Barreau avait été Premier ministre du Québec entre 1976 et 1981, la loi sur l’assurance automobile n’aurait peut-être pas été votée. On se souvient de la crainte que cette loi inspira aux membres du Barreau. On peut se demander aussi si la loi sur l’assurance maladie aurait été ce qu'elle fut si le Québec du début de la décennie 70 avait été dirigé par quatre médecins plutôt que par des hommes comme l’économiste Robert Bourassa et l’homme d’affaires Claude Castonguay.

Ces spéculations nous rapprochent du contexte actuel. Voici d’abord une liste des ministres de la santé au Québec depuis 1970. Un x au début d’une ligne indique qu'il s’agit d’un médecin :

Années         Noms
1970 - 1973 Claude Castonguay
1973 - 1976 Claude Forget
x1976 - 1981 Denis Lazure
x1981 - 1984 Pierre-Marc Johnson
x1984             Camille Laurin
1984 - 1985 Guy Chevrette
1985 - 1989 Therese Lavoie-Roux
1989 - 1994 Marc-Yvan Côté
1994 Lucienne Robillard
x1994 - 1998 Jean Rochon
1998 - 2001 Pauline Marois
2001 - 2002 Rémy Trudel
2002 - 2003 François Legault
x2003 - 2008 Philippe Couillard
x2008 - 2012 Yves Bolduc
x2012 - 2014 Réjean Hébert
x2014 - Gaétan Barrette

Les deux premiers ministres médecins, Denis Lazure et Pierre-Marc Johnson étaient assez éloignés du pouvoir médical, le premier était gauchiste, le second quoique jeune ne pratiquait déjà plus, il était aussi ingénieur et sortait d’une faculté de médecine, celle de Sherbooke où, à l’époque, on mettait l’accent sur les déterminants sociaux. Le docteur Camille Laurin ne fut pas ministre assez longtemps pour pouvoir, à la fin du gouvernement péquiste, exercer une grande influence. Robert Bourassa était-il allergique à la présence d’un médecin à la tête du ministère de la santé? Pendant les seize années où il a été Premier ministre, le poste le plus important sous son autorité n’a été occupé que par des non médecins.

En 1994, Jacques Parizeau a fait appel à Jean Rochon pour occuper le poste. Cet ancien directeur du Département de  médecine sociale et préventive de l’Université Laval était plus un adversaire qu'un représentant du pouvoir médical. Sous son règne, le nombre de médecins en exercice a diminué au Québec. Son maître en épidémiologie avait été Archibald Cochrane, celui qui a donné son nom à la Cochrane collaboration, cet organisme international dont tous les membres ont en commun de ne jamais avoir reçu d’argent d’une compagnie pharmaceutique. Dans cette école de pensée, on avait une telle confiance dans le pouvoir guérisseur de la nature qu'on voulait limiter le nombre de médecins…et de médicaments. En 1975, Cochrane pensait déjà qu'il faudrait qu'on interdise aux compagnies pharmaceutiques de faire de la publicité et d'envoyer des représentants chez les médecins.

Entre 1970 et 2003, le gouvernement québécois a su contenir le pouvoir médical. À partir de 2003, vont se succéder quatre ministres de la santé représentant à des degrés divers le pouvoir médical. À partir de 2006, trois ans après l’arrivée au pouvoir de Philippe Couillard, tout change. De 2007-2008 à 2012-2013, la masse salariale des médecins s’accroît de 50%, passant à 6,1 G dans un budget de la santé de 31,3 milliards. Source

Le nombre de médecins aussi augmenté pendant la même période. En date du 31 décembre dernier, le Collège comptait 22 057 médecins inscrits au tableau de l’ordre, contre contre 20,034 en 2010… et 10, 053en 1979. Source

Dans ce domaine, le Québec ne s’est pas contenté de rattraper les autres provinces. «On dénombrait au Québec en 2012, 235 médecins par 100 000 habitants au Québec, comparativement à 201 en Ontario et à 214 dans l’ensemble du Canada. Source

La coïncidence

La coïncidence entre la succession de quatre ministres médecins et les avantages obtenus par la profession est si frappante, dans la perspective historique nationale où nous la situons, qu'elle nous invite à faire l’hypothèse d’un conflit d’intérêts entre le pouvoir et une profession. La conjoncture internationale cependant nous invite plutôt à penser que nous avons suivi une tendance mondiale. Pour ce qui est du nombre de médecins pour 1000 habitants, le Canada (et donc à peu de chose près le Québec) avec 2.4 médecins est en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE, loin derrière la la Fédération de Russie (5.0) et la Grèce (6.1) » Source

Notre nombre actuel de médecins nous coûte toutefois aussi cher qu'un grand nombre dans certains pays. Après les États-Unis, le Canada est en effet au premier rang pour ce qui est du revenu des médecins par rapport au salaire moyen. Nos médecins spécialistes gagnent 4.7 fois plus que le salaire moyen et les généralistes 3 fois plus, tandis qu’en France, par exemple, les chiffres sont de 2.2 et 2.1, au Danemark 2.6. Source

Eu égard à notre réflexion sur les conflits d’intérêts une question conserve toute sa pertinence : comment se fait-il que le rattrapage se soit fait en quelques années à compter de 2006, plutôt que progressivement à partir de 1980 par exemple?

D’autres conflits d’intérêts doivent retenir notre attention, parce qu'ils consistent en des omissions dont seuls les observateurs avertis mesurer la portée. On sait qu'un médecin qui accepte des faveurs d’une compagnie pharmaceutique aura tendance à favoriser les produits de cette compagnie quelle que soit leur efficacité par rapport à d’autres produits. En acceptant de telles faveurs , ledit médecin se met donc en conflit d’intérêts : il sacrifie l’intérêt de ses patients et ceux de la science à son intérêt personnel. Voici trois exemples d’initiatives destinées à limiter les conflits d’intérêts de ce genre. Nos ministres médecins connaissent sûrement ces initiatives et savent sans doute aussi que divers groupes font pression pour que le Canada ou les provinces séparément les adoptent. S’ils ne joignent pas ce mouvement, on pourra les accuser de conflits d’intérêts par omission.

Le Sunshine Act - Transparence santé

En 2007, deux sénateurs américains déposaient un projet de loi intitulé Sunshine Act. La loi a été votée. Elle oblige les industries médicales, à commencer par les compagnies pharmaceutiques, à rendre publics les cadeaux qu'elles font aux médecins sous diverses formes, C’est le CMS (Centers for Medicaid & Medicare Services) qui a la responsabilité de divulguer les données. D’autres s pays, la France, le Danemark et l’Écosse ont adopté une loi semblable dans le but d’éliminer les conflits d’intérêts dans le secteur de la santé. Le CMS a déposé son premier rapport le 30 septembre 2014. En 2013, sur une période de 5 mois, l’industrie médicale a versé 3,5 milliards de dollars à 546 000 médecins américains. En France l'initiative s'appelle Transparence Santé. Plusieurs organismes font pression pour que le Canada se joigne au mouvement. Il eût été intéressant de savoir quelle place auraient occupé nos médecins ministres sur une liste canadienne.

Le NAP

En Australie, on déclaré  la guerre au  marketing des compagnies pharmaceutiques. Une cinquantaine d’éminents médecins ont lancé un mouvement appelé NAP (No Advertising Please) visant à interdire les visites des représentants des compagnies pharmaceutiques dans les bureaux de médecin. Le but de l’opération est de réduire le nombre de prescriptions inappropriées. C’est là une forme de prévention quaternaire. Les médecins australiens sont invités à placer à l’entrée de leur bureau une affiche indiquant que les visites de représentants sont interdites. Une telle interdiction n’aurait-elle pas encore plus de sens ici où les dépenses de santé représentent 11.2 % du PIB alors qu'en Australie elles sont limitées à 8.9%? Autre occasion d’omission pour nos ministres médecins. Source

La prévention quaternaire

 
Même dans le milieu médical, plusieurs ignorent l’existence de la prévention quaternaire. C’est dire à quel point ce milieu est réfractaire à une autocritique qui aurait pour effet de réduire considérablement le gaspillage en santé. Depuis le 10 octobre dernier, nos médecins, qu'ils soient ministres ou seulement ministrables, ne peuvent pas ignorer cette innovation puisqu’elle a été l’objet d’un article du docteur Pierre Biron dans l’Actualité médicale.

Une idée révolutionnaire, mine de rien. «La prévention quaternaire, indique le docteur Biron, protège bien portants et patients des méfaits associés aux tests, interventions ou traitements inutiles. On doit l’expression abrégée «P4», au généraliste belge Marc Jamoulle qui la définit comme la «prévention de la médecine non nécessaire, de la surmédicalisation ». La P4 évite aux payeurs publics un gaspillage colossal, tandis que la « vraie » prévention passe d’abord par le statut économique, éducationnel, environnemental, occupationnel et social, et non par le surdiagnostic ou le surtraitement. On pourra difficilement prendre au sérieux nos ministres médecins s’ils ne mettent pas la prévention quaternaire au sommet de leur liste de mesures d’austérité. L’omission dans ce cas sera criante.

La dévolution des compétences


Il faudra aussi surveiller leur silence sur un certain nombre de questions chaudes, à commencer par la dévolution de certains actes médicaux à des professionnels de la santé moins bien rémunérés. Nos médecins sont de mieux en mieux payés et de plus en plus nombreux. S’ils plaçaient vraiment l’intérêt public au-dessus de leurs intérêts corporatifs, ils comprendraient qu'ils devraient se limiter aux tâches qu'ils sont les seuls à pouvoir accomplir et confier les autres tâches à d’autres professionnels. Si nos ministres médecins n’inscrivent pas cette dévolution dans leurs priorités, ont pourra leur reprocher d’être en conflit d’intérêts.

Le payeur décideur

 Irons-nous jusqu’à demander à nos ministres de consulter les citoyens dans les nombreux débats où les experts se contredisent? Pour ce qui est en effet de l’efficacité et de l’efficience de nombreux médicaments et  tests, les avis des experts sont partagés et très souvent l’avantage démontré se limite à un prolongement de la vie de quelques mois, obtenu au prix d’effets secondaires sous-estimés.

Hélas! les méthodes utilisées dans l’évaluation ont atteint un degré de sophistication tel que seuls les experts en évaluation s’y retrouvent pleinement. Les autres médecins, de même que les citoyens ordinaires , en sont réduits à prendre note de la conclusion générale souvent biaisée elle-même.

On est alors devant l’alternative suivante : ou bien on laisse à tous les médecins le pouvoir de trancher, ou bien on demande au public consommateur et payeur de se prononcer sur la liste des services remboursés, ce qu'il peut très bien faire comme l’a montré l’expérience de l’Oregon. Puisque les gens auraient eux-mêmes pris les décisions difficiles, ils auraient moins de mal à en accepter les conséquences. Je connais bien des payeurs qui, s’ils pouvaient donner leur avis, dans un contexte où l’information serait de la plus haute qualité, demanderaient que l’on remplace quelques médicaments et quelques tests par des soins dentaires gratuits pour tous. Sur ce point, nos ministres médecins ne se sont pas contentés de l’omission, ils sont vite passés à l’action, négative, en poussant la centralisation à l’extrême. De sorte que les payeurs sont plus éloignés que jamais des centres de décisions.

De l’autonomie à l’hétéronomie

Ces choses se passent dans un contexte où, de toutes parts, les gens sont incités à perdre confiance dans leur corps, dans son pouvoir avertisseur et guérisseur, pour s’en remettre à des solutions mécaniques extérieures, tant pour le diagnostic que pour le traitement. Dans le mouvement transhumaniste, on pousse jusqu’à l’extrême cette confiance faite aux moyens mécaniques extérieurs plutôt qu’à soi-même. Tel est, semble-t-il, le sens actuel de l’histoire. C’est là une question bien grande et bien haute, compte tenu de la démagogie dans laquelle s’enlise l’actuelle réforme de la santé, mais c’est précisément pour cette raison qu'il faut la poser avec insistance. Oser se ranger du côté de l’autonomie, cela, à titre d'exemple, signifie que l’on s’oppose au dépistage précoce et à la médicalisation des bien portants. En ce moment, qui ne dit mot consent à se ranger du côté du glissement vers l’hétéronomie, choix dont on peut être assuré qu'il poussera les dépenses de santé à la hausse, et qu'il aura un effet dévitalisant sur les gens. Les êtres vivants sont autonomes. Les machines sont hétéronomes. Le silence sur cette question e sera la pire des omissions, car ne n’est pas seulement la médecine qui est en cause, mais l’ensemble de nos rapports avec la nature.

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