Les arguments gagnants de Bernard Landry
Document créé en 1994.
Négociateur, Lucien Bouchard exigeait des conditions gagnantes pour relancer le débat sur la souveraineté. Orateur, Bernard Landry propose des arguments gagnants. Je suis allé l’entendre à Sherbrooke, deuxième étape de sa tournée des régions du Québec. C’est le ton de ses propos, empreints de fierté, qui m’a surtout frappé, ce qui m’a incité à remonter le temps.
La première fois que j’ai entendu Bernard Landry prononcer un discours, je devais avoir treize ou quatorze ans. Nous fréquentions le même collège, le séminaire de Joliette, où il me précédait de quelques années. Ses talents d’orateur et son sens du pouvoir étaient si manifestes qu’il allait de soi à nos yeux qu’il jouerait un rôle important dans l’histoire du Québec. Quand il était dans la jeune vingtaine, je me souviens de l’avoir présenté à des amis en disant: « Voici un futur Premier ministre du Québec ». Le jour cependant où Lucien Bouchard a fait son demi-tour à gauche vers le parti québécois, j’ai cru que j’avais été mauvais prophète. Étant métaphysiquement mal à l’aise dans un parti politique, comme dans tout groupe où l’on dit « nous », je n’ai suivi sa carrière que d’une façon sporadique et à une certaine distance, le rencontrant surtout lorsqu’il était en période de latence.
En 1974, j’avais obtenu qu’on l’invite à Toronto, en même temps que René Lévesque, à un colloque de la Canadian Speach Association, dont j’étais l’un des organisateurs. Parmi les conférenciers, il y avait aussi Marshall McLuhan et John Diefenbaker, lesquels devaient être présents à l’un des coquetels donnés dans la suite des organisateurs. À ma grande stupéfaction, j’ai constaté que ni moi ni Bernard Landry ne faisions partie de la liste de plus de cinquante invités. J’acceptais très mal que l’un de mes invités et le Québec que nous représentions tous deux soient traités ainsi. «Ça te plairait, me dit Landry, de rencontrer McLuhan et de l’entendre en conversation avec Diefenbaker?» «Comment donc !, répondis-je, et toi?» Je connaissais déjà sa réponse. C’est sa solution qui m’a étonné: « Ils auraient dû nous inviter, dit-il, nous allons donc considérer qu’il s’agit d’un oubli de leur part et nous allons nous présenter à la suite le plus naturellement du monde ». Ce que nous fîmes.
Bernard Landry était un excellent représentant de ces Québécois, ayant mûri avec la Révolution tranquille, qui se sentaient à ce point sûrs d’eux-mêmes et maîtres chez eux qu’ils ne leur venait même pas à l’esprit de poser ces menus actes de soumission permettant d’entrer dans les grâces de l’establishment canadien, qui achevait à ce moment de se déplacer vers Toronto.
Le discours de Sherbrooke était empreint de cette fierté dont j’avais été témoin 25 ans plus tôt. « Nous formons une nation », a dit Landry, simplement, fermement, commençant par cette affirmation, pour exclure ensuite la société distincte et la province comme les autres. Évoquant la péréquation, il aurait pu, comme tant de ses prédécesseurs, reprocher au gouvernement d’Ottawa d’avoir favorisé l’Ontario ou encore y voir un argument en faveur de ce partenariat de mendiant appelé fédéralisme rentable. Au contraire, il a pris froidement acte du fait que le Québec encaisse des chèques de péréquation depuis 40 ans, sans chercher refuge dans les sentiments vindicatifs et dans le ressentiment. Quand il a conclu en disant que le Québec doit cesser d’être une province pauvre pour devenir un pays riche, il a fait appel au dynamisme du peuple québécois. Loin de déguiser le fait que l’Assemblée nationale est plus faible aujourd’hui qu’en 1960 et tout en sachant très bien qu’il s’agit là d’un argument boomerang qui pourrait se retourner contre son parti, il en a également pris acte tout simplement et encore une fois sans acrimonie et sans ressentiment.
Occasion pour moi de souligner qu’à la différence de René Lévesque et de Lucien Bouchard, à la différence aussi de Jacques Parizeau, mais d’une autre manière, Bernard Landry est un rationnel et que les excès de fierté dont on le dit capable, les bons mots dont il ne sait pas toujours faire l’économie, le font ressembler davantage à Pierre Trudeau qu’à ses prédécesseurs à la tête du Parti québécois. Dans quelle mesure le machiavélisme doit-il être inclus dans cette ressemblance avec Pierre Trudeau ? C’est le réalisateur du film Le confort et l’indifférence, Denys Arcand, lequel a très bien connu Bernard Landry à l’époque dont je parle, qui pourrait le mieux répondre à cette question.
Pourquoi une vocation aussi précoce que le fut celle de Bernard Landry aura-t-elle trouvé l’occasion de son accomplissement de façon si tardive?
À plusieurs reprises dans L’Agora, nous avons soutenu que le grand bond ne pourrait être fait que dans le prolongement d’un effort réussi de redressement des finances publiques et de l’ensemble de l’économie. C’est pourquoi la hâte avec laquelle Jacques Parizeau a agi nous apparaissait comme dangereuse. Bernard Landry partageait-il au fond cette opinion? Son nationalisme affirmatif pouvait-il s’accommoder d’une dette publique humiliante? Compte tenu de ce qu’il est, la conjoncture actuelle me paraît en tout cas préférable pour lui à celle de 1995. Il se mettrait en contradiction avec tout son passé et avec son réalisme politique, s’il prenait le risque de perdre un troisième référendum. On doit donc présumer que, même si les arguments gagnants passent au premier plan dans son discours, les conditions gagnantes seront aussi importantes pour lui que pour Lucien Bouchard.
Parmi les arguments gagnants du discours de Sherbrooke, il y avait aussi celui de la variété culturelle. L’importance qu’on attache à la variété biologique ne devrait-elle pas ouvrir la voie à l’affirmation de la variété culturelle? Le même Bernard Landry a été un partisan convaincu, et très certainement efficace, de l’intégration économique du Québec et du Canada aux États-Unis, et par suite de la mondialisation de l’économie. Je suis allé l’entendre à Sherbrooke en grande partie dans le but d’apprendre comment il allait concilier cette position avec son nationalisme culturel et l’orientation socio-démocrate de son parti. Sur cette question, il a adopté une position assez proche de celle de Ricardo Petrella. « Il est incontestable, a-t-il dit, que la mondialisation risque de faire passer le politique dans l’orbite de l’économique et de réduire à néant le processus démocratique. D’où l’importance pour le Québec de faire entendre sa voix dans le concert des nations démocratiques».
Le thème de la variété culturelle, comme celui de la démocratie, sont indissociables de la thèse centrale de Bernard Landry : un partenariat avec le Canada s’inspirant du modèle européen. Ce sera le cœur du prochain grand débat, s’il doit avoir lieu. Dans un excellent article du Figaro intitulé « L’exception perdue», Alain-Gérard Slama soutenait récemment que l’Europe fédérale postmoderne risque fort de devenir une Europe féodale, «un regroupement conflictuel de corporatismes et de chefferies». Pendant, précise-t-il, que la gauche pratique la déconstruction politique, la droite ultra-libérale lui apporte son soutien avec son projet de donner aux intérêts communautaires les moyens de résister à l’État et à sa loi.
De laquelle des deux Europes faudra-t-il s’inspirer? De celle qui glisse vers le féodalisme ou de celle qui voudra renforcer les États nations pour freiner l’éclatement ? Et comment les mouvements autonomistes seront-ils perçus dans ce contexte?
C’est évidemment la seconde branche de l’alternative qui convient au Québec, mais il faudra livrer bataille à un Canada qui, sur la scène locale et encore plus sur la scène internationale, ne manquera pas de présenter le mouvement nationaliste québécois comme un phénomène communautaire. Le Québec ferait bien, dans ces conditions, de se doter d’un projet politique qui le distingue d’un empire partisan de la régression féodale, tout en lui permettant de prospérer à sa marge.