Le temps d'une tarte

Alexandre Poulin

 

Le mercredi 25 janvier, l’écrivain et sociologue Mathieu Bock-Côté était de passage à Québec pour y présenter son plus récent livre, Le nouveau régime (Boréal), dans le quartier Montcalm. « Mathieu-Bock Côté entarté », écrivait en caractères gras La Presse dans la section « société ». En effet, en plein entretien, un jeune homme est entré en béquilles, a demandé au libraire s’il pouvait manger, a sorti de son sac une tarte à la crème fouettée et il l’a lancée au visage de Bock-Côté. « Facho ! », s’est-il exclamé. Puisqu’il s’agit d’un événement social selon ce journal, c’est sous cet angle que nous aborderons ce qui se cache sous l’apparence d’un événement isolé. Que révèle-t-il ?

Répétition de l’indécence

De mémoire d’homme, nulle figure publique québécoise n’avait été entartée depuis Stéphane Dion en 2000, alors ministre fédéral des Affaires intergouvernementales, et Jean Charest en 2003, devenu premier ministre depuis une semaine. Le candidat à la primaire de la gauche française et ex-chef du gouvernement, Manuel Valls, s’est quant à lui fait enfariner en décembre dernier devant une brasserie de Strasbourg. Mathieu Bock-Côté n’est pas un martyr, c’est un homme d’idées ;  sans avoir trouvé amusant ce qui lui est arrivé, tant s’en faut, il a poursuivi l’entretien après s’être nettoyé le visage. En soirée, il a dit du jeune homme qu’il était un « petit barbare ». L’épithète était justifiée ;  le geste était primitif…

Un arbre à abattre

            Le philosophe Jacques Dufresne, la journée même où la tarte a pris son envol, écrivait dans les pages du Devoir La terreur souterraine, ou la nouvelle censure au Québec », 25 janvier 2017) cette phrase, réagissant aux mots qui ont été dits et écrits à l’endroit de Christian Rioux et Bernard Gauthier : « Au Québec en ce moment, il y a un garde rouge derrière chaque arbre. » Voilà une assertion qui porte à réflexion. Quel est cet arbre ? « Nous sommes fatigués de l’arbre. Nous ne devons plus croire aux arbres […] nous en avons trop souffert », ont autrefois écrit Gilles Deleuze et Félix Guattari (Mille Plateaux, Minuit, 1980). L’arbre, l’on s’en doute, est un symbole. Les traditions, l’enracinement, la mémoire, l’État, le langage, la famille traditionnelle, entre autres, sont des composantes de l’arbre. Bock-Côté ne serait pas le moins du monde effaré que je le qualifie de défenseur de l’arbre. Car c’est bien à l’arbre que l’on s’en prend lorsque l’on s’en prend à ses idées. Depuis près de dix ans, l’entarté s’est illustré d’abord en tant qu’intellectuel associé au mouvement national ; depuis quelques années, il s’illustre en tant que penseur d’un Occident déliquescent qui jette le passé aux oubliettes. En France, Le Figaro l’a même classé dans la « nouvelle vague » conservatrice au milieu d’essayistes telles que Natacha Polony et Laetitia Strauch-Bonart. Une comparaison qui ne l’a certes pas choqué. Ses thèmes de prédilections sont connus, et c’est sur ce terrain que nous devons débattre avec lui : la défense des petites nations, la conservation du monde d’hier, de la mémoire, de la langue et de la culture, de même que la souveraineté du Québec. Surtout, ce qu’il appelle le « multiculturalisme de droit divin » vis-à-vis duquel il s’efforce de mettre en exergue les contradictions et les travers. Le devoir d’intégration aurait connu une inversion depuis quelques années, nous dit-il : c’est à la société d’accueil de se plier aux traditions des nouveaux arrivants, et non plus à ces derniers de prendre le pli de la société d’accueil. Un homme d’idées n’est pas cuisinier ; on lui lance des arguments et non des ingrédients.

L’espace public des contraventions

            Au Québec, il n’est plus que sur les routes où l’on peut recevoir des contraventions. Le domaine du débat, non pas celui qui se déploie dans les chaires d’université, mais dans l’espace public, bat de l’aile. Veut-on des exemples ? Le premier ministre Philippe Couillard, le lendemain de l’élection de Jean-François Lisée, confiait à des journalistes que le nouveau chef du Parti québécois était l’instigateur d’un « mouvement foncièrement négatif pour l’humanité » et qu’il avait « quelque parenté avec l’extrême droite ». Voilà une première contravention ; des félicitations étaient pourtant attendues. Il y a peu, Christian Rioux aurait commencé à dégager « une odeur de poisson » selon une jeune essayiste. Et une autre contravention ! On réfléchit tantôt à coups de comparaisons grossières, tantôt à coups d’épithètes ;  maintenant, l’on raisonne à l’aide d’une tarte. L’entarteur a taxé Bock-Côté de « facho » (fasciste) ; il s’agit bien ici d’un cas de reductio ad Hitlerum (raisonnement par Hitler), selon l’expression du philosophe Leo Strauss. Cette méthode consiste à invalider les idées d’un individu en les assimilant au fascisme pour le disqualifier. À bien y penser, la tarte symbolise le refus du débat, les idées molles et la censure. Il convient donc de parler de reductio ad scriblitam (raisonnement par tarte). Peut-on abattre un arbre avec une tarte ?

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