L’autoréglementation dans le domaine des assurances

Jacques Dufresne
Vous voulez faire régresser la loi?
Cherchez un moyen de rétablir la morale.
Conférence prononcée devant une association de dirigeants de compagnies d’assurances, en février 1997.
Commentaire d'un internaute: «À 9:30 heures, ce matin, j'ai rendez-vous avec une compagnie, aux prises avec le fisc. Afin de me détendre, je cherche, au hasard, assureurs. Voilà, à mon étonnement, que je trouve cet excellent texte.Toute ma vie j'ai oeuvré dans l'industrie des assurances. Alors, c'est un compliment de connaisseur.Félicitations!» Pierre Leduc

Aurais-je accepté votre invitation, si j’en avais mesuré toutes les exigences? Il se trouve que j’ai un solide préjugé contre les règlements, et les chartes de droits qui en assurent la multiplication. Je profite donc de toutes les occasions qui me sont offertes de traiter de mes thèmes favoris dans ce domaine: la déréglementation, indissociable à mes yeux de la déjudiciarisation.

Je participais l’an dernier à un colloque sur l’éthique et le droit dans le traitement des personnes âgées souffrant de handicaps mentaux. J’y ai appris que pour prendre la décision de retirer son permis de conduire à un homme de 82 ans atteint de la maladie d’Alzeimer, il fallait parfois mettre à contribution plusieurs experts avant de référer le cas à un juge. Les experts, bien entendu, doivent tenir quelques réunions interdisciplinaires.

Nos chartes, nos lois et nos règlements ont multiplié les situations de ce genre. On m’a raconté, preuves à l’appui, l’histoire d’un jeune délinquant qui, au moment de quitter la D.P.J. de sa région, avait dans son dossier cinquante-deux pièces juridiques, la première remontant aux tout premiers mois de sa vie! Il avait fallu en effet obtenir l’autorisation du tribunal pour l’enlever à sa mère. Les dizaines d’intervenants s’étant relayés auprès de cet enfant, avaient le plus souvent eu recours à l’appareil juridique pour se protéger eux-mêmes contre d’éventuelles poursuites consécutives à un crime que leur protégé aurait pu commettre.

Devant de tels spectacles, à un moment où l’on jette à la rue des malades mentaux dont on ne peut plus prendre soin dans les institutions, on acquiert la certitude que dans nos sociétés de droits, on préfère s’occuper dans les formes d’un nombre sans cesse décroissant de malades et de malheureux, plutôt que de supprimer des lois et des règlements non essentiels et de dégager ainsi les ressources nécessaires pour étendre les services à un plus grand nombre de personnes.

Plusieurs de nos droits, lois et règlements sont un raffinement de civilisation n’ayant de sens que dans la mesure où les besoins fondamentaux sont satisfaits. Hélas! au lieu de circonscrire les besoins dans ce qu'ils ont de plus fondamental, afin de pouvoir se porter au secours des plus malheureux, on étend le sens du mot fondamental à des besoins qui n'ont rien de vital. Au colloque auquel j’ai fait allusion, un éminent juriste a adopté un ton solennel pour déclarer que dans la société nord américaine, la conduite de l’automobile correspondait, chez un octogénaire, à un droit fondamental. Tant que les plus respectables représentants de la justice raisonneront ainsi, on peut être assuré que les formes du droit auront préséance sur les réalités de la compassion.

Il en est hélas! trop souvent ainsi dans le monde des assurances. Dans des pays comme les États-Unis notamment, la judiciarisation excessive de la vie sociale a multiplié les situations aberrantes, telle la fermeture de parcs, à cause des coûts de l’assurance responsabilité.

Je veux toutefois aborder la question de la déréglementation des assurances dans une perspective plus large, quitte à revenir à ce que dans mon livre Le procès du droit, j’ai appelé le mal américain. J’opposais ainsi au mal français, consistant à multiplier les lois et règlements, la tendance qu’ont nos voisins à multiplier les procès.

La déréglementation qui constitue l’objet de votre colloque doit être une bonne chose à la fois pour les assurés, pour les compagnies et pour la société? À quelles conditions en sera-t-il ainsi? J’ai bien vite compris qu’il n’y a pas de réponse simple à une pareille question et que mes préjugés favorables à la déréglementation pourraient me nuire plutôt que de m’éclairer dans ma réflexion.

Les règlements que nous détestons sont la conséquence de notre indiscipline ou de notre immoralité. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous les détestons à ce point. Au XVIIIe siècle en Angleterre, l’assurance était assimilée au gambling, à un point tel que l’on pouvait prendre une assurance sur la vie d’un parfait inconnu, dont les jours risquaient ainsi d’être abrégés artificiellement. La mort d’un être humain équivalait dans ces conditions à un tirage à la loterie. On imagine les joueurs anglais, attablés chaque matin dans un pub, pour lire la chronique funéraire des journaux comme on se précipite aujourd’hui sur les numéros gagnants de la loterie. Cet excès a entraîné une loi stipulant que le bénéficiaire d’une assurance-vie devait avoir avec l’assuré des liens autres que ceux de l’intérêt financier.

Je présume que personne dans cette salle, même si la loterie est désormais considérée comme un progrès de la civilisation, ne voudrait que l’on abolisse une telle loi.

Je vous recommande le petit exercice suivant: prenez chacune des lois qui vous régissent et remontez jusqu'aux vices qui ont fait apparaître sa nécessité. Si vous pouvez établir la preuve que les vices en question ont disparu de l'espèce humaine ou qu'ils ne sont plus dangereux, vous pourrez réclamer l'abolition de la loi; sinon vous feriez mieux de réfléchir à d'autres moyens de triompher des vices en cause, avant d'abolir la chose qui est peut-être votre seule protection contre eux.

Parmi les vices que vous trouverez à l'origine de certains règlements, il y a certes la cupidité de groupes puissants qui ont voulu se protéger contre des concurrents en obtenant des faveurs d'un gouvernement de passage sous forme de règlements favorables à leurs intérêts. Vous me direz qu'il n'y a aucun risque à éliminer de tels règlements. Attention! La concurrence sauvage que vous créerez pourra favoriser l'émergence de monopoles encore plus puissants que ceux que vous aurez détruits. En politique le pire ennemi du bien ce sont les illusions entourant les conditions de son émergence. C'est pourquoi tant de réformes au cours de l'histoire auront empiré les situations au lieu de les améliorer.

Vous voulez faire régresser la loi! Cherchez un moyen de rétablir la morale. Comment le faire? Il faut distinguer les causes et les conditions de la morale. Les causes de la morale, on les trouve dans les religions et, dans une mesure beaucoup moindre, dans la philosophie et la science. Tout amoureux des lois qu'il ait été, Napoléon a compris que pour bien gouverner la France, il avait intérêt à rétablir la religion dans ses droits d'avant la Révolution.

Il existe aussi des conditions extérieures qui, toutes choses étant égales d'autre part, favorisent ou défavorisent la moralité. Voici deux exemples de ces conditions.


La moralité se mesure en kilomètres


J’habite depuis vingt-cinq ans une campagne peuplée des gens les plus honnêtes de la terre, une espèce d’Arcadie nordique où l’aménité du paysage semble avoir eu sur l’âme des habitants un effet des plus heureux, ajoutant ses bienfaits à ceux d’une excellente éducation.

Si je découvre ici quelque trace d’immoralité, me suis-je dit, je devrai en conclure qu’il s’agit de la survivance d’un mal si universel et si radical qu’on le retrouvera jusqu’au paradis. Le lendemain j’apprends que le plus respectable de mes voisins venait d’envoyer au marché une vache qu’il avait, la veille, bourrée d’antibiotiques, pour éviter qu’elle ne meure avant d’arriver à l’abattoir. Jamais cet excellent homme n’aurait même songé à vendre la viande de sa vache dans un rayon de trente kilomètres autour de sa ferme. Mais Montréal, Toronto, New York, c’est tellement loin et de toute façon, la carcasse avait passé avec succès le test de l’inspection!

D’observations de ce genre, on peut tirer le principe suivant: Toutes choses égales d’autre part, la moralité d’un individu est inversement proportionnelle à la distance qui le sépare des personnes avec lesquelles il transige. On peut introduire diverses nuances dans ce principe, prendre le mot distance au sens figuré de distance psychologique ou sociale, le principe n’en devient que plus pertinent et applicable à un plus grand nombre de situations.


Le bien a horreur du nombre


Le garagiste du village avait encore meilleure réputation que l’excellent voisin que je viens de vous présenter. Quand je lui ai demandé de réparer ma voiture, après un accident, c’est pourtant avec le plus parfait naturel qu’il m’a demandé si c’est moi ou la compagnie d'assurance qui allait payer la note. Il me donnait à entendre que la facture serait au moins deux fois plus élevée dans la seconde hypothèse.

D’observations de ce genre, on peut tirer le second principe que voici: la moralité d’un individu est inversement proportionnelle au nombre de personnes impliquées dans la transaction. Entre un service, fut-il malhonnête, que l’on peut rendre à un voisin ou à un ami, et un comportement honnête à l’endroit d’une multitude d’inconnus représentés par une compagnie anonyme ou par un État central, il n’y a pas de doute possible, c’est le service malhonnête qui l’emporte!

Remarquez au passage que l’immoralité est ruineuse pour une société: quelles que soient les théories économiques sur lesquelles on s’appuie, si la moralité n’est pas au rendez-vous des transactions, la ruine est assurée.

Du strict point de vue matériel, il est donc plus important de connaître les causes et les conditions de la moralité que les lois de l’économie, surtout si l'on prétend pouvoir réduire la masse des lois et règlements.

Pour ce qui est des causes de la moralité, il n'y a pas lieu d'être optimiste en ce moment. La religion est en régression et ce que les gens cherchent dans les sectes ce n'est pas le fondement d'une morale, mais au contraire des prétextes spirituels pour échapper aux contraintes de la morale. Quant à l'enseignement dans les écoles d'une morale fondée sur la philosophie ou la science, il est loin d'être satisfaisant, tout le monde en convient.

Il reste les conditions de la moralité. Dans ce cas, on chercherait en vain la moindre raison d'être optimiste.

Toutes les caractéristiques actuelles de l'assurance nous éloignent-elles donc des conditions de la moralité telles que je les ai évoquées précédemment? Il va nous falloir ici philosopher quelques instants sur les assurances. Permettez-moi à ce sujet une courte parenthèse.

Qui sont les maîtres à penser en cette matière? J’ai constaté à mon grand étonnement que s’il existent, ils sont très peu connus. L’assurance est pourtant un phénomène social majeur: on a tout lieu de croire que tout en étant un bienfait pour les plus humbles qui a fait le bonheur des plus riches - en leur procurant le capital dont ils avaient besoin -, elle a réussi non seulement à freiner le progrès du marxisme, mais à réussir là où cette célèbre doctrine a échoué! Or, pour cent ouvrages consacrés à la doctrine de Karl Marx, ou à une réflexion sur la médecine, l’État ou l’éducation, en trouvera-t-on un seulement qui soit consacré à une réflexion sur les assurances? Il existe des chaires de philosophie des sciences, du droit, de l’éducation. On chercherait en vain une chaire de philosophie de l’assurance; cette expression elle-même ferait sourire.

Comment ce phénomène a-t-il évolué? Dans ce qui le caractérise aujourd'hui, qu'est-ce qui nous autorise à penser qu'il s'éloigne des conditions de la moralité ou qu'il s'en rapproche?


Tendances actuelles dans le monde de l'assurance
La prédominance du pôle gestion


Bienfait pour les pauvres, occasion inespérée pour les riches; oeuvre de charité d'un côté, de l'autre méthode géniale de gestion du capital. On ne mettra jamais assez en relief cette nature hybride de l'assurance. C'est ce qui en fait un prodigieux outil de développement.

Cet outil atteint le sommet de son efficacité lorsqu'il y a équilibre entre les deux pôles. Cet équilibre est atteint lorsque les gestionnaires sont assez près de la base, des assurés, pour placer l'argent recueilli avec discernement et que, d'autre part, les assurés se sentent assez solidaires entre eux et avec les gestionnaires pour demeurer honnêtes.

Où ce point d'équilibre se situe-t-il ? Quelle est la taille idéale d'une compagnie d'assurances? Il semble que l'homme moyen peut entretenir des rapports personnels avec cinq cents individus au maximum, à condition qu'ils ne soient pas à une trop grande distance les uns des autres. C'est pourquoi plusieurs estiment que le nombre d'élèves ne doit pas dépasser cinq cents dans une maison d'enseignement.

Je n'en conclurai pas qu'il faut limiter le nombre de vos assurés à cinq cents. Je soutiendrai cependant qu'une fois dépassé un certain seuil, se situant plus près de cinq cents que de cinq cent mille, il y a déséquilibre dans la compagnie d'assurances en faveur du pôle compagnie de gestion et au détriment du pôle oeuvre de solidarité ou de charité.

Or à l'heure actuelle, divers phénomènes comme la mondialisation, les regroupements d'entreprises et l'entrée en scène de géants comme Desjardins ont pour effet de renforcer le pôle gestion et de faire en sorte que les assurés ne soient plus que des clients, aussi peu solidaires que possible.

L'un de mes amis européens a occupé pendant longtemps un poste de haute direction dans une multinationale de la réassurance. C'était un homme parfaitement honnête, comme mes voisins à la campagne. J'étais donc toujours stupéfait du parfait naturel avec lequel il accumulait, à même l'argent des petits assurés, des comptes de dépenses de plusieurs centaines de milliers de dollars par année. La base n'existait pas à ses yeux. Et il n'existait pas aux yeux de la base. Situation idéale pour gaspiller des fonds aussi publics que ceux des gouvernements.

Dès le début des compagnies d'assurances, au XIXe siècle, alors qu'elles étaient encore à l'âge mystique et héroïque, le glissement vers le pôle gestion entraîna une corruption qui rendit la réglementation inévitable.

E. Wright, celui que l’on appelle the Father of Life Insurance aux États-Unis, est présenté par l’historien Daniel Boorstin, non comme un Business man, mais comme un Reformer. Il avait milité auparavant dans les mouvements anti-esclavagistes. Comme tant d’autres à son époque, il diffusait la bonne nouvelle de l’assurance, comme s’il s’était agi de l’Évangile. Henry B. Hyde, le fondateur de la compagnie Equitable présentait la vente de l’assurance comme un missionnariat.

Jamais toutefois dans l’histoire humaine, le mysticisme n’aura touché de si près au cynisme, jamais l’altruisme n’aura si bien servi les intérêts égoïstes. Ignorant les statistiques, les braves Américains croyaient gagner la loterie quand on assurait leur vie pour 10,000$ moyennant une prime annuelle dérisoire par comparaison. Pendant ce temps, les propriétaires ou les gérants des entreprises pouvaient gagner effectivement la loterie. Si l’agent d’assurances était un missionnaire, la maison mère de sa compagnie devenait souvent un temple d’un luxe tel que Dieu seul jusqu’à ce jour en avait été trouvé digne. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les gratte-ciel dans les grandes villes américaines, avaient généralement été construits par des nouveaux riches ayant commencé leur carrière comme prédicateurs de l’évangile des assurances.

Mais hélas! ces magnats de l’assurance étaient souvent d’aussi piètres actuaires que leurs clients. Les faillites furent nombreuses. Ce qui rendit la réglementation nécessaire. Cette dernière pouvait prendre la forme de règles relatives à la composition des conseils d’administration, aussi bien qu’à la publicité ou l’équilibre entre le capital de la compagnie et les risques qu’elle assumait.

Si le pôle gestion continue à se développer au détriment du pôle oeuvre de charité, non seulement la moralité ne sera pas rétablie, mais au sommet comme à la base, elle continuera à décliner, ce qui rendra les lois et règlements plus que jamais nécessaires.


L'isolement de l'assuré


L'assuré était à l'origine membre d'une communauté naturelle assez semblable à celle de la société traditionnelle québécoise telle que la décrit Léon Gérin:

"Dans les rapports de voisinage, à St-Justin, il y avait lieu de distinguer trois degrés: le premier voisin, le rang, la paroisse. [...] Entre voisins on se rend force services, on se prête des instruments de travail, des voitures, des chevaux. On va chez lui veiller au chevet des malades...[...]"

"Chaque rang pourvoit à l’assistance de ses pauvres. À St-Justin la mendicité était un fait d’occurrence très rare. Quelques journaliers, pourtant, sur leurs vieux jours, y tombaient à la charge du public. C'était alors, au premier chef à ceux de la famille du nécessiteux, à ceux de sa parenté, de se charger de son entretien. Mais, à leur défaut, les habitants du rang pouvaient y pourvoir. Les indigents étaient logés et pourvus de toutes choses au moyen de contributions volontaires. [...] Au-dessus de la solidarité du rang, il y avait la solidarité plus compréhensive de la paroisse, réservée pour des occasions exceptionnelles". (Léon Gérin, Le type économique et social des Canadiens, Éditions de L'ACF, Montréal 1937, page 92).

À l'origine membre d'une telle communauté, qui assurait déjà sa sécurité, l'assuré est aujourd’hui un individu isolé, branché sur Internet, sur des États , des entreprises, mais privé de liens organiques avec un groupe humain stable et de racines dans un sol nourricier.

L'humanité aura eu le choix entre la conception aristotélicienne de l'homme, une conception méditerranéenne, ensoleillée, et celle du plus misanthrope des philosophes: Thomas Hobbes, l'auteur de Leviathan. Sous l'influence des Anglo-saxons d'Amérique, l'humanité, celle d'Occident tout au moins, est en train d'arrêter son choix sur la philosophie de Hobbes.

Pour Aristote, l'homme est un zoon politikon, c'est-à-dire un animal social, littéralement un animal qui vit en cité. Cela veut dire qu'il lui est naturel de coopérer avec ses semblables pour créer une cité harmonieuse. Quand les conditions extérieures sont favorables et quand les sources d'inspiration sont riches et vivantes, il n'a besoin que d'un minimum de lois et de contraintes pour se comporter honnêtement. Ce qu'on appelle aujourd'hui l'État minimal lui convient très bien.

Pour Hobbes au contraire, l'homme à l'état de nature est un loup pour l'homme. Il ne porte pas la Cité en lui. Pour le civiliser, il faut le déposséder d'une grande partie de son pouvoir pour la confier ensuite au Leviathan, c'est-à-dire à l'État, à ses lois et ses contraintes.

On dit que Hobbes souffrait d'une insécurité maladive qui le rendait inapte à la vie sociale. Certains expliquent ce trait de son caractère par le fait que sa mère le portait au moment où la Grande Armada s'est attaquée à la flotte anglaise. Sur le plan psychologique, Hobbes ressemblait à ces Américains traqués qui, plutôt que de revoir leur conception de l'homme pour créer des cités humaines, s'enferment dans des ghettos de banlieue pour savourer leur individualisme maladif sous la protection de lois et de polices privées.

Hobbes avait toutefois le mérite d'être cohérent. Puisque l'homme est un loup pour l'homme, un individualiste forcené, il a, pensait-il, absolument besoin pour survivre et prospérer, de s'enfermer dans un carcan de lois et de règlements. Ses disciples néo-libéraux contemporains ne retiennent de sa doctrine que l'individualisme. Sous leur tutelle, l'humanité s'engage sur une pente extrêmement dangereuse.

Mais je m'égare dans la politique. Mon propos est plus limité: je veux vous rappeler que ce n'est pas en prenant l'individu isolé comme cible de vos campagnes de vente et en l'isolant davantage que vous créerez les conditions d'une déréglementation bienfaisante.


La vente en direct


Au fur et à mesure que l'assuré cessait d'appartenir à une communauté pour devenir un individu isolé, la vente elle-même se désincarnait, se déshumanisait. À l’origine des assurances, non seulement les assurés se connaissaient entre eux - au Québec la paroisse eut un rôle important à cet égard - mais les agents d’assurances sont vite devenus des notables presque aussi respectés que le prêtre et le médecin. Ces agents étaient, comme leurs confrères américains, indissociablement des prédicateurs, des conseillers et des vendeurs. Il en résultait une fidélité de la clientèle qui était de nature morale, parce que fondée sur des sentiments humains authentiques. Cette fidélité favorisait la moralité, est-il besoin de le rappeler.

Pour fidéliser un client qu'elles ne connaissent pas, les compagnies ont de plus en plus recours désormais à des procédés techniques et mercantiles: elles vont par exemple offrir une assurance-incendie au rabais à un client qui a déjà une assurance-vie. Cette déshumanisation conduira inévitablement à des excès qui à leur tour conduiront à la réglementation.


Un assuré plus égoïste


Les liens personnels et durables que les agents nouaient avec leurs clients les autorisaient à inciter ces derniers à la générosité. C’était toujours les mobiles altruistes qu’ils invoquaient dans leur discours de vendeurs: il fallait prendre des assurances pour assurer l’avenir de la famille, l’éducation des enfants, rendre les soins médicaux accessibles, etc.

Sur ce plan aussi les choses ont changé. On cultive de plus en plus les mobiles égoïstes chez les clients; on les incite à bien planifier leur vie, pour en jouir davantage plutôt qu'à songer d'abord à l'avenir de leurs enfants.

Il s'agit peut-être là d'une tendance normale, consécutive à l’enrichissement des familles et des sociétés. Je ne veux pas en discuter ici. Je veux seulement vous rappeler que ce culte des mobiles égoïstes n'est pas la méthode la plus indiquée pour rendre les lois et règlements inutiles.


Le glissement vers le virtuel


Le phénomène nouveau le plus important, en lui-même comme pour notre propos, je l'appellerai le glissement vers le virtuel. On peut d'ores et déjà acheter de l'assurance par Internet. Ce virtuel est lui-même la conséquence de la montée du formalisme dans nos sociétés.

Le formalisme c'est la pensée par signes purs - la pensée qui devient de plus en plus indépendante du réel. Le développement des mathématiques dans l'Occident moderne est la meilleure illustration de la montée du formalisme. Dans le domaine de l'assurance, c'est le développement de la statistique qui doit nous intéresser.

La montée du formalisme s'est effectuée dans les mentalités aussi bien que dans les sciences. Le culte du record dans les sports est contemporain de la montée de la statistique comme outil d'étude et de régulation des sociétés. Ce formalisme dans les mentalités comme dans les sciences finit par créer un climat où l'on vit et l'on pense par signes purs en oubliant complètement certaines réalités.

Ce formalisme aura modifié bien des façons de voir, de voir les accidents notamment. L'accident a été longtemps considéré comme un événement lié à ce point à l'individu que ce dernier devait en assumer la responsabilité. Les mentalités ont changé du tout au tout comme chacun sait. C’est le formalisme, et la statistique plus particulièrement, qui sont à l'origine de ce changement.

Le mot anglais average, si important en statistique, est lui-même lié à l’origine des assurances, dans la marine. Ce mot est dérivé du latin havaria, signifiant avarie. Quand un bateau avait subi une avarie, il fallait parfois pour le sauver jeter du lest. Ce lest prenait souvent la forme de la marchandise et des effets personnels que les passagers transportaient avec eux. Au début du voyage, on établissait la valeur moyenne des biens de chaque voyageur, et en cas d’avarie, les malheureux dont les bagages avaient été jetés à la mer recevaient un dédommagement basé sur la valeur moyenne établie au départ. Et c’est ainsi que depuis ses origines, au début des temps modernes, l’assurance est une galère statistique. Cet acte de naissance est lourd de conséquences, car chacun sait à quel point il est facile de mentir à l’aide des statistiques ou de les faire mentir. L’ignorance générale de cette science était appelée à faire la fortune des assureurs sans scrupules.

En France, ce sont les assurances, aidées par la statistique, qui créeront progressivement les conditions de l’État providence, ou si l’on préfère, de cette société assurantielle dont parle François Ewald, l’un des rares philosophes de haut niveau qui ait fait de l’assurance un sujet important de réflexion.

"L’importance qu’avait pu avoir la question des accidents du travail s’expliquait alors: elle a été un des lieux privilégiés où l’homme moderne a pris conscience de sa nouvelle situation ontologique. Confrontés à cette expérience neuve et singulière du mal qu’est l’accident, les hommes ont dû repenser le principe de leur association, abandonner l’idée, pourtant si évidente, que la responsabilité ne peut être que la sanction d’une faute. Ils ont décidé d’un nouveau pacte social: la société n’étant qu’une vaste assurance contre les risques que provoque son propre développement, c’est en s’organisant comme une assurance qu’elle rejoindrait sa propre vérité. J’exprime cette rupture décisive par l’idée de la naissance d’une société assurantielle. L’utopie s’en forme dès le XIXe siècle; elle commence à se réaliser au début du siècle et s’accomplit avec la Sécurité sociale. Elle a pris le corps équivoque de l’État providence."

Toujours selon Ewald, la première caractéristique de l’accident moderne c’est sa régularité. L’accident a cessé d’être dû au hasard, il est devenu prévisible, assurable, calculable. On l’observe dès 1868 en France, dans une usine où pour une certaine population d’ouvriers, quelles que soient les fluctuations des entrées et des sorties, le nombre d’accidents reste constant. Le taux ne dépend pas des ouvriers pris individuellement. "C’est un nouveau mode de jugement qui intervient: c’est lorsqu’on juge des dommages selon la règle de normalité que ces dommages deviennent des accidents."

Seconde caractéristique: il est le produit de la vie collective. Il résulte de la multitude complexe des rapports des personnes entre elles tout autant que des fautes ou erreurs personnelles. Exemple, les accidents de la route. On sait que leur probabilité augmente avec l’accroissement de la circulation, le mauvais état des routes, etc. Dans certaines conditions, le verglas par exemple, "l’accident devient la règle et ce qui est exceptionnel alors c’est qu’il n’y en ait pas plus!"

Vous aurez compris comme moi que dans un tel contexte où le lien entre l'individu et ses actes est rompu, il y a plus de chances que ce soit l’immoralité et l'irresponsabilité qui se développent que l'inverse.

Il faudrait pouvoir agir simultanément sur les causes et les conditions de la moralité. Agir sur les causes est un exercice lent et complexe dont je ne peux pas vous parler dans les quelques minutes qu'il me reste. L'action sur les conditions est plus à notre portée.


Voici cinq actions possibles:


Dans les compagnies d'assurances, renforcer le pôle oeuvre de charité par opposition au pôle compagnie de gestion et pour cela, créer de nouvelles sociétés ou des sous-ensembles de taille idéale.

Équilibrer la vente anonyme directe par des nouveaux types de liens personnels avec les assurés.

S'efforcer d'aider l'assuré à se percevoir lui-même moins comme un individu isolé que comme un membre d'une communauté.

Cultiver chez l'assuré l'altruisme autant que l'égoïsme.

S'efforcer de limiter les effets du formalisme par le retour au réel, chaque fois qu'il est possible.

Car après tout la finalité de l'assurance est la chose la plus réelle qui soit: le besoin de sécurité des êtres humains. Le plus important peut-être de tous nos besoins, mais le plus méconnu, sans doute parce qu’il est le moins noble à première vue. Si l’on se flatte de chercher la liberté, on aurait un peu honte d’avouer un trop fort penchant pour la sécurité, même si chacun sait fort bien que dans les faits, le besoin de sécurité est beaucoup plus répandu, plus fort et plus envahissant que le besoin de liberté ...et qu’il a fait avorter beaucoup plus de grandes passions que le besoin de risque et de liberté n’en a suscitées.

Ce besoin de sécurité il faut, pour le penser adéquatement, l'associer au besoin de risque, tout aussi fondamental. "La peur, la terreur peuvent paralyser un être; c'est pourquoi il faut les limiter le plus possible. Mais l'absence totale de risque serait tout aussi dangereuse. La protection des hommes contre la peur et la terreur n'implique pas la suppression du risque; elle implique au contraire la présence permanente d'une certaine quantité de risque dans tous les aspects de la vie sociale; car l'absence de risque affaiblit le courage au point de laisser l'âme, le cas échéant, sans la moindre protection intérieure contre la peur. Il faut seulement que le risque se présente dans des conditions telles qu'il ne se transforme pas en sentiment de fatalité." (Simone Weil, L'enracinement)


Une action impossible et pourtant nécessaire


Cette remarque de Simone Weil nous invite à étendre notre réflexion à l'ensemble de la société et à la totalité de chaque être humain. L'absence de risque paralyse l'âme tout autant que la terreur. Cette paralysie par manque de risque n'est-elle pas le fait d'une majorité dans nos sociétés bardées d'assurances collectives complétées par des assurances privées? Quand on est à ce point protégé contre le risque, n'est-on pas blindé contre soi-même? Tous les sentiments les plus réels et les plus sublimes ont en commun de ne pas être assurables: leur fragilité, leur gratuité, leur caractère unique, non reproductible, font partie de leur essence.

Dans cette société de sur-assurés, la minorité de ceux qui n'ont pas le minimum de sécurité s’accroît rapidement depuis quelques années. Au Moyen Âge, le serf le plus misérable appartenait à la maison de son seigneur et à une paroisse. Dans la société actuelle, l'État, "le plus froid de tous les monstres froids", comme disait Nietzsche, est son unique refuge. Quand l'État abandonne ses protégés, après leur avoir promis le paradis et avoir accru ainsi leur dépendance à son endroit, il jette des êtres humains dans un isolement infernal. L'enfer est froid! Il est ce qui reste dans le coeur de l'homme quand toute chaleur d'amour l'a quitté.

Si l'assurance privée veut se montrer digne de ses origines et si elle veut en même temps remplir sa mission, qui est d'assurer la sécurité, elle devra, à mesure que l'État s'appauvrira, s'ingénier à transférer la sécurité des plus riches vers les plus pauvres et le risque des plus pauvres vers les plus riches.

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