Langue française : de Twitter à François Cheng

Jacques Dufresne

Les réseaux sociaux sont propices au partage de messages courts et spontanés. Savons-nous nous en servir pour enrichir la démocratie et la culture? Savons-nous écrire peu, mais dire beaucoup?


Le poète François Cheng ajoute la finesse de la culture française à celle de la culture chinoise. On ne saurait donc l’associer à Twitter et à ce président américain qui, dans son dernier message, s’est adressé au Prince of Whales. Homère servira d’intermédiaire. Dans l'Illiade, le soldat Thersite s'adresse en ces termes au généralissime Agamemnon à l’occasion de l’une des nombreuses assemblées dont ce récit est marqué :

« Allons! fils d'Atrée, de quoi te plains-tu? tes baraques regorgent de femmes, butin de choix, que nous les Achéens, nous t'accordons à toi, avant tout autre, chaque fois qu'une ville est prise. [...]» Censure immédiate : Thersite est battu par Ulysse et ensuite ridiculisé par ses propres compagnons.

C’est pourtant dans cette région du monde que naîtra la démocratie, un régime politique marqué par une liberté de parole bien illustrée dans les comédies d’Aristophane. Quelle est la différence entre cette liberté qui détend l’atmosphère et celle qui la tend via les médias sociaux? Une truculence conviviale par opposition à un sérieux idéologique durci par la façon mécanique dont se forme les groupes? Un souci omniprésent de la beauté du discours, par opposition à une volonté de persuasion s’appuyant sur le nombre de contacts et la répétition du message?

La beauté du discours prenait tantôt la forme des longues périodes dans les discours de Périclès et de Démosthène tantôt celle des fragments inoubliables d’Héraclite et des maximes de Socrate : «L’harmonie invisible est plus que l’harmonie manifeste.» «Connais-toi toi-même.»
Cette invitation à la concision n’est-elle pas au cœur des échanges numériques dans Twitter, textos, Facebook etc. ? Dans les universités, à Princeton notamment,1 paraîtront des thèses sur l’occasion ainsi offerte à chacun d’imiter Héraclite ou Confucius. Est-il permis d’espérer que cet idéal s’enracine dans un contexte qui en rend la réalisation possible?

Christophe Etemadzadeh : « L’aphorisme doit faire subir à la pensée ce qu’une lentille convergente fait subir à la lumière. » Mais preuve qu’il n’est pas enfermé dans cette convergence : « Le silence qui suit l’aphorisme crée une illusion de profondeur comme au fond d’une pièce un miroir. »2
La concision de l’aphorisme condense la pensée en quelques mots tout en ouvrant ces mots sur l’univers. Elle a la puissance germinative de l’œuf. Deux mots, deux cellules se rencontrent et voilà un être vivant. « Il faut que le cœur se brise ou se bronze. » (Chamfort) Bonheur d’être habité à jamais par une telle source de vie et de sens. Ces sources de vie ne peuvent toutefois naître que de la vie. « Nous ne sommes pas faits pour le malheur, mais par le malheur. » On ne formule pas une telle pensée simplement parce qu’il existe un clavier pour la saisir et un réseau pour la diffuser. Elle n’est pas choisie, elle est donnée au moment opportun à l’auteur qui l’a vécue.

Le clavier ne crée pas l’organe. D’où la nécessité de réfléchir sur la liberté d’expression qu’il confère. Cette liberté ne peut servir la concision d’en haut que si la vie et son rythme lent a précédé le tweet. Que cette liberté donne aux auteurs en herbe une occasion de faire leur apprentissage de la concision, peut-être faut-il s’en réjouir, mais à la condition qu’ils évitent de sombrer dans la concision d’en bas.

À condition aussi qu’ils ne tombent pas dans l’illusion que la cadence de la machine, en constante accélération, peut se substituer impunément au rythme inaltérable de la vie. La genèse d’une pensée a sa durée propre, comme celle d’une fleur. Les aphorismes les mieux inspirés peuvent devenir mortifères quand ils sont rassemblés mécaniquement dans un recueil de citations. Les choses uniques ne peuvent être cueillies que dans des moments uniques. Il faut plaindre les jeunes qui sont exposés aux chaînes de verbiage avant d’avoir pu se greffer sur la musique d’un milieu vivant naturel et sur la parole d’un milieu humain authentique.

Donnons-leur l’occasion d’entendre le poète François Cheng célébrer la concision de la langue française dans une vidéo où son voisin de fauteuil à l’Académie française, Dany Laferrière, le présente comme « un écorché vif ». Voici l’essentiel de son propos. Le quatrain que décrit Cheng est la forme poétique de l’aphorisme :

« Le quatrain est un élément universel du langage poétique. En Chine le quatrain est une forme majeure de la poésie classique. En Occident aussi, dans la tradition classique, le quatrain existe comme une forme en soi. [...] Il est le diamant de la poésie universelle, parce qu'il constitue la forme la plus concentrée tout en ayant un contenu complexe qui lui permet d'irradier dans tous les sens ». « Il se relie à une qualité exceptionnelle de la langue française : la concision, la retenue, la condensation, la cristallisation »

« Le sort de la bougie est de brûler.
Quand monte l'ultime volute de fumée,
Elle lance une invite en guise d'adieu:
Entre deux feux sois celui qui éclaire! »

Réaction de l’animateur : « Admirable! »

Commentaire de François Cheng : « Ce n’est pas seulement admirable, c'est un peu plus que cela. Aujourd'hui on est envahi non par les rumeurs de l'âme mais par les bruits de toutes sortes[...] tout le monde parle de n'importe quoi, ça fait une sorte de brouhaha social, on a du mal à déceler ce qui...Puis tout à coup on ouvre un livre, on voit quatre vers. Tout est dit. »

Commentaire d’une autre invitée, Charlotte Casiraghi: « La flamme, la pure flamme de la passion, elle éclaire, elle illumine, mais elle brûle aussi; il ne faut pas entrer dans la flamme, il faut se tenir dans la distance qui éclaire. »


Aphorisme à mettre en exergue sur le site Twitter.

Notes

1 A Theory of the Aphorism: From Confucius to Twitter – Introduction http://assets.press.princeton.edu/chapters/i14222.pdf
«Il s'agit d'un livre court sur le plus court des genres, l'aphorisme. En tant qu'unité de base de la pensée intelligible, cette microforme a persisté à travers les cultures et les histoires du monde, de Confucius à Twitter, de Héraclite à Nietzsche, de Bouddha à Jésus. À la différence des balbutiements de l'insensé, de la redondance des bureaucrates, [...] dans l'aphorisme rien n'est superflu, chaque mot pèse son poids. Sa taille minimale est chargée d’une intensité maximale. [...] L’aphorisme, le plus élémentaire des formes littéraires - a été curieusement sous-étudié; un vaste réseau d'archipels littéraires et philosophiques qu'il n'est pas possible d'ignorer n'a jusqu'à présent été que très peu exploré. »


2 http://agora.qc.ca/documents/hommage_a_un_editeur_giovanni_calabrese

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