Impression littéraire

Robert Vernon
J'ai retrouvé aujourd'hui, par hasard, dans une vieille maison depuis longtemps inhabitée, d'anciens cahiers de mon enfance, qui, jetés pêle-mêle, déchirés et maculés, remplissaient un fond d'armoire: j'en ressentis une impression pénible; rien n'est triste comme de rencontrer ainsi sur sa route un lambeau du passé qui semble vous barrer le chemin et vous forcer à regarder en arrière.

Pourquoi chaque étape de la vie humaine laisse-t-elle d'impérissables vestiges?

Pourquoi certaines choses fragiles échappent-elles à la loi de destruction universelle, quand d'autres plus précieuses, mieux gardées, disparaissent sans qu'on puisse s'en expliquer la cause?

Il est bien rare que la vie tienne toutes les promesses du jeune âge; il est bien rare de ne pas voir, à mesure que l'on vieillit, le cadre se modifier et les compagnons de route disparaître.

Que de tristesses dans ces retours vers le passé. On va à la mort à travers une suite de déceptions.

Voilà bien les idées qu’à fait naître en mon esprit la vue de mes vieux cahiers endormis depuis trente ans sous un épais linceul de poussière. Ma mère, qui souvent avait mêlé à la mienne sa grande écriture ferme et lisible, est morte; mort aussi mon précepteur dont je discernais les fines corrections; et moi, enfant prodige, appelé aux plus hautes destinées, intelligent, bien doué, je me retrouve déçu, effroyablement déçu par la vie qui est venue trop tôt, trop vite, trop facile, et a fait de moi un curieux et un liseur au lieu de l'ingénieur entrevu et rêvé au travers de la couronne de lauriers du grand concours.

Je me trouve bien chétif, bien misérable à côté de cette silhouette d'autrefois qui m'apparaît ironiquement au bout de mes cahiers d'enfance. Je paraissais alors destiné à réussir, à être un fort. La force avait été ma passion, mon idéal. À la veille de descendre dans l'arène, j'en avais eu très jeune le respect, la nostalgie, et dans un cahier pris au hasard, du bout des doigts, dans cette fosse commune où gisait avec ma jeunesse tant de brillantes espérances non réalisées, j'en trouvais la trace à chaque ligne.

Un jour, j'avais alors quatorze ans, j'avais extrait de je ne sais quelle vie de grand homme une liste de questions qui devaient donner la clef de tout mon caractère; j'avais écrit en tête, puis presque entre chaque mot mon goût, mon admiration pour la force; puis des choses insignifiantes où le gamin se retrouvait tout entier: mes préférences pour la couleur rouge, l'abricot, les chevaux alezans, le crépuscule, le mois de septembre, les femmes blondes, etc... une seule question tout en bas de la page était restée sans réponse: «Quel est mon auteur favori?» Ma jeunesse et mon inexpérience m'empêchèrent alors d'y répondre.

Tandis qu'avec un sourire amer je regardais de haut en bas cette page jaunie, je me demandais quelles réponses je ferais à toutes ces questions, maintenant que la vie était venue, que j'avais goûté à tout, possédé des femmes brunes et blondes, des chevaux de toutes robes et admiré des crépuscules sous toutes les latitudes. Au fond, en examinant bien, je trouvais mes goûts changés ou disparus.

Une seule chose attirait mon attention: cette question restée sans réponse. Je ne cherchai pas longtemps, et de suite un nom me vint aux lèvres. Ce n'était peut-être pas le nom de l'auteur qui m'avait causé le plus de joie et d'émotion, mais celui de l'écrivain qui avait eu le plus d'influence sur moi, et dont les idées m'avaient pénétré le plus profondément. Une grande, une étrange figure se dressait devant moi et j'eus l'enfantillage de tracer un nom au crayon sur la ligne restée blanche: Barbey d'Aurevilly!

Oui certes, c'était bien lui que je retrouvais tout au fond de moi, en remontant le cours de mes souvenirs; c'était bien lui qui avait jeté en moi ce germe de la vie littéraire qui restait ma seule passion. Jamais, comme en cet instant de subite réflexion, je n'avais compris son immense influence sur moi, cette sorte de prise de possession qui datait de l'enfance.

Je me revis tout à coup écolier dévorant par hasard pendant une convalescence le «Chevalier des Touches». Cela avait presque fait époque dans ma vie et je m'étais retrouvé bien différent une fois rendu à l'existence active. Une crise s'était produite sous l'influence de ce livre, une crise mystérieuse et terrible qui peut se résumer ainsi: «J'avais appris à penser.»

Que de gens prendront le sens de ces quatre mots pour une naïveté, et cependant ils contiennent tout un monde. Le jour où l'enfant pense et où il s'aperçoit qu'il pense, il naît à la vie morale, et cette chose si simple qui fait si peu de bruit et passe tellement inaperçue est un des instants les plus solennels de la vie. Cela se passe on ne sait comment, on ne sait pourquoi. Tout à tout, brusquement l'enfant semble s'éveiller et a conscience de son être; il se sent vivre, respirer, marcher, et une émotion inconnue, inexpliquée gonfle son cœur. Il regarde autour de lui et comprend.

Jusque-là il a accepté passivement la vie qui lui était faite, ne se rendant pas compte qu'il pût y avoir autre chose que son horizon borné de toutes parts; il est inconscient et tout à coup, un livre, un mot, un événement quelconque, le simple enchaînement de la vie lui donne la notion de sa propre existence. Je crois que tout homme doit se souvenir de ce moment où il sortit des limbes, où subitement tout lui a paru différent de la veille, où cet incessant travail de la pensée a commencé pour ne plus finir qu'avec le dernier souffle.

Je me rappelais d'avoir été dès le début inconsciemment charmé par la magie du style, par une sorte d'harmonie qui m'avait bercé et pénétré. Je lisais à haute voix, en m'écoutant avec soin et pendant ce temps je percevais comme une sorte de travail obscur dans tout mon esprit. Cette langue si admirablement, si fortement maniée me paraissait un discours étrange que j'écoutais avec autant d'étonnement que de ferveur; peu à peu mon intelligence s'éveillait, je comprenais, je m'arrêtais à une description ou je m'intéressais à un personnage, me représentant les situations, les intérieurs dépeints, et les comparant à ce que je connaissais. Une foule de sentiments chevaleresques s'éveillaient en moi; je croyais à la grandeur, à la force de l'individu qui croit, qui aime, qui combat avec une vive foi au cœur.

Je me créais un monde de légendes peuplé de chevaliers invincibles, de belles dames impeccables, et me promenant bercé par ces rêves à peine éclos, je découvrais seulement tout le charme de la nature. J'aimais la solitude et je parlais tout seul; c'étaient là mes jeux; bientôt je n'en connus plus d'autres.

Tout cela pouvait être de l'enfantillage dans la forme, mais au fond il y avait une idée, et cette idée devait germer.

Peu à peu je lus l'œuvre entier de Barbey d'Aurevilly, et à partir de ce moment je peux dire qu'il me fut impossible de m'en séparer. Je le lisais non pas comme les enfants lisent en général, pour le fond plus ou moins romanesque du récit, mais je me nourrissais de son style, y trouvant la satisfaction de tous les instincts littéraires qui naissaient en moi à mesure que je me développais. Il me formait l'âme en même temps que le goût, ce maître que je n'avais jamais vu, que je ne devais jamais voir.

Quelle belle et singulière chose que l'influence du talent et le prisme étrange de la science frappant d'admiration la créature ignorante!

On a trop souvent dit que l'enfant était une pâte molle sur laquelle les événements du jeune âge et les êtres qui l'approchent impriment un sceau ineffaçable: je suis un exemple de cette vérité devenue banale. Plus tard j'ai compris que ces lectures avaient été la plus solide nourriture de ma jeunesse.

En m'étudiant, j'ai trouvé sur moi l'empreinte de cet homme et de son génie; je n'en avais pas eu conscience au moment où elle s'imprimait mais elle avait grandi avec moi comme les noms que les enfants gravent dans l'écorce d'un jeune arbre; à mesure que celui-ci croît et grandit, on les voit se creuser davantage. De cette entaille qui à mon insu avait été jusqu’au cœur, ont jailli une ardente foi, une ferveur de disciple. Son âme avait en quelque sorte pénétré la mienne et je me sens encore à l'heure qu'il est tout fier de cette sorte d'inoculation.

Aimer c'est comprendre. On l'a dit souvent aussi, et tout ignorant et tout fruste que j'étais, j'ai compris Barbey d'Aurevilly et je me suis assimilé son œuvre. Est-ce par ce que je l'aimais que je le comprenais, ou parce que je le comprenais que je l’aimais? Je ne sais: mais mon imagination était frappée et mon cœur remué.

Il n'est pas un seul des personnages dans la peau duquel je ne sois entré, pas un état d'âme, pas un paysage que je n'aie cherché à me représenter, sur lequel n'aie vécu pendant un temps plus ou moins long, et quand je m'interroge c'est toujours Barbey que je trouve partout. C'est lui qui semble avoir enveloppé ma pensée de cette teinte sombre, qui lui communique cette tendance à dramatiser toutes choses, à voir noir.

Je crois avoir pris l'habitude de son diagnostic des âmes, diagnostic parfois terrible qui me fait reculer épouvanté à la vue de certaines maladies morales dont il m'a fait deviner les symptômes.

L'art de l'écrivain est moins, à mon avis, de beaucoup dire que de faire beaucoup penser, et j'ai inconsciemment appliqué sa doctrine à tout ce qui m'entourait, gagnant à ce contact journalier ses goûts, sa manière de voir et de sentir; le volume fini m'a laissé dans le cœur un peu des sentiments que je venais de vivre avec lui.

Ce terrible abbé de la Croix Jugan a plané sur mes rêves d'enfant, je l'ai vu avec sa face étrange, j'ai ressenti le contrecoup de ses passions tragiques. J'ai suivi aussi la longue lutte de Jeanne de Feuardent; j'ai succombé avec elle, pour ainsi dire, et chaque fois que j'ai repris ce livre j'ai retrouvé l'enivrante impression de l'auteur qui tient les fils de ces destinées. Je me sentais uni à lui, partageant avec lui ce bonheur de créer, sentant tout ce qu'il avait voulu faire naître dans l'esprit du lecteur, et cette impression d'unisson me ravissait autant qu'elle me causait d'orgueil. Souvent j'ouvrais le livre au hasard et le lisais longtemps, avidement, trouvant partout un morceau de vie, un admirable tableau; comme tous les chefs-d’œuvre, cela me paraissait simple et facile à imiter.

Je me complaisais dans ces paysages normands que j'avais moi-même sous les yeux alors; j'apprenais à connaître ce pays, à l'aimer comme il l'aimait, à y trouver tout ce qu'il y trouvait. Je me sentais fier d'appartenir à cette race Cottentine qui était aussi la sienne. A force de me scruter je me trouvais au cœur tous les instincts, tous les goûts héréditaires qu'il comprenait si bien.

Lorsque je me mis à écrire j'étais tellement pénétré de lui que des pages entières de ses livres venaient sous ma plume; puis quand ce n'était plus lui, mais moi qui écrivais, c'était encore comme une dilution de lui au centième ou au millième. Je compris alors que l'intelligence ou l'esprit qu'on a relève toujours de quelqu'un; un être ou bien un livre a toujours déteint sur nous quelque primesautier que l'on puisse être ou paraisse être. Il me semble que les écrivains peuvent se ranger par familles comme les plantes en botanique. Les novateurs, ou pour mieux dire ceux qui se croient tels, semblent ignorer que forcément ils subissent l'influence de leurs devanciers. Quelquefois l'empreinte est plus ou moins éloignée, plus ou moins sensible, et plus ou moins durable.

A l'heure qu'il est ce n'est pas sans émotion que je vois nette et distincte, dans ma vie, la trace de cette lumière qui m'a toujours précédé, de cette communion sans cesse renouvelée entre moi, l'humble, et lui le grand génie. Il l'a vécue avec moi, cette vie, grâce à notre mystérieuse union; il m'a consolé, reposé, quand il m'a eu élevé et initié.

Toutes les fois que j'ai beaucoup lu et beaucoup travaillé, je suis toujours revenu à lui. Lorsque le problème de la femme s'est présenté à moi, c'est lui encore qui m'a guidé; il les connaissait si bien, lui le créateur de tant de contrastes, le peintre d'une multitude si variée. C'est pour elles surtout que la beauté de son style est si frappante. Personne n'a mieux chanté la pureté; personne n'a fait rêver plus savantes et plus profondes perversités, de même aussi que personne n'a su saisir la vie sur le fait avec cette vérité si brutale de la photographie instantanée.

Je ne crois pas que jamais on ait mieux suivi, mieux observé le mystérieux travail de l'amour dans les cœurs. Il en est un surtout parmi tous les amours de choix qu'il nous révèle, dans lequel il se complaît: c'est l'amour fatalité, l'amour vrai qui ne résulte pas de coquetteries vulgaires, mais l'amour qui s'empare de deux êtres et les pousse l'un vers l'autre comme par une sorte d'aimantation. Comme il sait nous le faire toucher du doigt à l'instant précis où un état d'esprit spécial, où un enchaînement de circonstances le rend vraisemblable! Nous en suivons le développement avec la satisfaction que donne, en art, la vue d'une chose raisonnablement établie sur des bases logiques.

Comme on sent Jeanne de Feuardent, le jour où elle revient des vêpres à travers la lande de Lessay, disposée à éprouver une émotion suprême, comme on conçoit que la semence jetée du haut de la chaire par le terrible Lacroix Jugan puisse germer dans ce cœur qui n'a pas réussi à s'embourgeoiser, et que doit frapper et séduire ce tragique passé de chouan. D'autre part Marigny, lorsqu'il voit pour la première fois Vellini en calèche, sur le boulevard, à la porte du café où elle vient prendre une glace, n'est-il pas ce rêveur bien mûr pour la passion, qui va donner un grand coup d'aviron à sa vie!

J'ai toujours remarqué dans les œuvres de Barbey une merveilleuse science de mise au point. Ses romans sont ceux d'un homme qui eût pu être un étonnant auteur dramatique; tous les comparses sont à leurs places sans avoir jamais l'air de jouer des rôles secondaires.

Il sait les faire vieillir et les faire se transformer; dès que nous connaissons ses personnages, ils deviennent pour nous d'inoubliables amis; leurs destinées s'accomplissent devant nous, toutes pareilles à celles de la vie réelle. Il saisit un être humain en plein mouvement, comme on arrête le balancier d'une pendule, l'explique, le démonte et le remet en route avec une admirable science de la machine humaine.

Nous voyons Hermangarde entrer dans la vie belle, radieuse de ce bonheur parfait inséparable de l'amour heureux qu'elle goûte si pleinement.

Quel beau travail de psychologie que cet autre amour de Vellini! Quelle étonnante fiction que cette magie du sang bu, enchevêtrant ces deux êtres, les condamnant l'un à l'autre! Quelle sorte de précision mathématique dans le développement de cet amour!

On se figure le pouvoir étonnant de cet être spécial qui restera le type le plus osé, le plus étrange, si hardiment qualifié par Barbey lui-même, de ce nom à lui seul une trouvaille: «La mauresse sérail.» Il nous l'a si bien dépeinte, que nous la voyons clairement, comme au travers d'un kaléidoscope, depuis le moment où elle s'éveille sur sa peau de tigre pour vivre tout ce drame. Quelle est belle, la lutte quasi symbolique de ces deux femmes, grandes toutes deux par leur amour, et quel est celui, parmi tous les écrivains modernes, qui eût su ne pas rendre obscène la peinture d'un tel accouplement?

Quelle force! quelle délicatesse! et comme il évite l'ignoble, en restant vrai, naturaliste comme on dit aujourd'hui! Peu d'auteurs possèdent ce don de communiquer au lecteur une impression physique, pour ainsi dire une sensation matérielle.

Comment ne pas sentir en lisant la Vieille maîtresse ces rafales de vent qui balaient la falaise de Carteret, comment ne pas partager la désolation qu'éprouve Ryno de Marigny en sortant, par cette terrible nuit d'hiver, de la chaumière du Bas-Hamet, tandis que l'océan déchaîné bat les rochers à ses pieds!

Qui n'a pas ressenti dans l'Ensorcelée la détresse du fermier, maître Lehardouay traversant la lande avec sa jument boiteuse, et entendant sonner au loin, à minuit, la messe de l'abbé de la Croix Jugan.

Ne s'imagine-t-on pas facilement le tombeau de Jeanne de Feuardent., ce pauvre lavoir de Blanchelandes sur les eaux meurtrières duquel flotte encore sa coiffe?

Il possède à merveille les paysans et les peint avec une sorte de respect et de tact particulier, sachant toujours leur faire parler la langue qu'il convient sans plus de grossièreté que d'affectation. Comme ils sont vivants et personnels, depuis la vieille sorcière Malgaigne, jusqu'au fils étrange d'une race de laboureurs Gourgues Sombreval! Il n'a pas seulement compris les habitants de la terre normande! mais il semble que le sol même lui ait livré son secret; il en a surpris la vie, cette vie si étrange avec sa fertilité et son trouble mystérieux, il la possède comme un grand musicien possède son clavier. Il l'aime de l'amour tenace qu'ont, pour ce coin de pays, tous ceux qui l'ont compris; mais que de gens ont traversé les marais, hâtifs, insoucieux, sans y voir autre chose que sa surface; combien peu ont pénétré le secret de sa fermentation spéciale et senti cette union étrangement belle du cœur de l'homme et de la terre qui le porte! Alors cette terre cesse d'être le plancher sans vie et sans résistance que foulent oisifs; elle devient l'amie; elle parle à l'oreille de ses enfants et fait passer en eux un peu du mystère de sa vie propre, c'est un langage, qui, une fois compris, ne s'oublie plus, et cette terre capricieuse du marais possède un innommable attrait; elle est si différente dans sa variété, dans sa fierté de la plaine servile que la charrue écorche tous les ans! Elle ne reçoit aucune semence, ne tient rien que d'elle-même et possède dans ses flancs une telle puissance de renouvellement!

Au printemps avec quel triomphe elle sort de cette nappe d'eau onduleuse qui l'a rendue plus inapprochable! Quelle vie superbe et radieuse s'élève de ce limon, quelle fantaisie luxuriante que cette immense floraison du marais, quelle force dans le moindre brin d'herbe, quelle richesse de tons, quel parfum spécial et, par-dessus tout, quel charme, quelle poésie troublante dans ces soirées d'été, quel cadre pour les rêveries fantastiques que cet horizon indéfini, coupé par de petits ruisseaux bordés d'aulnes qui permettent à l'œil, grâce à leurs silhouettes étranges et tourmentées, de suivre les sinuosités de cette nappe d'eau au murmure imperceptible.

On retrouve à chaque pas un attirant contraste; le calme paysage de la prairie, les beaux animaux heureux et repus, la bonne grâce des scènes familières et le danger toujours caché, toujours renaissant, le bon air des grasses prairies et la fièvre qu'on respire avec le crépuscule, le perpétuel brouillard, tantôt en lutte avec le soleil, tantôt laissant flotter, le soir, sa traîne onduleuse au-dessus des ruisseaux, ou s'enfuyant au loin pour mettre son estompe incertaine à l'horizon. Comment croire que la race d'hommes qu'il nourrit, ce capricieux marais, puisse être semblable à celle qui peuple les villes, les forêts ou les plaines? Incontestablement il leur est entré dans l'âme de ces tons glauques, avec l'impression de solitude et de dénuement souvent si forte sur le marais; une sorte de disposition particulière au drame, au fantastique, a prolongé chez eux le règne de la sorcellerie; à côté d'un goût sérieux pour l'intérêt positif, presque tous cachent au fond d'eux-mêmes, quelques croyances bizarres, quelques superstitions.

L'amour lui-même semble avoir quelque chose de singulièrement fatal; dans le marais normand, on ne choisit pas, on est possédé; il tombe sur vous et dompte les cœurs les plus fiers, les plus rebelles: c'est bien la conception si belle de Barbey d'Aurevilly; jamais il ne s'est rabaissé à peindre un caprice banal, un échange de coquetteries, un exemple de lâche perversité féminine; il ne consent pas à voir dégrader l'amour par le commerce bas et vil des gens du monde; il le veut violent, superbe d'intensité, beau et noble jusque dans la faute et dans la trahison; point de mièvrerie, l'amour de la qualité la plus sincère, de l'essence la plus renforcée. Elles en meurent généralement, les héroïnes, mais noblement, la tête haute. Les plus humbles atteignent des hauteurs sublimes; pas une seule ne s'abaisse et ne demande grâce.

Barbey voit grand et ne peint jamais rien de bas, et cela pour une bonne raison: il l'ignore. On se hait, on ne se déteste pas; on se tue, mais on ne s'écorche jamais. Il pousse jusque dans le vice sa perpétuelle recherche de la beauté morale. Vellini est généreuse et ne veut pas faire souffrir Hermangarde; elle n'a pas l'insolent triomphe des femmes laides, son succès ce n'est pas elle qui le remporte, c'est «la magie du sang bu».

Grâce à cela, aucun caractère n'est antipathique et combien sont délicieux! Quelle ravissante galerie de tableaux de maîtres et comment n'y pas revenir! Qui de vous ne s'est plu à se figurer cette délicieuse Mme de Flers si séduisante jusque dans sa vieillesse: «Heureuse vieille, curieuse comme si elle eût été jeune, et pour laquelle l'amour avait l'intérêt qu'a, pour les grands artistes, le genre d'art qu'ils ne cultivent plus et qui dans leur temps les fit maîtres.»

Et ses victimes, comme il sait nous y intéresser, comme il nous apprend à être bons, accessibles à la pitié, à regarder en dedans, pour ainsi dire. Cela donne un bel intérêt à la vie, d'oublier la mesquine critique de l'extérieur pour rêver à tout ce qui se passe au fond des existences que nous côtoyons, des cœurs dont nous ne voyons que l'enveloppe.

Une grande leçon d'indulgence se cache dans cette consciencieuse recherche des autres et de soi-même; Barbey nous le montre en quelques lignes charmantes:

«Les plus beaux romans de la vie sont ceux qu'on a touchés au coude en passant, nous en avons tous vu: le roman est plus commun que l'histoire. Je ne parle pas de ceux qui firent des catastrophe éclatantes, des drames joués par l'audace, des sentiments les plus exaltés à la majestueuse barbe de l'opinion; mais à part ces clameurs très rares faisant scandale dans la société, il n'est personne de nous qui n'ait été témoin de ces faits mystérieux, de sentiments ou de passion, qui perdent toute une destinée, de ces brisements de cœur qui ne rendent qu'un bruit très sourd comme celui d'un corps tombant dans l'abîme caché d'une oubliette et par-dessus lequel le monde unit ses mille voix ou son silence.» (Diaboliques.)

Il possède si bien ce monde intime de la pensée que nous ne pouvons jamais plus l'oublier, lui qui de la vue de certains objets a déduit avant nous tant d'idées neuves!

C'est ainsi par les mille fibres mystérieuses de notre être, par l'enchaînement des idées et des impressions qu'il pénètre les secrets replis de nos pensées et s'y installe pour ne plus jamais sortir. Personne n'a plus rêvé, n'a imaginé davantage.

Jamais je ne pourrai voir briller une lumière dans la nuit, sans songer à cette page des Diaboliques qui dort, au milieu d'une curieuse et singulière histoire: «Le rideau rouge.»

La veille d'un être humain, ne fût-ce qu'une sentinelle, quand tous les autres êtres sont plongés dans l'assoupissement qui est celui de l'animalité fatiguée, a toujours quelque chose d'imposant; mais l'ignorance de ce qui fait veiller derrière une fenêtre aux rideaux baissés, où la lumière indique la vie et la pensée, ajoute à la poésie du rêve, à la poésie de la réalité. Je n'ai jamais vu une fenêtre éclairée la nuit sans accrocher à ce cadre de lumière un monde de pensées, sans imaginer derrière ces rideaux des intimités et des drames. J'ai encore dans la tête de ces fenêtres qui y sont restées éternellement et mélancoliquement lumineuses et qui me font dire souvent et lorsque je les revois dans mes songes: «Qu'y avait-il donc derrière ces rideaux?»

Barbey d'Aurevilly, cet homme étrange pour lequel, les perversités humaines n'ont pas gardé de secret, cet homme qu'aucune pruderie, qu'aucune hypocrisie lâche n'a fait reculer devant un mot, devant une image, a gardé une délicatesse de touche inouïe pour peindre l'innocence et la pureté. Sa palette a des teintes immaculées. Il n'aime pas les vices précoces qui gâtent l'épanouissement d'une nature et la rendent semblable à ces boutons de roses d'automne qui, lorsqu'ils s'entrouvrent, laissent voir un cœur pourri.

S'il conduit les jeunes filles au seuil de l'amour, il les y amène pures afin que la révélation soit plus belle l'initiation plus saisissante: c'est à peine s'il leur permet dans sa coquetterie paternelle: «Cet amour vertueux, platonique, utopique qui exerce le cœur plus qu'il ne le remplit, qui en prépare les forces pour un autre amour qui doit le suivre bientôt, de cet amour d'essai enfin qui ressemble à la messe blanche que disent les jeunes prêtres pour s'exerce à célébrer sans se tromper la véritable messe, la messe consacrée.»

«Lorsque j'arrivai, dans sa vie, elle en était encore à la messe blanche, c'est moi qui fut la véritable messe et elle la dit alors avec toutes les cérémonies de la chose, somptueusement comme un cardinal.» (Diaboliques.)

Un des ouvrages de Barbey qui fit le plus d'impression sur moi est: «Le prêtre marié.» Je le lus à la campagne durant un pluvieux hiver normand.

J'étais à dix-sept ans bien disposé par la vie solitaire, par l'instinctive sauvegarde que créait ma sauvagerie, à goûter le côté âpre et grandiose de cette tragique histoire.

Gourgues Sombreval m'apparut comme un superbe Van Dyck, dans le cadre sombre de ma propre existence. Je le voyais en me promenant la nuit, dans une large allée de hêtre, pleine d'obscurité. J'assistais à ses luttes, à ses combats; il m'en livrait le secret, ce superbe incroyant partagé entre l'amour sans bornes qu'il a pour sa fille et les remords qui déchirent sa conscience. Il me semblait que j'étais bien placé pour le comprendre: tous les acteurs du drame prenaient corps dans mon imagination et je suivais avec émotion les péripéties multiples de cette poignante histoire.

Comment résister à l'admiration qu'inspire la délicieuse Calyste Sombreval, cette sublime vertu qui porte au front le symbole du martyre auquel elle est appelée! Quelle nature droite que celle de Néel! L'honneur est sa seule ligne de conduite, jamais il ne s'en écarte, et il semble même ignorer le mal chez les autres. Nous sommes séduits par tant d'honnêteté et de franchise.

Ah! le beau livre et quelle force, quelle sincérité il respire, quelle profondeur dans la recherche du vrai, et comme il est respectueux pour cette foi qui lui échappe: «Ce n'est pas toujours nous qui tuons l'idée de Dieu dans nos âmes, parfois elle y tombe d'elle-même, comme les choses tombent en nous, hors de nous, émiettées, dissoutes, anéanties» (Prêtre marié).

Beaucoup de gens sont arrêtés par la couverture de ce livre, son titre «Le prêtre marié» effarouche les pudeurs bourgeoises qui par une bien cruelle ironie pourraient s'aventurer à lire, enveloppé sous cette trompeuse étiquette anodine «Histoire sans nom,» le récit du crime du célèbre capucin de la Savoie. Mais je me demande si ce n'est pas avec intention que Barbey a jeté à la face du public hypocrite ces deux mots destinés à protéger son œuvre des lecteurs timorés; c'est ainsi que la nature, dans son inépuisable prévoyance, a protégé les fleurs les plus fragiles et les plus rares par les plus cruelles épines.

Jamais, je crois, dans aucun autre ouvrage, Barbey n'a atteint la sublime éloquence de certaines pages de ce livre; jamais son scalpel n'a plus profondément fouillé les replis d'une conscience torturée, jamais peut-être n'a-t-il trouvé d'images aussi pénétrantes, d'expressions aussi heureuses pour peindre l'amour le plus pur et le plus élevé; il a des mots que nous ne pouvons plus oublier, pour exprimer les choses toutes simples:

«J'ai tourné et retourné dans mes mains ce cœur tranquille où je vous cherchais.» Puis un peu plus loin quelle saisissante image:

«Comme toutes les femmes qui aiment à s'enterrer vives de leurs propres mains, elle ne parla à personne de la mort qui était entrée avec elle.»

Enfin cette définition de l'amour «qui naît dans une seule chose, mais qui se compose de toutes et ressemble à ces cheveux si fins, qu'un à un ils sont impalpables et incolores et qui, lorsqu'on les réunit, font une chevelure si brillante et si compacte que c'est par là autrefois qu'on liait les captives aux chars des vainqueurs.»

Peu de gens ont compris comme Barbey ce grand et éternel problème physiologique de la race, non pas de l'aristocratie qui n'est qu'un composé de conventions et de compromissions; mais de cette force transmissible du sang et des instincts de génération en génération. Il l'étudie et nous donne la clef de bien des mystères. Comment nier que l'homme arrive dans la vie marqué au sceau visible ou invisible de ses ascendants? Il peut s'éloigner de la voie qu'ils ont suivi, ne leur ressembler en rien, mais au fond de lui quelque chose d'eux subsiste, éclate un jour et les fait grands, intelligents, sublimes ou pervers selon la force mystérieuse du sang qui coule dans leurs veines. C'est là toute la loi de l'atavisme qui constitue une des croyances premières de Barbey d'Aurevilly. Il en a la religion en même temps que la préoccupation. Chaque fois qu'il nous présente un héros, il a soin de nous l'expliquer par avance, en nous montrant la souche dont il est sorti. Son aristocratie, à lui, est pure, sans alliage; on peut s'incliner devant elle, car elle possède le plus bel apanage, le signe le plus sûr de son authenticité, — la simplicité.

Enfin, quelle vérité superbe il cache dans ce mot profond, dans cette inoubliable sentence qui, ouvrant tout à tous, atteint la grandeur d'une prophétie:

«Il y a des individualités qui valent des races, par ce qu'elles sont faites pour en fonder!»

Nous en connaissons tous de ces êtres, produits de circonstances spéciales, auxquels Dieu a mis au cœur une indiscutable grandeur morale; ils sortent d'une lignée obscure et se lèvent fièrement, comme au son d'une voix secrète, pour venir prendre leur place parmi les plus forts et les plus grands; ils ont le génie de la fondation: ce sont les vainqueurs, les conquérants; ce sont avant tout les hommes rares et heureux qui naissent à temps pour profiter de l'obscur labeur de plusieurs générations; ils n'ont qu'à recueillir, ils sont le fruit mûr, et, en même temps, la fleur, tandis que d'autres ont été le bois et la feuille. Mais qu'ils prennent garde, ces hommes, car leur conquête est fragile et, plus que d'autres, ils devront songer à être continués. Une race doit sortir d'eux, mais pour cela, il ne faut pas que leur insatiable orgueil se méprenne, ni se contente de trop peu. Pour engendrer la force, il faut rester fort et s'allier à la force; il faut la rechercher, la cultiver partout, ne vivre que pour elle. Là est l'écueil; tant d'hommes de cette sorte s'arrêtent à mi-chemin, échoués, égarés par la médiocrité, ayant donné ce qu'ils pouvaient et ensablant leur navire au lieu de gagner fièrement le large et de voguer en plein océan, grands et beaux de la beauté sublime de ceux que Dieu a envoyés sur la terre en leur confiant l'incomparable mission de rajeunir le monde.

Une foi étrange, fantaisiste, difficile à définir plane sur les ouvrages de Barbey; il n'accepte, ne tolère aucun compromis et ne se soumet à aucune autorité.

Là peut paraître le danger de son œuvre pour certains lecteurs timorés qui ne peuvent ni ne savent aller au fond. Il n'admet pas qu'un esprit religieux soit un esprit borné, il veut regarder librement tout autour de lui et peindre ce qu'il voit, sans souci des idées étroites et préconçues, des lieux communs de la morale journalière.

Comme la plupart des grands artistes, il ne songe guère à l'effet qu'il produira; c'est au lecteur à démêler sa pensée, à prendre bien garde de perdre sa foi religieuse là où Barbey fortifie la sienne en l'affranchissant de toute entrave.

Il est bien facile de répondre aux reproches que le lecteur ignorant a pu lui faire touchant la foi. Elle est à mon avis, bien plus dans son cœur que dans sa tête, cette foi d'autant plus robuste qu'elle est raisonnée et libre; Barbey la porte murée, scellée en lui; elle fait partie de sa nature, de son tempérament. Il a le sentiment des choses religieuses, il les aime, il est porté vers elles, il est pour ainsi dire en contact avec l'idée de Dieu. À chaque pas, il l'invoque reconnaît son pouvoir, met son amour au cœur de ses personnages. Il est non seulement croyant au milieu d'une génération où les croyants sont rares, mais il est de la race des vrais croyants. Les athées même qu'il nous peint semblent marqués du sceau des prédestinés; ce ne sont pas des athées modernes, tranquillement installés dans leur incroyance, mais des gens égarés comme les brebis du bon pasteur, dont la conversion sera éclatante comme leurs vices mêmes. Quant à lui, il possède ce sentimentalisme religieux qui, plus que toute autre chose, inspire les grands poètes; il possède l'harmonie de la religion, comme celle du cœur et de la nature, il la chante comme l'amour le plus beau, le plus élevé, et se complaît dans le plus pénétrant mysticisme.

Quoi de plus joli que sa description du sanctuaire dans «Un dîner d'athées». (Les Diaboliques).

«Le jour tombait depuis quelques instants dans les rues, mais dans l'église la nuit était tout à fait venue, — elle avance presque toujours dans les églises et y descend plus vite que partout ailleurs, soit à cause du reflet sombre des vitraux, soit à cause de l'entrecroisement des piliers si souvent comparés aux arbres des forêts et aux ombres portées par les voûtes. Cette nuit des églises qui devance un peu la mort du jour au dehors, n'en fait pas fermer les portes; généralement elles restent ouvertes, l'angélus sonné et même quelquefois plus tard, la veille des grandes fêtes par exemple, dans les villes dévotes où l'on se confesse pour la communion du lendemain. Jamais, à aucune heure, les églises de province ne sont plus hantées qu'à cette heure vespérale où les travaux cessent, où la lumière agonise, où l'âme chrétienne se prépare, à la nuit qui ressemble à la mort et pendant laquelle la mort peut venir. À cette heure-là, on sent très bien que la religion chrétienne est fille des catacombes et qu'elle a toujours quelque chose en elle des mélancolies de son berceau; c'est à ce moment que ceux qui croient encore à la prière aiment à venir s'agenouiller et s'accouder, le front dans leurs mains, en ces nuits mystérieuses des nefs vides qui répondent certainement aux plus profonds besoins de l'âme humaine, car, si pour nous autres passionnés, le tête-à-tête en cachette avec la femme aimée nous paraît plus intime et plus troublant dans les ténèbres, pourquoi n'en serait-il pas de même pour les âmes religieuses, avec Dieu, quand il fait noir, devant ses tabernacles et qu'elles lui parlent de bouche à l'oreille dans l'obscurité.»

Dans presque tous les ouvrages de Barbey d'Aurevilly, sous l'étincelante magie de la forme et du style, on sent la préoccupation d'une recherche consciencieuse. Il fait se mouvoir des personnages atteints de telle ou telle maladie morale, aux prises avec telles ou telles difficultés; là est le secret de l'intérêt si grand, si varié et si persistant qu'il commande. Elle est bien curieuse dans «l'amour impossible» cette étude de la femme qui ne peut plus aimer; quelle patiente et minutieuse mosaïque, et quelle grande leçon s'en dégage! Cette femme murée dans son indifférence est bien plus à plaindre que si elle avait eu à souffrir les mille tourments inséparables d'une passion malheureuse: «Si coupables que nous puissions être, nous ne méritons jamais ce qu'un amour vrai nous cause de douleurs.»

Cependant je crois qu'on est plus souvent à plaindre de ce que l'on ne sent plus que de ce que l'on sent trop vivement. La négation, le vide sont ce qu'il y a de pis au monde. Aimer, souffrir, c'est se sentir vivre; l'indifférence, c'est pour ainsi dire une mort morale, et continuer à vivre en portant en soi le néant, lutter contre soi-même sans pouvoir vaincre, c'est le combat le plus désespéré qui existe. Dans l’«Amour impossible» la soirée durant laquelle la marquise réunit son amant et son amie pour s'exciter à la jalousie, en fait foi; elle joue la dernière partie, aucune souffrance humaine ne rend aussi cruel; elle exempte de tout remords et la femme s'absout d'avance, sentant bien que toute sa vie dépend de cette lutte et que sa vie à elle en vaut bien une autre.

Barbey a peint dans cet ouvrage un phénomène très répandu dans notre société moderne; la femme qui ne peut aimer. Elle existe tout aussi bien que celle qui s'interdit l'amour, et ces deux cas amènent à leur suite des désordres, sinon semblables du moins ayant beaucoup d'analogie; souvent ils dérivent l'un de l'autre. La femme dont le cœur est desséché, la faculté passionnelle tarie, les sens glacés a souvent à une heure quelconque de sa vie, refusé l'amour qui s'offrait à elle, facile et souriant. Elle n'a pas voulu entendre et a tourné la page, mais la nature possède le secret de terribles revanches, et c'est ainsi que par un refus volontaire de son être dont elle a la prétention de guider les aspirations, elle arrive à cette douloureuse impossibilité d'aimer.

La femme qui, s'étant interdit l'amour, a muré sa vie dans une indifférence voulue, peut avoir été amenée à ce point par des causes variées. C'est quelquefois l'orgueil qui dicte cette renonciation, en tout cas, il n'y est que rarement étranger.

D'autrefois, un grand choc, une grande désillusion inspirent de ces résolutions désespérées dont toute la vie se ressent. Ces femmes, souvent dupes d'une fausse générosité, se grisent au début par une sorte d'âpre volupté du sacrifice; elles se méprennent sur leur propre folie et dressent de leurs propres mains le bûcher sur lequel elles veulent périr. Plus tard la nature est faussée, elles veulent mettre autre chose dans leur existence: devoir, amitié, religion, mondanités ou caprices, mais elles n'en sont pas moins condamnées à se débattre au sein de la plus cruelle anomalie.

En laissant courir ma plume au hasard, j'écrirais des volumes sur les impressions qu'ont fait naître en moi-même les œuvres de Barbey. Chacune, je puis le dire, a fait époque dans ma vie, a laissé quelque chose en moi. Je ne saurais en parler au point de vue de leur valeur intrinsèque; je ne suis pas un critique mais un lecteur qui a subi le charme et cherché à le fixer. A l'heure qu'il est, après avoir beaucoup, beaucoup réfléchi, ce qui se dégage de tout ce temps passé avec Barbey, est tout d'abord, je dois le dire, une infinie reconnaissance pour le maître qui a pris ma main d'écolier dans la sienne et m'a fait traverser tout le beau et fertile pays du rêve de la pensée.

Beaucoup de gens ont dépeint sa mise excentrique, bien peu ont cherché l'homme dans l'œuvre, car le public est bien plus frappé par une cravate et par un jabot extravagants que par la beauté d'un caractère. On nous l'a montré à moitié fou, préoccupé uniquement de la mise en scène extérieurs, et jusque dans les articles nécrologiques, cette affectation de sa jeunesse est venue jeter un voile de ridicule sur le cercueil du novateur dont l'école naturaliste pourrait en s'honorant, revendiquer hautement la paternité. Il a été plus hardi, lui, que tous ces hardis qui, prenant la violence pour la force, mettent de la grossièreté là où autrefois il n'y avait que galant badinage. Il leur a montré le chemin et s'en est allé seul et triste, n'ayant pas recueilli ce qu'il méritait, mécontent de cette génération au milieu de laquelle il était resté étranger, isolé par son talent trop élevé, trop profond peut-être pour être aimé du plus grand nombre.

Moi, je l'aimai avec l'enthousiasme, la sincérité d'un premier amour, amour qui fut fécond, car il m'a rendu sinon meilleur, du moins plus réfléchi. Il a ouvert mon esprit à tout ce qui est beau m'a élevé au dessus de la banalité du monde, et par-dessus tout m'a aidé à créer en moi cet oasis de la vie intellectuelle qui, tout humble et ignorante qu'elle puisse être, nous apporte des consolations d'un si grand charme.

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Barbey d’Aurevilly critique

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À propos de: Les Œuvres et les Hommes (IIe série : XIXe siècle); La Littérature épistolaire, par Barbey d’Aurevilly (Lemerre, éditeur




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