Un critique en avance sur son temps
Mais, hélas ! il y a des époques où être sage, c’est être fou. Et Barbey d’Aurevilly fut ce fou-là. Tandis que la littérature romantique mettait sens dessus dessous les notions du bien et du mal, du beau et du laid, mendiant pour le désordre et l’anarchie dans les sentiments et dans la conduite, pour le laisser aller et la sauvagerie dans l’art, les palmes jusque-là dévolues aux triomphes de la discipline et de la règle et ne les obtenant que trop de la badauderie et de l’ahurissement publics, l’auteur des Œuvres et les Hommes s’obstinait à imprimer sur la figure (sur la mauvaise figure) des choses, à coups non de trique, mais de cravache (de sa cravache armoriée) leurs vrais et vieux noms en langue française. – Tandis que les arts littéraires, tombant dans un matérialisme byzantin, s’abaissaient, pour le choix des sujets, au niveau des âmes les plus pauvres et cherchaient leur unique fin dans des réussites toutes matérielles de la diction (l’art pour l’art !), cet étincelant artiste professait que la grandeur et la vérité des idées, la noblesse des sentiments sont l’âme même de la beauté. – Tandis que la critique, sous prétexte d’intelligence et de pénétration universelle, s’honorait d’une renonciation systématique à juger qui n’est que le pédantisme de l’insensibilité et de l’impuissance, il affirmait que la pensée qui ne juge pas et ne conclut pas n’est qu’une larve informe de pensée. – Tandis que l’histoire, appesantie par le fatalisme des philosophies allemandes, livrait de plus en plus ses opinions à la remorque des événements, il soutenait, en même temps que le pouvoir qu’a toujours une énergie humaine habile et appliquée au bon endroit de changer le cours des faits, le droit de la pensée et de la conscience à qualifier et à mépriser, s’il est méprisable, le fait accompli.
Par l’ensemble de ces opinions, que nous songeons non pas à énumérer, mais à caractériser, Barbey d’Aurevilly put bien, en son temps, se faire classer, lui aussi, parmi ces « prophètes du passé » qu’il admirait. Mais entre les idées alors triomphantes qu’il a combattues en beau risque-tout et jusqu’au cœur desquelles il a souvent fait pénétrer le fer rouge, il en est un grand nombre sur lesquelles commencent à se laisser voir d’affreuses rides. Son œuvre se rajeunit de leur décrépitude et l’on entend s’en élever le cantique de leur mort. Pour orienter le lecteur qui l’ignore, nous nous sommes placé sur le front avancé de sa doctrine. Car toutes ces positions polémiques se rattachent, comme les rayons au centre, à une philosophie et aussi à une foi. Ce n’est pas le lieu de remonter jusqu’à ce haut foyer des principes. Mais on conçoit bien que les traits sous lesquels nous le représentons ne sauraient appartenir, sous peine d’inconséquence, qu’à un esprit qui a pris parti sur les questions les plus générales qui se posent à l’intelligence de l’homme. À la santé mentale, au jugement droit et perçant qu’il tenait de sa bonne race, il avait ajouté le fruit d’études philosophiques incomplètes, mais très fortes en certaines parties. Il aimait juger les systèmes des philosophes, et il s’est montré terrible pour les métaphysiciens allemands. Mais si on put lui reprocher d’user avec eux d’une justice foudroyante et sommaire, il pourrait, lui, demander maintenant avec orgueil ce qu’a donné à la balance du grand juge, le Temps, la liquidation de ces rêveries accablantes et fameuses.
Devancer le temps (et sur combien de points ne découvrira-t-on pas qu’il le devançait !) voilà le grand signe de l’autorité chez le critique. Et c’est sur ce trait superbe : l’autorité, qui demeure le trait dominant de sa physionomie, que j’arrêterai cette trop rapide et très humble esquisse.