Anacharsis aux Jeux de 356 av. J.-C.

Jean-Jacques Barthélemy
Figure aujourd'hui oubliée de la littérature française, l'auteur d'Anacharsis, l'abbé Barthélemy (1716-1795), fut un des plus fins connaisseurs de l'Antiquité et on peut soutenir qu'il joua dans la redécouverte en France de l'Antiquité classique et l'essor de la sensibilité néo-classique un rôle similaire à celui de Winckelmann auprès du public allemand. Ami du Comte de Caylus, de Mariette et de tout ce que l'Europe comptait de numismates et d'épigraphes, membre des plus prestigieuses sociétés d'histoire à travers le continent, Barthélemy, garde du Cabinet des médailles de la Bibliothèque du Roi, séjourna en Italie en 1755 à 1757, quelques années à peine après qu'aient été entrepris les travaux d'excavation des cités ensevelies, Pompéi et Herculanéum.

Barthélemy avait initialement conçu le projet d'un voyage imaginaire à travers l'Italie de la Renaissance, puis s'était ravisé et choisit de raconter les voyages d'un jeune barbare scythe à travers la Grèce. Il consacra plus de trente années à composer son Voyage d'Anacharsis en Grèce, avec toute la science et la rigueur qu'autorisait une culture essentiellement livresque — Barthélemy n'a jamais posé le pied en Grèce et, à l'instar de Winckelmann, tendait à idéaliser les paysages grecs dans lesquels tous deux tranposaient les charmes suaves de la Toscane. Il déploie devant nous une fresque vivante de la Grèce à une des époques les plus déterminantes de son histoire, le VIe siècle qui «lie le siècle de Périclès à celui d'Alexandre». Le lecteur suit le jeune narrateur, Anacharsis, un barbare scythe, au fil de ses voyages. Dans cet extrait, Anacharsis se rend à Olympie en l'an 356 av. J.-C., pour assister à la grande fête qui réunit tous les quatres ans tous les citoyens de l'Hellade: les jeux panhélleniques à Olympe. Barthélemy reconstitue, avec un luxe de détails inoui, les temples d'Olympie illuminés par l'art immortel du grand Phidias où les cortèges venus de tous les coins de l'Hellade viennent déposer leurs offrances, les préparatifs des Jeux, les compétititions. Quatre siècles se sont écoulés depuis les premiers jeux et le spectacle des jeux est irrémédiablement ternie par la corruption, la professionnalisation des athlètes — préfigurant déjà ces brutes au sang épaissi par l'effort dont Galien, au IIe siècle, déplorait la vulgarité —, qui vont jusqu'à vendre leur couronne aux cités les plus offrantes, la fureur de l'envie qui poussaient princes et citoyens les plus riches à obtenir les couronnes olympiques par les moyens les plus indignes.
L'Élide est un petit pays dont les côtes sont baignées par la mer Ionienne, et qui se divise en trois vallées. Dans la plus septentrionale est la ville d'Elis, située sur le Pénée, fleuve de même nom, mais moins considérable que celui de Thessalie; la vallée du milieu est célèbre par le temple de Jupiter, placé auprès du fleuve Alphée; la dernière s'appelle Triphylie.

Les habitants de cette contrée jouirent pendant longtemps d'une tranquillité profonde. Toutes les nations de la Grèce étaient convenues de les regarder comme consacrés à Jupiter, et les respectaient au point que les troupes étrangères déposaient leurs armes en entrant dans ce pays, et ne les reprenaient qu'à leur sortie.Ils jouissent rarement aujourd'hui de cette prérogative; cependant, malgré les guerres passagères auxquelles ils se sont trouvés exposés dans ces derniers temps, malgré les divisions qui fermentent encore dans certaines villes, l'Élide est, de tous les cantons du Péloponnèse, le plus abondant et le mieux peuplé. Ses campagnes, presque toutes fertiles, sont couvertes d'esclaves laborieux; l'agriculture y fleurit, parce que le gouvernement a pour les laboureurs les égards que méritent ces citoyens utiles. Ils ont chez eux des tribunaux qui jugent leurs causes en dernier ressort, et ne sont pas obligés d'interrompre leurs travaux pour venir dans les villes mendier un jugement inique ou trop longtemps différé. Plusieurs familles riches coulent paisiblement leurs jours à la campagne, et j'en ai vu aux environs d'Elis où personne, depuis deux ou trois générations, n'avait mis le pied dans la capitale.

Après que le gouvernement monarchique eut été détruit, les villes s'associèrent par une ligue fédérative; mais celle d'Élis, plus puissante que les autres, les a insensiblement assujetties, et ne leur laisse plus aujourd'hui que les apparences de la liberté. Elles forment ensemble huit tribus, dirigées par un corps de quatre-vingt-dix sénateurs, dont les places sont à vie, et qui, dans le cas de vacance, se donnent par leur crédit les associés qu'ils désirent: il arrive de là que l'autorité ne réside que dans un très-petit nombre de personnes, et que l'oligarchie s'est introduite dans l'oligarchie, ce qui est un des vices destructeurs de ce gouvernement. Aussi a-t-on fait dans ces derniers temps des efforts pour rétablir la démocratie.

La ville d'Élis est assez récente; elle s'est formée, à l'exemple de plusieurs villes de la Grèce, et surtout du Péloponnèse, par la réunion de plusieurs hameaux; car, dans les siècles d'ignorance, on habitait des bourgs ouverts et accessibles; dans des temps plus éclairés on s'enferme dans les villes fortifiées.

En arrivant, nous rencontrâmes une procession qui se rendait au temple de Minerve. Elle faisait partie d'une cérémonie où les jeunes gens de l'Élide s'étaient disputé le prix de la beauté. Les vainqueurs étaient menés en triomphe; le premier, la tête ceinte de bandelettes, portait les armes que l'on consacrait à la déesse; le second conduisait la victime; un troisième était chargé des autres offrandes.

J'ai vu souvent dans la Grèce de pareils combats, tant pour les garçons que pour les femmes et les filles. J'ai vu de même, chez des peuples éloignés, les femmes admises à des concours publics; avec cette différence pourtant que les Grecs décernent le prix à la plus belle, et les barbares à la plus vertueuse.

La ville est décorée par des temples, par des édifices somptueux, par quantité de statues, dont quelques-unes sont de la main de Phidias. Parmi ces derniers monuments nous en vîmes où l'artiste n'avait pas montré moins d'esprit que d'habileté: tel est le groupe des Grâces dans le temple qui leur est consacré. Elles sont couvertes d'une draperie légère et brillante: la première tient un rameau de myrte en l'honneur de Vénus; la seconde une rose, pour désigner le printemps; la troisième un osselet, symbole des jeux de l'enfance; et pour qu'il ne manque rien aux charmes de cette composition, la figure de l'Amour est sur le même piédestal que les Grâces.

Rien ne donne plus d'éclat à cette province que les jeux olympiques, célébrés de quatre en quatre ans en l'honneur de Jupiter. Chaque ville de la Grèce a des fêtes qui en réunissent les habitants; quatre grandes solennités réunissent tous les peuples de la Grèce: ce sont les jeux pythiques ou de Delphes, les jeux isthmiques ou de Corinthe, ceux de Némée et ceux d'Olympie. J'ai parlé des premiers dans mon voyage de la Phocide, je vais m'occuper des derniers; je passerai les autres sous silence, parce qu'ils offrent touss à peu près les mêmes spectacles.

Les jeux olympiques, institués par Hercule, furent, après une longue interruption, rétablis par les conseils du célèbre Lycurgue et par les soins d'Iphitus, souverain d'un canton de l'Élide. Cent huit ans après on inscrivit pour la première fois, sur le registre public des Éléons, le nom de celui qui avait remporté le prix à la course du stade; il s'appelait Corébus. Cet usage continua; et de là cette suite de vainqueurs dont los noms indiquant les différentes olympiades forment autant de points fixes pour la chronologie. On allait célébrer les jeux pour la cent sixième fois lorsque nous arrivâmes à Élis (356 av. J.-C.).

Tous les habitants de l'Élide se préparaient à cette solennité auguste. On avait déjà promulgué le décret qui suspend toutes les hostilités. Des troupes qui entreraient alors dans cette terre sacrée seraient condamnées à une amende de deux mines par soldat.

Lea Éléens ont l'administration des jeux olympiques depuis quatre siècles; ils ont donné à ce spectacle toute la perfection dont il était susceptible, tantôt en introduisant de nouvelles espèces de combats, tantôt en supprimant ceux qui ne remplissaient point l'attente de l'assemblée. C'est à eux qu'il appartient d'écarter les manœuvres et les intrigues, d'établir l'équité dans les jugements, et d'interdire le concours aux nations étrangères à la Grèce, et même aux villes grecques accusées d'avoir violé les règlements faits pour maintenir l'ordre pendant les fêtes. Ils ont une si haute idée de ces règlements qu'ils envoyèrent autrefois des députés chez les Égyptiens pour savoir des sages de cette nation si en les rédigeant on n'avait' rien oublié. Un article essentiel, répondirent ces derniers: «Dès que les juges sont des Éléens, les Éléens devraient être exclus du concours.» Malgré cette réponse ils y sont en admis aujourd'hui, et plusieurs d'entre eux ont remporté des prix sans que l'intégrité des juges ait été soupçonnée. Il est vrai que, pour la mettre plus à couvert,on a permis aux athlètes d'appeler au sénat d'Olympie du décret qui les prive de la couronne.

A chaque olympiade on tire au sort les juges ou présidents des jeux; ils sont au nombre de huit, parce qu'on en prend un de chaque tribu. Ils s'assemblent à Élis avant la célébration des jeux, et pendant l'espace de dix mois ils s'instruisent en détail des fonctions qu'ils doivent remplir; ils s'en instruisent sons des magistrats qui sont les dépositaires et les interprètes des règlements dont je viens de parler: afin de joindre l'expérience aux préceptes, ils exercent pendant le même intervalle de temps les athlètes qui sont venus se faire inscrire pour disputer le prix de la course et de la plupart des combats à pied. Plusieurs de ces athlètes étaient accompagnés de leurs parents, de leurs amis, et surtout des maîtres qui les avaient élevés; le désir de la gloire brillait dans leurs yeux, et les habitants d'Élis paraissaient livrés à la joie la plus vive. J'aurais été surpris de l'importance qu'ils mettaient à la célébration de leurs jeux, et je n'avais connu l'ardeur que les Grecs ont pour les spectacles et l'utilité réelle que les Eléens retirent de cette solennité.

Après avoir vu tout ce qui pouvait noua intéresser, soit dans la ville d'Élis, soit dans celle de Cyllène, qui lui sert de port, et qui n'en est éloignée que de cent vingt stades, nous partîmes pour Olympie. Deux chemins y conduisent: l'un par la plaine, long de trois cents stades; l'autre par les montagnes et par le bourg d'Alésium, où se tient tous les mois une foire considérable. Nous choisîmes le premier; nous traversâmes des pays fertiles, bien cultivés, arrosés par diverses rivières; et après avoir vu en passant les villes de Dyspontium et de Létrines, nous arrivâmes à Olympie.

Cette ville, également connue sous le nom de Pise, est située sur la rive droite de l'Alphée, au pied d'une colline qu'on appelle mont de Saturnes. L'Alphée prend sa source en Arcadie; il disparaît et reparaît par intervalles; après avoir reçu les eaux de plusieurs rivières, il va se jeter dans la mer voisine.

L'Apis renferme dans son enceinte les objets les plus intéressants: c'est un bois sacré fort étendu, entouré de murs, et dans lequel se trouvent le temple de Jupiter et celui de Junon, le sénat, le théâtre, et quantité de beaux édifices, au milieu d'une foule innombrable de statues.

Le temple de Jupiter fut construit, dans le siècle dernier [Ve siècle av. J.-C.], des dépouilles enlevées par les Éléens à quelques peuples qui s'étaient révoltés contre eux; il est d'ordre dorique, entouré de colonnes, et construit d'une pierre tirée des carrières voisines, mais aussi éclatante et aussi dure, quoique plus légère, que le marbre de Paros. Il a de hauteur soixante-huit pieds, de longueur deux cent-trente, de largeur quatre-vingt-quinze.

Un architecte habite, nommé Libon, fut chargé de la construction de cet édifice; deux sculpteurs non moins habiles enrichirent par de savantes compositions les frontons des deux façades. Dans l'un de ces frontons on voit, au milieu d'un grand nombre de figures, Œnomatïs et Pélops prêts à se disputer, en présence de Jupiter, le prix de la course; dans l'autre, le combat des Centaures et des Lapithes. La porte d'entrée est de bronze, ainsi que la porte du côté opposé. On a gravé sur l'une et sur l'autre une partie des travaux d'Hercule. Des pièces de marbre, taillées en forme de toiles, couvrent le toit. Au sommet de chaque fronton s'élève une Victoire en bronze doré; à chaque angle, un grand vase de même métal et également doré.

Le temple est divisé par des colonnes en trois nefs. On y trouve, de même que dans le vestibule, quantité d'offrandes que la piété et la reconnaissance ont consacrées au Dieu; mais, loin de se fixer sur ces objets, les regards se portent rapidement sur la statue et sur le trône de Jupiter. Ce chef-d'oeuvre de Phidias et de la sculpture fait, au premier aspect, une impression que l'examen ne sert qu'à rendre plus profonde.

La figure de Jupiter est en or et en ivoire; et, quoique assise, elle s'élève presque jusqu'au plafond du temple. De la main droite elle tient une Victoire également d'or et d'ivoire; de la gauche, un sceptre travaillé avec goût, enrichi de diverses espèces de métaux, et surmonté d'un aigle. La chaussure est en or, ainsi que le manteau, sur lequel on a gravé des animaux, des fleurs, et surtout des lis.

Le trône porte sur quatre pieds, ainsi que sur des colonnes intermédiaires de même hauteur que les pieds. Les matières les plus riches, les arts les plus nobles concourent à l'embellir. Il est tout brillant d'or, d'ivoire, d'ébène et de pierres précieuses, partout décoré de peintures et de bas-reliefs.

Quatre de ces bas-reliefs sont appliqués sur la face antérieure de chacun des pieds de devant. Le plus haut représente quatre Victoires dans l'attitude de danseuses; le second, des sphinx, qui enlèvent les enfants des Thébains; le troisième, Apollon et Diane perçant de leurs traits les enfants de Niobé; le dernier, enfin, deux autres Victoires.

Phidias profita des moindres espaces pour multiplier les ornements. Sur les quatre traverses qui lient les pieds du trône, je comptai trente-sept figures, les unes représentant des lutteurs, les autres le combat d'Hercule contre les Amazones. Au-dessus de la tête de Jupiter, dans la partie supérieure du trône, on voit, d'un côté, les Grâces, qu'il eut d'Eurynome, et les trois Saisons, qu'il eut de Thémis. On distingue quantité d'autres bas-reliefs, tant sur le marchepied que sur la base ou l'estrade qui soutient cette masse énorme, la plupart exécutés en or, et représentant les divinités de l'Olympe. Aux pieds de Jupiter, on lit cette inscription: JE SUIS L'OUVRAGE DE PHIDIAS, ATHÉNIEN, FILS DE CHARMIDÈS. Outre son nom, !'artiste, pour éterniser la mémoire et la beauté d'un jeune homme de ses amis appelé Pantarcès, grava son nom sur un des doigts de Jupiter.

On ne peut approcher du trône autant qu'on le désirerait: à une certaine distance on est arrêté par une balustrade qui règne tout autour, et qui est ornée de peintures excellentes de la main de Panénus, élève et frère de Phidias. C'est le même qui, conjointement avec Colotès, autre disciple de ce grand homme, fut chargé des principaux détails de cet ouvrage surprenant. On dit qu'après l'avoir achevé Phidias ôta le voile dont il l'avait couvert, consulta le goût du public, et se réforma lui-même d'après les avis de la multitude.

On est frappé de la grandeur de l'entreprise, de la richesse de la matière, de l'excellence du travail, de l'heureux accord de toutes les parties; mais on l'est bien plus encore de l'expression sublime que l'artiste a su donner à la tête de Jupiter. La divinité même y parait empreinte avec tout l'éclat de la puissance, toute la profondeur de la sagesse, toute la douceur de la bonté. Auparavant, les artistes ne représentaient le maître des dieux qu'avec des traits communs, sans noblesse et sans caractère distinctif; Phidias fut le premier qui atteignit, pour ainsi dire, la majesté divine, et sut ajouter un nouveau motif au respect des peuples en leur rendant sensible ce qu'ils avaient adoré. Dans quelle source avait-il donc puisé ces hautes idées? Des poètes diraient qu'il était monté dans le ciel, ou que le dieu était descendu sur la terre; mais il répondit d'une manière plus simple et plus noble à ceux qui lui faisaient la même question: il cita les vers d'Homère où ce poète dit qu'un regard de Jupiter suffit pour ébranler l'Olympe. Ces vers, en réveillant dans l'âme de Phidias l'image du vrai beau, de ce beau qui n'est aperçu que par l'homme de génie, produisirent le Jupiter d'Olympie; et, quel que soit le sort de la religion qui domine dans la Grèce, le Jupiter d'Olympie servira toujours de modèle aux artistes qui voudront représenter dignement l'Être suprême.

Les Eléens connaissent le prix du monument qu'ils possèdent; ils montrent encore aux étrangers l'atelier de Phidias. Ils ont répandu leurs bienfaits sur les descendants de ce grand artiste, et les ont chargés d'entretenir la statue dans tout son éclat. Comme le temple et l'enceinte sacrée sont dans un endroit marécageux, un des moyens qu'on emploie pour défendre l'ivoire contre l'humidité, c'est de verser fréquemment de l'huile au pied du trône, sur une partie du pavé destinée à la recevoir.

Du temple de Jupiter nous passâmes à celui de Junon. Il est également d'ordre dorique, entouré de colonnes, ruais beaucoup plus ancien que le premier. La plupart des statues qu'on y voit, soit en or, soit en ivoire, décèlent un art encore grossier, quoiqu'elles n'aient pas trois cents ans d'antiquité. On nous montra le coffre de Cypsélus, où ce prince, qui depuis se rendit mettra de Corinthe, fut, dans sa plus tendre enfance, renfermé par sa mère, empressée do le dérober aux poursuites des ennemis de sa maison. Il est de bois de cèdre; le dessus et les quatre faces sont ornées de bas-reliefs, les uns exécutés dans le cèdre même, les autres en ivoire et en or: ils représentent des batailles, des jeux et d'autres sujets relatifs aux siècles héroïques, et sont accompagnés d'inscriptions on caractères anciens. Nous parcourûmes avec plaisir les détails de cet ouvrage, parce qu'ils montrent l'état informe où se trouvaient les arts en Grèce il y a trois siècles [au VIIe s. av. J.-C.]

On célèbre auprès de ce temple des jeux auxquels président seize femmes choisies parmi les huit tribus des Éléens, et respectables par leur vertu ainsi que par leur naissance. Ce sont elles qui entretiennent deux chœurs de musique pour chanter des hymnes en l'honneur de Junon, qui brodent le voile superbe qu'on déploie le jour de la fête, et qui décernent le prix de la course aux filles de l'Élide. Dès que le signal est donné, ces jeunes émules s'élancent dans la carrière, presque à demi nues et les cheveux flottants sur leurs épaules: celle qui remporte la victoire reçoit une couronne d'olivier et la permission plus flatteuse encore de placer son portrait dans le temple de Junon.

En sortant de là, nous parcourûmes les routes de l'enceinte sacrée. À travers les platanes et les oliviers qui ombragent ces lieux, s'olïiaient à nous de tous côtés des colonnes, des trophées, des chars de triomphe; des statues sans nombre, en bronze, en marbre, les unes pour les dieux, les autres pour les vainqueurs: car ce temple de ta gloire n'est ouvert que pour ceux qui ont des droits à l'immortalité.

Plusieurs de ces statues sont adossées à des colonnes ou placées sur des piédestaux; toutes sont accompagnées d'inscriptions contenant les motifs de leur consécration. Nous y distinguâmes plus de quarante figures de Jupiter de différentes mains, offertes par des peuples ou par des particuliers, quelques-unes ayant jusqu'à vingt-sept pieds de hauteur 1. Celles des athlètes forment une collection immense: elles ont été placées dans ces lieux ou par eux-mêmes, ou par les villes qui leur ont donné le jour, ou par les peuples de qui ils avaient bien mérité.

Ces monuments, multiplie depuis quatre siècles, rendent présents à la postérité ceux qui les ont obtenus. Ils sont exposés tous les quatre ans aux regards d'une foule innombrable de spectateurs de tous pays, qui viennent dans ce séjour s'occuper de la gloire des vainqueurs, entendre le récit de leurs combats, et se montrer avec transport les uns aux autres ceux dont leur patrie s'enorgueillit. Quel bonheur pour l'humanité, si un pareil sanctuaire n'était ouvert qu'aux hommes vertueux! Non, je me trompe; il serait bientôt violé par l'intrigue et l'hypocrisie, auxquelles les hommages du peuple sont bien plus nécessaires qu'à la vertu.

Pendant que nous admirions ces ouvrages de sculpture et que nous y suivions le développement et les derniers efforts de cet art, nos interprètes nous faisaient de longs récits et nous racontaient des anecdotes relatives à ceux dont ils nous montraient les portraits. Après avoir arrêté nos regards sur deux chars de bronze, dans l'un desquels était Gélon, roi de Syracuse, et dans l'autre Hiéron, son frère et son successeur: Près de Gélon, ajoutaient-ils, vous voyez la statue de Cléomède. Cet athlète ayant eu le malheur de tuer son adversaire au combat de la lutte, les juges, pour le punir, le privèrent de la couronne: il en fut affligé au point de perdre la raison. Quelque temps après il entra dans une maison destinée à l'éducation de la jeunesse, saisit une colonne qui soutenait le toit et la renversa. Près de soixante enfants périrent sous les ruines de l'édifice.

Voici la statue d'un autre athlète, nommé Timanthe. Dans sa vieillesse, il s'exerçait tous les jours à tirer de l'arc. Un voyage qu'il fit l'obligea de suspendre cet exercice. Il voulut le reprendre à sonn retour; mais, voyant que sa force était diminuée, il dressa lui-même son bûcher, et se jeta dans les flammes.

Cette jument que vous voyez fut surnommée le Vent, à cause de son extrème légèreté. Un jour qu'elle courait dans la carrière, Philotas, qui la montait, se laissa tomber: elle continua sa course, doubla la borne, et vint s'arrêter devant les juges, qui décernèrent la couronne à son maître, et lui permirent de se faire représenter ici avec l'instrument de sa victoire.

Ce lutteur s'appelait Glaucus: il était jeune et labourait la terre. Son père s'aperçut avec surprise que, pour enfoncer le sac qui s'était détaché de la charrue, il se servait de sa main comme d'un marteau. Il le conduisit dans ces lieux et le proposa pour le combat du ceste. Glaucus, pressé par un adversaire qui employait tour à tour l'adresse et la force, était sur le point de succomber, lorsque son père lui cria: « Frappe, mon fils, comme sur la charrue.» Aussitôt le jeune homme redoubla ses coups et fut proclamé vainqueur.

Voici Théagène qui, dans les différents jeux de la Grève, remporta, dit-on, douze cents fois le prix, soit à la course, soit à la lutte, soit à d'autres exercices, Après sa mort, la statue qu'on lui avait élevée dans la ville de Thasos, sa patrie, excitait encore la jalousie d'un rival de Théagène: il venait toutes les nuits assouvir ses fureurs contre ce bronze, et l'ébranla tellement à force de coups qu'il le fît tomber et en fut écrasé. La statue fut traduite en jugement et jetée dans la mer. La famine ayant ensuite affligé la ville de Thasos, l'oracle, consulté par les habitants, répondit qu'ils avaient négligé la mémoire de Théagène. On lui décerna les honneurs divins, après avoir retiré des eaux et replacé le monu ment qui le représentait.

Cet autre athlète porta sa statue sur ses épaules, et la posa lui même dans ces lieux. C'est le célèbre Milon; c'est lui qui, dans la guerre des habitants de Crotone, sa patrie, contre ceux de Sybaris, fut mis à la tête des troupes et remporta une victoire signalée: il parut dans la bataille avec une massue et les autres attributs d'Hercule, dont il rappelait le souvenir. Il triompha souvent dans nos jeux et dans ceux de Delphes; il y faisait souvent des essais de sa force prodigieuse. Quelquefois il se plaçait sur un palet qu'on avait huilé pour le rendre plus glissant, et les plus fortes secousses ne pouvaient l'ébranler; d'autres fois il empoignait une grenade, et, sans l'écraser, la tenait si serrée, que les plus vigoureux athlètes ne pouvaient écarter ses doigts pour la lui arracher; mais sa maîtresse l'obligeait à lâcher prise. On raconte encore de lui qu'il parcourut le Stade portant un bœuf sur ses épaules; que, se trouvant un jour dans une maison avec les disciples de Pythagore, il leur sauva la vie en soutenant la colonne sur laquelle portait le plafond qui était près de tomber; enfin, que dans sa vieillesse il devint la proie des bêtes féroces, parce que ses mains se trouvèrent prises dans un tronc d'arbre que des coins avaient fendu en partie, et qu'il voulait achever de diviser.

Nous vîmes ensuite des colonnes où l'on avait gravé des traités d'alliance entre divers peuples de la Grèce: on les avait déposés dans ces lieux pour les rendre plus sacrés. Mais tous ces traités ont été violés avec les serments qui en garantissaient la durée; et les colonnes, qui subsistent encore, attestent une vérité effrayante c'est que les peuples policés ne sont jamais de plus mauvaise foi que lorsqu'ils s'engagent à vivre en paix les uns avec les autres.

Au nord du temple de Junon, au pied du mont de Saturne, est une chaussée qui s'étend jusqu'à la carrière et sur laquelle plusieurs nations grecques et étrangères ont construit des édifices connus sous le nom de trésors. On en voit de semblables à Delphes; mais ces derniers sont remplis d'offrandes précieuses, tandis que ceux d'Olympie ne contiennent presque que des statues et des monuments de mauvais goût ou de peu de valeur. Nous demandâmes la raison de cette différence. L'un des interprètes nous dit: Nous avons un oracle, mais il n'est pas assez accrédité, et peut-être cessera-t-il bientôt. Deux ou trois prédictions justifiées par l'événement ont attiré à celui de Delphes la confiance de quelques souverains, et leurs libéralités celles de toutes les nations.

Cependant les peuples abondaient en foule à Olympie. Par mer, par terre, de toutes les parties de la Grèce, des pays les plus éloignés, on s'empressait de se rendre à ces fêtes, dont la célébrité surpasse infiniment celle des autres solennités, et qui néanmoins sont privées d'un agrément qui les rendrait plus brillantes. Les femmes n'y sont point admises, sans doute à cause de la nudité des athlètes. La loi qui les en exclut est si sévère qu'on précipite du haut d'un rocher celles qui osent la violer. Cependant les prétresses d'un temple ont une place marquée, et peuvent assister à certains exercices.

Le premier jour des fêtes tombe au onzième jour du mois hécatombéon, qui commence à la nouvelle lune après le solstice d'été elles durent cinq jours: à la fin du dernier, qui est celui de la pleine lune, se fait la proclamation solennelle des vainqueurs. Elles s'ouvrirent le soir à par plusieurs sacrifices que l'on offrit sur des autels élever en l'honneur de différentes divinités, soit dans le temple de Jupiter, soit dans les environs. Tous étaient ornés de festons et de guirlandes; tous furent successivement arrosés du sang desvictimes. On avait commencé par le grand autel de Jupiter, placé entre le temple de Junon et l'enceinte de Pélops. C'est le principal objet de dévotion des peuples; c'est là que les Éléens offrent tous les jours des sacrifices, et les étrangers dans tous les temps de l'année. Il porte un grand soubassement carré, au-dessus duquel on monte par des marches de pierre. Là se trouve une espèce de terrasse où l'on sacrifie les victimes; au milieu s'élève l'autel, dont la hauteur est de vingt-deux pieds!: on parvient à sa partie supérieure par des marches qui sont construites de la cendre des victimes, qu'on a pétrie avec l'eau de l'Alphée.

Les cérémonies se prolongèrent fort avant dans la nuit, et se firent au son des instruments, à la clarté de la lune, qui approchait de son plein, avec un ordre et une magnificence qui inspiraient à la fois de la surprise et du respect. A minuit, dès qu'elle furent achevées, la plupart des assistants, par un empressement qui dure pendant toutes les fêtes, allèrent se placer dans la carrière, pour mieux jouir du spectacle des jeux qui devaient commencer avec l'aurore.

La. carrière olympique se divise en deux parties, qui sont le Stade et l'Hippodrome. Le Stade est une chaussée de six cents pieds de long, et d'une largeur proportionnée: c'est là que se font les courses à pied et que se donnent la plupart des combats. L'Hippodrome est destiné aux courses des chars et des chevaux. Un de ses côtés s'étend sur une colline; l'autre côté, un peu plus long, est formé par une chaussée; sa largeur est de six cents pieds, et sa longueur du double; il est séparé du Stade par un édifice qu'on appelle Barrière. C'est un portique devant lequel est une cour spacieuse, faite en forme de proue de navire, dont les murs vont en se rapprochant l'un de l'autre, et laissent à leur extrémité une ouverture assez grande pour que plusieurs chars y passent à la fois. Dans l'intérieur de cette cour on a construit, sur différentes lignes parallèles, des remises pour les chars et pour les chevaux: on les tire au sort, parce que les unes sont plus avantageusement situées que les autres. Le Stade et l'Hippodrome sont ornés de statues, d'autels, et d'autres monuments sur lesquels on avait affiché la liste et l'ordre des combats qui devaient se donner pendant les Fêtes.

L'ordre des combats a varié plus d'une fois; la règle générale qu'on suit à présent est de consacrer les matinées aux exercices qu'on appelle légers, tels que les différentes courses; et les après-midi à ceux qu'on nomme graves ou violents, tels que la lutte, le pugilat, etc.

A la petite pointe du jour, nous nous rendîmes au Stade. Il était déjà rempli d'athlètes qui préludaient aux combats, et entouré de quantité de spectateurs: d'autres, en plus grand nombre, se plaçaient confusément sur la colline qui se présente en Amphithéâtre au-demos de la carrière. Des chars volaient dans la plaine; le bruit des trompettes, le hennissement des chevaux, se mêlaient aux cris de la multitude; et lorsque nos yeux pouvaient se distraire de ce spectacle, et qu'aux mouvements tumultueux de la joie publique nous comparions le repos et le silence de la nature, alors quelle impression ne faisaient pas sur nos âmes la sérénité du ciel, la fraîcheur délicieuse de l'air, l'Alphée qui forme en cet endroit un superbe canal, et ces campagnes fertiles qui s'embellissent des premiers rayons du soleil!

Un moment après nous vîmes les athlètes interrompre leurs exercices, et prendre le chemin de l'enceinte sacrée. Nous les y suivîmes, et nous trouvâmes dans la chambre du sénat les huit présidents des jeux, avec des habits magnifiques et toutes les marques de leur dignité. Ce fut là qu'au pied d'une statue de Jupiter, et sur les membres sanglants des victimes, les athlètes prirent les dieux à témoin qu'ils s'étaient exercés pendant dix mois aux combats qu'ils allaient livrer. Ils promirent aussi de ne point user de supercherie et de se conduire avec honneur; leurs parents et leurs instituteurs firent le même serment.

Après cette cérémonie, nous revinmes au Stade. Les athlètes entrèrent dans la Barrière qui le précède, s'y dépouillèrent entièrement de leurs habits, mirent à leurs pieds des brodequins, et se firent frotter d'huile par tout le corps. Des ministres subalternes se montraient de tous côtés, soit dans la carrière, soit à travers les rangs multipliés des spectateurs, pour y maintenir l'ordre.

Quand les présidents eurent pris leurs places, un héraut s'écria: «Que les coureurs du Stade se présentent.» Il en parut aussitôt un grand nombre qui se placèrent sur une ligne suivant le rang que le sort leur avait assigné. Le héraut récita leurs noms et ceux de leur patrie. Si ces noms avaient été illustrés par des victoires précédentes, ils étaient accueillis avec des applaudissements redoublés. Après que le héraut eut ajouté: «Quelqu'un peut-il reprocher à ces athlètes d'avoir été dans les fers, ou d'avoir mené une vie irrégulère?» Il se fit un silence profond, et je me sentis entraîné par cet intérêt qui remuait tous les cœurs, et qu'on n'éprouve pas dans les spectacles des autres nations. Au lieu de voir, au commencement de la lice, des hommes du peuple prêts à se disputer quelques feuilles d'olivier, je n'y vis plus que des hommes libres, qui, par le consentement unanime de toute la Grèce, chargés de la gloire ou de la honte de leur patrie, s'exposaient à l'alternative du mépris ou de l'honneur, en présence de plusieurs milliers de témoins qui rapporteraient chez eux le nom des vainqueurs et des vaincus. L'espérance et la crainte se peignaient dans les regards inquiets des spectateurs; elles devenaient plus vives à mesure qu'on approchait de l'instant qui devait lesdissiper. Cet instant arriva. La trompette donna le signal; les coureurs partirent, et dans un clin d'oeil parvinrent à la borne où se tenaient les présidents des jeux. Le héraut proclama le nom de Porus de Cyrène, et mille bouches le répétèrent.

L'honneur qu'il obtenait est le premier et le plus brillant de ceux qu'on décerne aux jeux olympiques, parce que la course du stade simple est la plus ancienne de celles qui ont été admises dans ces fêtes. Elle s'est, dans la suite des temps, diversifiée de plusieurs manières. Nous la vîmes successivement exécuter par des enfants qui avaient à peine atteint leur douzième année, et par des hommes qui couraient avec un casque, un bouclier et des espèces de bottines.

Les jours suivants, d'autres champions furent appelés pour parcourir le double stade, c'est-à-dire qu'après avoir atteint le but et doublé la borne, ils devaient retourner au point du départ. Ces derniers furent remplacés par des athlètes qui fournirent douze fois la longueur du Stade. Quelques-uns concoururent dans plusieurs de ces exercices et remportèrent plus d'un prix. Parmi les incidents qui réveillèrent à diverses reprises l'attention de l'assemblée, nous vîmes des coureurs s'éclipser et se dérober aux insultes des spectateurs; d'autres, sur le point de parvenir au terme de leurs désirs, tomber tout à coup sur un terrain glissant. On nous en fit remarquer dont les pas s'imprimaient à peine sur la poussière. Deux Crotoniates tinrent longtemps les esprits en suspens: ils devançaient leurs adversaires de bien loin; mais, l'un d'eux ayant fait tomber l'autre en le poussant, un cri général s'éleva contre lui, et il fut privé de l'honneur de la victoire, car il est expressément défendu d'oser de pareilles voies pour se la procurer; on permet seulement aux assistants d'animer par leurs cris les coureurs auxquels ils s'intéressent.

Les vainqueurs ne devaient être couronnés que dans le dernier jour des fêtes; mais, à la fin de leur course, ils reçurent ou plutôt enlevèrent une palme qui leur était destinée. Ce moment fut pour eux le commencement d'une suite de triomphes. Tout le monde s'empressait de les voir, de les féliciter; leurs parents, leurs amis, leurs compatriotes, versant des larmes de tendresse et de joie, les soulevaient sur leurs épaules pour les montrer aux assistants, et les livraient aux applaudissements de toute l'assemblée, qui répandait sur eux des fleurs à pleines mains.

Le lendemain, nous allâmes de bonne heure à l'Hippodrome, où devaient se faire la course des chevaux et celle des chars. Les gens riches peuvent seuls livrer ces combats, qui exigent en effet la plus grande dépense. On voit, dans toute la Grèce, des particuliers se faire une occupation et un mérite de multiplier l'espèce des chevaux propres à la course, de les dresser et de les présenter au concours dans les jeux publics. Comme ceux qui aspirent aux prix ne sont pas obligés de les disputer eux-mêmes, souvent les souverains et les républiques se mettent au nombre des concurrents, et confient leur gloire à des écuyers habiles. On trouve sur la liste des vainqueurs Théron, roi d'Agrigente; Gélon et Hiéron, rois de Syracuse; Archélaüs, roi de Macédoine; Pausanias, roi de Lacédémone; Clisthène, roi de Sicyone, et quantité d'autres, ainsi que plusieurs villes de la Grèce. Il est aisé de juger que de pareils rivaux doivent exciter la plus vive émulation. Ils étalent une magnificence que les particuliers cherchent à égaler, et qu'ils surpassent quelquefois. On se rappelle encore que, dans les jeux où Alcibiade fut couronné, sept chars se présentèrent dans la carrière au nom de ce célébre Athénien, et que trois de ces chars obtinrent le premier, le second et le quatrième prix.

Pendant que nous attendions le signal, on nous dit de regarder attentivement un dauphin de bronze placé au commencement de la lice, et un aigle de même métal posé sur un autel au milieu de la Barrière. Bientôt nous vîmes le dauphin s'abaisser et se cacher dans là terre, l'aigle s'élever, les ailes déployées, et se montrer aux spectateurs; un grand nombre de cavaliers s'élancer dans l'Hippodrome, passer devant nous avec la rapidité d'un éclair, tourner autour de la borne oui est à l'extrémité, les uns ralentir leur course, les autres la précipiter, jusqu'à ce que l'un d'entre eux, redoublant ses efforts, eût laissé derrière lui ses concurrents affligés.

Le vainqueur avait disputé le prix au nom de Philippe, roi de Macédoine, qui aspirait à toutes les espèces de gloire, et qui en fut tout à coup si rassasié qu'il demandait à la Fortune de tempérer ses bienfaits par une disgrâce. En effet, dans l'espace de quelques jours, il remporta cette victoire aux jeux olympiques; Parménion, un de ses généraux, battit les Illyriens; Olympias, son épouse, accoucha d'un fils: c'est le célèbre Alexandre.

Après que des athlètes à peine sortis de l'enfance eurent fourni la même carrière, elle fût remplie par quantité de chars qui se succêdèrent les uns aux autres. Ils étaient attelés de deux chevaux dans une course, de deux poulains dans une autre, enfin de quatre chevaux dans la dernière, qui est la plus brillante et la plus glorieuse de toutes.

Pour en voir les préparatifs, nous entrâmes dans la barrière; nous y trouvâmes plusieurs chars magnifiques, retenus par des câbles qui s'étendaient le long de chaque file, et qui devaient tomber l'un après l'autre. Ceux qui les conduisaient n'étaient vêtus que d'une étoffe légère. Leurs coursiers, dont ils pouvaient à peine modérer l'ardeur, attiraient tous les regards par leur beauté, quelques-uns par les victoires qu'ils avaient déjà remportées. Dès que le signal fut donné, ils s'avancèrent jusqu'à la seconde ligne; et, s'étant ainsi réunis avec les autres lignes, ifs se présentèrent tous de front au commencement de la carrière. Dans l'instant on les vit, couverts de poussière, se croiser, se heurter, entraîner les chars avec une rapidité que l'œil avait peine à suivre. Leur impétuosité redoublait lorsqu'ils se trouvaient en présence de la statue d'un génie qui, dit-on, les pénètre d'une terreur secrète; elle redoublait lorsqu'ils entendaient le son bruyant des trompettes placées auprès d'une borne fameuse par les naufrages qu'elle occasionne. Posée dans la largeur de la carrière, elle ne laisse pour le passage des chars qu'un défilé assez étroit, où l'habileté des guides vient très souvent échouer. Le péril est d'autant plus redoutable qu'il faut doubler la borne jusqu'à douze fois, car on est obligé de parcourir douze fois la longueur de l'Hippodrome, soit en allant, soit en revenant.

A chaque évolution, il survenait quelque accident qui excitait des sentiments de pitié ou des rires insultants de la part de l'assemblée. Des chars avaient été emportés hors de la lice, d'autres s'étaient brisés en se choquant avec violence: la carrière était parsemée de débris qui rendaient la course plus périlleuse encore. Il ne restait plus que cinq concurrents, un Thessalien, un Libyen, un Syracusain, un Corinthien et un Thébain. Les trois premiers étaient sur le point de doubler la borne pour la dernière fois. Le Thessalien se brise contre cet écueil: il tombe embarrassé dans les rênes; et, tandis que ses chevaux se renversent sur ceux du Libyen, qui le serrait de près, que ceux du Syracusain se précipitent dans une ravine qui borde en cet endroit la carrière, que tout retentit de cris perçants et multipliée, le Corinthien et le Thébain arrivent, saisissent le moment favorable, dépassent la borne, pressent de l'aiguillon leurs coursiers fougueux, Il se présentent aux juges, qui décernent le premier prix au Corinthien, et le second au Thébain.

Pendant que durèrent les fêtes, et dans certains intervalles de la journée, nous quittions le spectacle et nous parcourions les environs d'Olympie. Tantôt nous nous amusions à voir arriver des théories ou députations chargées d'offrir à Jupiter les hommages de presque tous les peuples de la Grèce; tantôt nous étions frappés de l'intelligence et de l'activité des commerçants étrangers qui venaient dans ces lieux étaler leurs marchandises. D'autres fois nous étions témoins des marques de distinction que certaines villes s'accordaient les unes aux antres. C'étaient des décrets par lesquels elles se décernaient mutuellement des statues et des couronnes, et qu'elles faisaient lire dans les jeux olympiques afin de rendre la reconnaissance aussi publique que le bienfait.

Nous promenant un jour le long de l'Alphée, dont les bords ombragés d'arbres de toute espèce étaient couverts de tentes de différentes couleurs, nous vîmes un jeune homme d'une jolie figure jeter dans le fleuve des fragments d'une palme qu'il tenait dans sa main, et accompagner cette offrande de voeux secrets: il venait de remporter le prix à la course, et il avait à peine atteint son troisième lustre. Nous l'interrogeâmes. Cet Alphée, nous dit-il, dont les eaux abondantes et pures fertilisent cette contrée, était un chasseur d'Arcadie; il soupirait pour Aréthuse qui le fuyait et qui, pour se dérober à ses poursuites, se sauva en Sicile: elle fût métamorphosée en fontaine; il fut changé en fleuve; mais, comme son amour n'était point éteint, les dieux, pour couronner sa constance, lui ménagèrent une route dans le sein des mers, et lui permirent enfin de se réunir avec Aréthuse. Le jeune homme soupira en finissant ces mots.

Nous revenions souvent dans l'enceinte sacrée. Ici, des athlètes qui n'étaient pas encore entrés en lice cherchaient dans les entrailles des victimes la destinée qui les attendait; là, des trompettes posées sur un grand autel se disputaient le prix, unique objet de leur ambition, Plus loin, une foule d'étrangers, rangés autour d'un portique, écoutaient un écho qui répétait jusqu'à sept fois les paroles qu'on lui adressait. Partout s'offraient à nous des exemples frappants de faste et de vanité; car ces jeux attirent tous ceux qui ont acquis de la célébrité, ou qui veulent on acquérir par leurs talents, leur savoir ou leurs richesses. Ils viennent les exposer aux regards de la multitude, toujours empressée auprès de ceux qui ont ou qui affectent de la supériorité.

Après la bataille de Salamine, Thémistocle parut au milieu du Stade, qui retentit aussitôt d'applaudissements en son honneur. Loin de s'occuper des jeux, les regards furent arrêtés sur lui pendant toute la journée: on montrait aux étrangers, avec des cris de joie et d'admiration, cet homme qui avait sauvé la Gréce; et Thémistocle fut forcé d'avouer que ce jour avait été le plus beau de sa vie.

Nous apprîmes qu'à la dernière olympiade Platon obtint un triomphe à peu près semblable. S'étant montré à ces jeux, toute l'assemblée fixa les yeux sur lui, et témoigna, par les expressions les plus fatteuses, la joie qu'inspirait sa présence.

Nous fûmes témoins d'une scène plus touchante encore. Un vieillard cherchait à se placer: après avoir parcouru plusieurs gradins, toujours repoussé par des plaisanteries offensantes, il parvint à celui des Lacédémoniens. Tous les jeunes gens et la plupart des hommes se levèrent avec respect et lui offrirent leurs places. Des battements de mains sans nombre éclatèrent à l'instant, et le vieillard attendri ne put s'empêcher de dire: «Les Grecs connaissent les règles de la bienséance; les Lacédémoniens les pratiquent.»

Je vis dans l'enceinte un peintre, élève de Zeuxis, qui, à l'exemple de son maître, se promenait revêtu d'une superbe robe de pourpre, sur laquelle son nom était tracé en lettres d'or. On lui disait de tous côtés: Tu imites la vanité de Zeuxis, mais tu n'es pas Zeuxis.

J'y vis un Cyrénéen et un Corinthien, dont l'un faisait l'énumération de ses richesses et l'autre de ses aïeux. Le Cyrénéen s'indignait du faste de son voisin; celui-ci riait de l'orgueil du Cyrénéen.

J'y vis un Ionien qui, avec des talents médiocres, avait réussi dans une petite négociation dont sa patrie l'avait chargé. Il avait pour lui la considération que les sots ont pour les parvenus. Un de ses amis le quitta pour me dire à l'oreille: ll n'aurait jamais cru qu'il fût si aisé d'être un grand homme.

Non loin de là, un sophiste tenait un vase à parfums et une étrille, comme s'il allait aux bains. Apréa s'être moqué des prétentions des autres, il monta sur un des côtés du temple de Jupiter, se plaça au milieu de la colonnade, et de cet endroit élevé il criait au peuple: Vous voyez cet anneau, c'est moi qui l'ai gravé; ce vase et cette étrille, C'est moi qui les ai faits: ma chaussure, mon manteau, ma tunique et la ceinture qui l'assujettit, tout celà est mon ouvrage; je suis prêt à vous lire des poèmes héroïques, des tragédies, des dithyrambes, toutes sortes d'ouvrages en prose, en vers, que j'ai composé sur toutes sortes de sujets; je suis prêt à discourir sur la musique, sur la grammaire; prêt à répondre sur toutes sortes de questions.

Pendant que ce sophiste étalait avec complaisance sa vanité, des peintres exposaient à tous les yeux des tableaux qu'ils venaient d'achever; des rhapsodes chantaient des fragments d'Homère et d'Hésiode: l'un d'entre eux nous lit entendre un poème entier d'Empédocle. Des poètes, des orateurs, des philosophes, des historiens, placés aux péristyles des temples et dans les endroits éminents, récitaient leurs ouvrages: les uns traitaient des sujets de morale; d'autres faisaient l'éloge des jeux olympiques, ou de leur patrie, ou des princes dont ils mendiaient la protection.

Environ trente ans auparavant, Denys, tyran de Syracuse , avait voulu s'attirer l'admiration de l'assemblée. On y vit arriver de sa part, et sous la direction de son frère Théaridès, une députation solennelle chargée de présenter des offrandes à Jupiter, plusieurs chars attelés de quatre chevaux pour disputer le prix de la course, quantité de tentes somptueuses qu'on dressa dans la campagne, et une foule d'excellents déclamateurs qui devaient réciter publiquement les poésies de ce prince. Leur talent et la beauté de leurs voix fixèrent d'abord l'attention des Grecs, déjà prévenus par la magnificence de tant d'apprêts; mais bientôt, fatigués de cette lecture insipide, ils lancèrent contre Denys les traits les plus sanglants, et leur mépris alla si loin que plusieurs d'entre eux renversèrent ses tentes et les pillèrent. Pour comble de disgrâce, les chars sortirent de la lice, ou se brisèrent les ung contre les autres; et le vaisseau qui ramenait ce cortège fut jeté par la tempête sur les côtes d'Italie. Tandis qu'à Syracuse le peuple disait que les vers de Denys avaient porté malheur aux déclamateurs, aux chevaux et au navire, on soutenait à la cour que l'envie s'attache toujours au talent. Quatre ans après, Denys envoya de nouveaux ouvrages et des acteurs plus habiles, mais qui tombèrent encore plus honteusement que les premiers. A cette nouvelle il se livra aux excès de la frénésie; et, n'ayant pour soulager sa douleur que la ressource des tyrans, il exila et fîtt couper des têtes.

Nous suivions avec assiduité les lectures qui se faisaient à Olympie. Les présidents des jeux y assistaient quelquefois, et le peuple s'y portait avec empressement. Un jour qu'il paraissait écouter avec une attention plus marquée, on entendit retentir de tous côtés le nom de Polydamus. Aussitôt la plupart des assistants coururent après Polydamus. C'était un athlète de Thessalie, d'une grandeur et d'une force prodigieuses. On racontait de lui qu'étant sans armes sur le mont Olympe, il avait abattu un lion énorme sous ses coups; qu'ayant saisi un taureau furieux, l'animal ne put s'échapper qu'on laissant la corne de son pied entre les mains de l'athlète; que les chevaux les plus vigoureux ne pouvaient faire avanver un char qu'il retenait par derrière d'une seule main. Il avait remporté plusieurs victoires dans les jeux publics; mais, comme il était venu trop tard à Olympie, il ne put être admis au concours. Nous apprîmes dans la suite la fin tragique de cet homme extraordinaire: il était entré, avec quelques-uns de ses amis, dans une caverne pour se garantir de la chaleur; la voûte de la caverne s'entr'ouvrit: ces amis s'enfuirent; Polydamus voulut soutenir la montagne et en fut écrasé.

Plus il est difficile de se distinguer parmi les nations policées, plus la vanité y devient inquiète et capable des plus grands excès. Dans un autre voyage que je fis à Olympie, j'y vis un médecin de Syracuse, Ménécrate, traînant à sa suite plusieurs de ceux qu'il avait guéris, et qui s'étaient obligés, avant le traitement, de le suivre partout. L'un paraissait avec les attributs d'Hercule, un autre avec ceux d'Apollon, d'autres avec ceux de Mercure ou d'Esculape. Pour lui, revêtu d'une robe de pourpre, ayant une couronne d'or sur la tête et un sceptre à la main, il se donnait en spectacle sous le nom de Jupiter, et courait le monde, escorté de ces nouvelles dignités. Il écrivit un jour au roi de Macédoine la lettre suivante: «Ménécrate-Jupiter à Philippe, salut. Tu règnes dans la Macédoine, et moi dans la médecine; tu donnes la mort à ceux qui se portent bien, je rends la vie aux malades; ta garde est formée de Macédoniens, les dieux composent la mienne.» Philippe lui répondit en deux mots qu'il lui souhaitait un retour de raison. Quelque temps après, ayant appris qu'il était un Macédonien, il le fit venir, et le pria à souper. Ménécrate et ses compagnons furent placés sur des lits superbes, et exhaussés; devant eux était un autel chargé des prémices des moissons, et pendant qu'on présentait un excellent repas aux autres convives, on n'offrit que des parfums et des libations à ces nouveaux dieux, qui, ne pouvant supporter ce affront, sortirent brusquement de la salle et ne reparurent plus depuis.

Uu autre trait ne sert pas moins à peindre les mœurs des Grecs et la légèreté de leur caractère. Il se donna un combat dans l'enceinte sacrée pendant qu'on célébrait les jeux, il y a huit ans. Ceux de Pise en avaient usurpé l'intendance sur les Éléens qui voulaient reprendre leurs droits. Les uns, et les autres, soutenus de leurs alliés, pénétrèrent dans l'enceinte: l'action fut vive et meurtrière. On vit les spectateurs sans nombre que les fêtes avaient attirés, et qui étaient presque tous couronnés de fleurs, se ranger tranquillement autour du champ de bataille, témoigner dans cette occasion du mêne espèce d'intérêt que pour les combats des athlètes, et applaudir tour à tour, avec les mêmes transports, aux succès de l'une et de l'autre armée.

Il me reste à parler des exercices qui demandent plus de force que les précédents, tels que la lutte, le pugilat, le pancrace et le pentathle. Je ne suivrai point l'ordre dans lequel ces combats furent donnés, et je commencerai par la lutte.

On se propose dans cet exercice de jeter son adversaire par terre et de le forcer à se déclarer vaincu. Les athlètes qui devaient concourir se tenaient dans un portique voisin; ils furent appelés à midi. Ils étaient au nombre de sept: on jeta autant de bulletins dans une boîte placée devant les présidents des jeux. Deux de ces bulletins étaient marqués de la lettre N, deux autres de la lettre A, deux autres d'un C, et le septième d'un D. On les agita dans la boite; chaque athlète prit le sien, et l'un des présidents appareilla ceux qui avaient tiré la même lettre. Ainsi il y eut trois couples de lutteurs, et le septième fut réservé pour combattre contre le vainqueur des autres. Ils se dépouillèrent de tout vêtement, et, après s'être frottés d'huile, ils se roulèrent dans le sable, afin que leurs adversuires eussent moins de prise on voulant les saisir.

Aussitôt un Thébain et un Argien s'avancent dans le Stade; ils s'approchant, se mesurent des yeux et s'empoignent par les bras. Tantôt, appuyant leur front l'un contre l'autre, ils se poussent avec une action égale, paraissent immobiles et s'épuisent en efforts superflus; tantôt ils s'ébranlent par des secousses vioIentes, s'entrelacent comme des serpents, ils s'allongent, se raccourcissent, se plient en avant, en arrière, sur les côtés: une sueur abondante coule de leurs membres affaiblis; ils respirent un moment, se prennent par le milieu du corps, et, après avoir employé du nouveau la ruse et la force, le Thébain enlève son adversaire; mais il plie sous le poids: ils tombent, se roulent dans la poussière, et reprennent tour à tour le dessus. À la fin le Thébain, par l'entrelacement de ses jambes et de ses bras, suspend tous les mouvements de son adversaire qu'il tient sous lui, le serre à la gorge et le force à lever la main pour marque de sa défaite. Ce n'est pas assez néanmoins pour obtenir la couronne; il faut que le vainqueur terrasse au moins deux fois son rival, et communément ils en viennent trois fois aux mains. L'Argien eut l'avantage dans la seconde action, et le Thébain reprit le sien dans la troisième.

Après que les deux autres couples de lutteurs eurent achevé leurs combats, les vaincus se retirèrent accablés de honte et de douleur. Il restait trois vainqueurs, un Agrigentin, un Éphésien et le Thébain dont j'ai parlé. Il restait aussi un Rhodien que le sort avait réservé. Il avait l'avantage d'entrer tout frais dans la lice; mais il ne pouvait remporter le prix sans livrer plus d'un combat. Il triompha de l'Agrigentin, fut terrassé par l'Éphésien, qui succomba sous le Thébain: ce dernier obtint la palme. Ainsi une première victoire doit en amener d'autres; et, dans un concours de sept athlètes, il peut arriver que le vainqueur soit obligé de lutter contre quatre antagonistes, et d'engager avec chacun d'eux jusqu'à trois actions différentes.

Il n'est pas permis dans la lutte de porter des coups à son adversaire; dans le pugilat, il n'est permis que de le frapper. Huit athlètes se presentèrent pour ce dernier exercice et furent, ainsi que les lutteurs, appareillés par le sort. Ils avaient la tête couverte d'une calotte d'airain, et leurs poings étaient assujettis par des espèces de gantelets formés de lanières de cuir qui se croisaient en tous sens.

Les attaques furent aussi variées que les accidents qui les suivirent. Quelquefois on voyait deux athlètes faire divers mouvements pour n'avoir pas le soleil devant les yeux, passer des heures entières à s'observer, à épier chacun l'instant où son adversaire laisserait une partie de son corps sans défense, à tenir leurs bras élevés et tendus de manière à mettre leur tête à couvert, à les agiter rapidement pour empêcher l'ennemi d'approcher. Quelquefois ils s'attaquaient avec fureur, et laissaient pleuvoir l'un sur l'autre une grêle de coups. Nous en vîmes qui, se précipitant les bras levés sur leur ennemi prompt à les éviter, tombaient pesamment sur la terre et se brisaient tout le corps; d'autres qui, épuisés et couverts de blessures mortelles, se soulevaient tout à coup et prenaient de nouvelles forces dans leur désespoir; d'autres enfin qu'on retirait du champ de bataille n'ayant sur le visage aucun trait qu'on pût reconnoitre, et ne donnant d'autres signes de vie que le sang qu'ils vomissaient à gros bouillons.

Je frémissais à la vue de ce spectacle; et mon âme s'ouvrait tout entière à la pitié quand je voyais de jeunes enfants faire l'apprentissage de tant de cruautés: car on les appelait aux combats de la lutte et du ceste avant que d'appeler les hommes faits. Cependant les Grecs se repaissaient avec plaisir de ces horreurs; ils animaient par leurs cris ces malheureux acharnés les uns contre les autres; et les Grecs sont doux et humains! Certes, les dieux nous ont accordé un pouvoir bien funeste et bien humiliant, celui de nous accoutumer à tout, et d'en venir au point de nous faire un jeu de la barbarie ainsi que du vice.

Les exercices cruels auxquels on élève ces enfants les épuisent de si bonne heure que, dans les listes des vainqueurs aux jeux olympiques, on en trouve à peine deux ou trois qui aient remporté le prix dans leur enfance et dans un âge plus avancé.

Dans les autres exercices il est aisé de juger du succès; dans le pugilat, il faut que l'un des combattants avoue sa défaite. Tant qu'il lui reste un degré de force, il ne désespère pas de la victoire, parce qu'elle peut dépendre de ses efforts et de sa fermeté. On nous raconta qu'un athlète, ayant eu les dents brisées par un coup terrible, prit le parti de les avaler; et que son rival, voyant son attaque sans effet, se crut perdu sans ressource et se déclara vaincu.

Cet espoir fait qu'un athlète cache ses douleurs sous un air menaçant et une contenance fière; qu'il risque souvent de périr; qu'il périt en effet quelquefois, malgré l'attention du vainqueur et la sévérité des lois qui défendent à ce dernier de tuer son adversaire, sous peine d'être privé de la couronne. La plupart, en échappant à ce danger, restent estropiés toute leur vie, ou conservent des cicatrices qui les défigurent. De là vient peut-être que cet exercice est le moins estimé de tous, et qu'il est presque entièrement abandonné aux gens du peuple.

Au reste, ces hommes durs et féroces supportent plus facilement les coups et les blessures que le chaleur qui les accable; car ces combats se donnent dans le canton de la Grèce, dans la saison de l'année, dans l'heure du jour où les feux du soleil sont si ardents, que les spectateurs ont de la peine à les soutenir.

Ce fut dans le moment qu'ils semblaient redoubler de violence que se donna le combat du pancrace, exercice composé de la lutte et du pugilat, à cette différence près que les athlètes, ne devant pas se saisir au corps, n'ont point les mains armées de gantelets, et portent des coups moins dangereux. L'action fut bientôt terminée: il était venu la veille un Sicyonien nommé Sostrate, célèbre par la quantité de couronnes qu'il avait recueillies et par les qualités qui les lui avaient procurées. La plupart do ses rivaux furent écartés par sa présence, les autres par ses premiers essais; car, dans ces préliminaires où les athlètes préludant en se prenant par les mains, il serrait et tordait avec tant de violence les doigts de ses adversaires qu'il décidait sur le champ la victoire en sa faveur.

Les athlètes dont j'ai fait mention ne s'étaient exercés que dans ce genre; ceux dont je vais parler s'exercent dans toutes les espèces de combats. En effet, le pentathle comprend non-seulement la course à pied, la lutte, le pugilat et le pancrace, mais encore le saut, le jet du disque et celui du javelot.

Dans ce dernier exercice, il suffit de lancer le javelot et de frapper au but proposé. Les disques ou palets sont des masses de métal ou de pierre de forme lenticulaire, c'est-à-dire rondes, et plus épaisses dans le milieu que vers les bords, très lourdes, d'une surface très polie, et par là même très difficiles à saisir. On en conserve trois à Olympie qu'on présente à chaque renouvellement des jeux, et dont l'un est percé d'un trou pour y passer une courroie. L'athlète, placé sur une petite élévation pratiquée dans le Stade, tient le palet avec sa main, ou par le moyen d'une courroie l'agite circulairement, et le lance de toutes ses forces; le palet vole dans les airs, tombe et roule dans la lice. On marque l'endroit où il s'arrète, et c'est à le dépasser que tendent les efforts successifs des autres athlètes.

Il faut obtenir le même avantage dans le saut, exercices dont tous les mouvements s'exécutent au son de la flûte. Les athlètes tiennent dans leurs mains des contre-poids qui, dit-on, leur facilitent les moyens de franchir un plus grand espace. Quelques-uns s'élancent au-delà de cinquante pieds.

Les athlètes qui disputent le prix du pentathle doivent, pour l'obtenir, triompher au moins dans les trois premiers combats auxquels ils s'engagent. Quoiqu'ils ne puissent pas se mesurer en particulier avec les athlètes de chaque profession, ils sont nénmoins très estimés, parce qu'en s'appliquant à donner au corps la force, la souplesse et la légèreté dont il est susceptible, ils remplissent tous les objets qu'on s'est proposés dans l'institution des jeux et de la gymnastique.

Le dernier jour des fêtes fut destiné à couronner les vainqueurs. Cette cérémonie glorieuse pour eux se fit dans le bois sacré, et fut précédée par des sacrifices pompeux. Quand ils furent achevés, les vainqueurs, à la suite des présidents des jeux, se rendirent au théâtre, parés de riches habits, et tenant une palme à la main. Ils marchaient dans l'ivresse de la joie, au son des flûtes, entourés d'un peuple immense dont les applaudissements faisaient retentir les airs. On voyait ensuite paraître d'autres athlètes montés sur des chevaux et sur des chars. Leurs coursiers superbes se montraient avec toute la fierté de la victoire; ils étaient ornés de fleurs, et semblaient participer au triomphe.

Parvenus au théâtre, les présidents des jeux firent commencer l'hymne composé autrefois par le poète Archiloque, et destiné à relever la gloire des vainqueurs et l'éclat de cette cérémonie. Après que les spectateurs eurent joint à chaque reprise leurs voix à celle des musiciens, le héraut se leva et annonça que Porus de Cyrène avait remporté le prix du Stade. Cet athlète se présenta devant le chef des présidents, qui lui mit sur la tête une couronne d'olivier sauvage, cueillie, comme toutes celles qu'on distribue à Olympie, sur un arbre qui est derrière le temple de Jupiter, et qei est devenu par sa destination l'objet de la vénération publique. Aussitôt toutes ces expressions de joie et «admiration dont on l'avait honoré dans le moment de sa victoire se renouveèrent avec tant de force et de profusion, que Porus me parut au comble de la gloire. C'est en effet à cette hauteur que tous les assistants le voyaient placé; et je n'étais plus surpris des épreuves laborieuses auxquelles se soumettent les athlètes, ni des efforts extraordinaires que ce concert de louanges a produits plus d'une fois.

On nous disait, à cette occasion, que le sage Ghilon expira de joie en embrassant ses fils qui venait de remporter la victoire, et que l'assemblée des jeux olympiques se fit un devoir d'assister à ses funérailles. Dans le siècle dernier, ajoutait-on, nos pères furent témoins d'une scène encore plus intéressante.

Diagoras de Rhodes, qui avait rehaussé l'éclat de sa naissance par une victoire remportée dans nos jeux, amena dans ces lieux deux de ses enfants, qui concoururent et méritèrent la couronne. À peine l'eurent ils reçue, qu'ils la posèrent sur la tête de leur père, et, le prenant sur leurs épaules, le menèrent en triomphe au milieu des spectateurs, qui le félicitaient en jetant des fleurs sur lui, et dont quelques-uns lui disaient: Mourez, Diagoras, car vous n'avez plus rien à désirer. Le vieillard, ne pouvant suffire à son bonheur, expira aux yeux de l'assemblée attendrie de ce spectacle, baigné des pleurs de ses enfants, qui le pressaient entre leurs bras.

Ces éloges donnés aux vainqueurs sont quelquefois troublés ou plutôt honorés par les fureurs de l'envie. Aux acclamations publiques j'entendis quelquefois se mêler des sifflements de la part de plusieurs particuliers nés dans les villes ennemies de celles qui avaient donné le jour aux vainqueurs.

À ces traits de jalousie, je vis succéder des traits non moins frappants d'adulation ou de générosité. Quelques-uns de ceux qui avaient remporté le prix à la course des chevaux et des chars faisaient proclamer à leur place des personnes dont ils voulaient se ménager la faveur ou conserver l'amitié. Les athlètes qui triomphent dans les autres combats, ne pouvant se substituer personne, ont aussi des ressources pour satisfaire leur avarice; ils se disent, au moment de la proclamation, originaires d'une ville de laquelle ils ont reçu des présents, et risquent ainsi d'être exilés de leur patrie, dont ils ont sacrifié la gloire. Le roi Denys, qui trouvait plus facile d'illustrer sa capitale que de la rendre heureuse, envoya plus d'une fois des agents à Olympie pour engager les vainqueurs des jeux à se déclarer Syracusains; mais comme l'honneur ne s'acquiert pas à prix d'argent, ce fut une égale honte pour lui d'avoir corrompu les uns et de n'avoir pu corrompre les autres.

La voie de séduction est souvent employée pour écarter un concurrent redoutable, pour l'engager à céder la victoire en ménageant ses forces, pour tenter l'intégrité des juges; mais les athlètes convaincus de ces manœuvres sont fouettés avec des verges, ou condamnés à de fortes amendes. Les inscriptions dont elles sont accompagnées éternisent la nature du délit et le nom des coupables.

Le jour même du couronnement, les vainqueurs offrirent des sacrifices en actions de grâces; ils furent inscrits dans les registres publics des klêone, et magnifiquement traités dans une salle du Prytanée. Les jours suivants, ils donnèrent eux-mêmes des repas dont la musique et la danse augmentèrent les agréments. La poésie fut ensuite chargée d'immortaliser leurs noms, et la sculpture de les représenter sur le marbre au sur l'airain, quelques-uns dans la même attitude où ils avaient remporté la victoire.

Suivant l'ancien usage, ces hommes, déjà comblés d'honneur sur le champ de bataille, rentrent dans leur patrie avec tout l'appareil du triomphe, précédés et suivis d'un cortège nombreux, vêtus d'une robe teinte en pourpre, quelquefois sur un char à deux au quatre chevaux, et par une brèche pratiquée dans le mur de la ville. On cite encore l'exemple d'un citoyen d'Agrigente en Sicile, nommé Exénète, qui parut dans cette ville sur un char magnifique, et accompagné d'une quantité d'autres chars, parmi lesquels on en distinguait trois cents attelés de chevaux blancs.

En certains endroits, le trésor public leur fournit une subsistance honnête; en d'autres, ils sont exempts de toute charge: à Lacédémone, ils ont l'honneur, dans un jour de bataille, de combattre auprès du roi: presque partout ils ont la préséance à la réprésentation des jeux; et le titre de vainqueur olympique, ajouté à leur nom, leur concilie une estime et des égards qui font le bonheur de leur vie.

Quelques-uns font rejaillir les distinctions qu'ils reçoivent sur les chevaux qui les leur ont procurées; ils leur ménagent une vieillesse heureuse; ils leur accordent une sépulture honorable, et quelquefois même ils élèvent des pyramides sur leurs tombeaux.

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