Jean-Philippe Trottier ou la croix redressée

Jacques Dufresne

Compte-rendu de : Jean-Philippe Trottier, La profondeur divine de l’existence, préface de Charles Taylor, Médiaspaul, Montréal 2014.


Pourquoi être chrétien, demande Jean-Philippe Trottier? «Parce que la croix est tombée sur son côté, faisant basculer l’axe vertical dans le temporel et l’axe horizontal dans le transcendant, créant ainsi toute idolâtrie.»1

Redresser la croix, dans toutes les interprétations de cette métaphore, ce n’est pas seulement le sujet de son livre, c’est le sens de son être, de sa vie.

Cet homme se tient droit, jusqu’au seuil de la rigidité, comme si son corps avait compris que la station debout est la gloire de l’homme et à plus forte raison, celle du Dieu fait homme. Il parle droit aussi, au sens le plus physique du terme, il articule jusqu’au seuil d’une préciosité qu’il sait toujours éviter, ce qui le rend charmeur…ce qui fait aussi de lui un excellent animateur de radio et qui aide à comprendre pourquoi le corps a la plus grande importance dans sa conception et sa pratique de la religion.

S’il échappe à la rigidité c’est parce que sa tenue, loin d’être le simple résultat d’un conditionnement physique, est la manifestation de je ne sais quel principe intérieur. Il a de l’identité, du quant à soi. La souffrance ne l’a pas courbé, les contradictions dont il est déchiré ne l’ont pas déconstruit. Il ne rase pas les murs. Ses carcans ne l’ont pas brisé. C’est lui qui les a brisés.

Ce qu’a bien vu Charles Taylor dans la préface du livre. «Briser le carcan c’est aller au-delà d’un certain christianisme guindé et moralisateur pour recouvrer et de nouveau faire sentir à notre époque le choc du message évangélique. Pour ce faire, il faut puiser dans sa propre expérience personnelle, et c’est ce que fait Jean-Philippe Trottier.»2

Pilier de RadioVille-Marie, qui est elle-même le premier lieu de redressement de l’Église québécoise, sûr de lui, Jean-Philippe Trottier est en ce moment au Québec la figure de proue d’une Église osant manifester de la vitalité au milieu d’une déroute irréversible, selon toutes les apparences. «Pauvre témoignage, dit-il de son propre livre, dont l’auteur n’aurait pas encore compris qu’on peut bien être chrétien dans son salon, en privé, mais que la doctrine est désormais frappée d’obsolescence.»3

C’est ce contraste entre la faiblesse de sa cause et la force de son témoignage, sans la pourpre de jadis, qui retient l’attention dans son livre comme dans son travail d’animateur. Une force qui a ses racines dans une culture solide, large, vivante, alerte.

Chant du redressement ou chant du cygne ? La première fois que nous l’avons rencontré à l’Agora, il y a un peu plus de dix ans, il a, entre un article sur Gandhi et un autre sur l’Islam, annoncé un renouveau de l’Église québécoise, assorti d’une crainte d’un retour du fondamentalisme.

Dans l’article intitulé «Le philosophe-roi et le bœuf des douleurs», qui a marqué son entrée sur la scène publique québécoise, il compare Pierre Trudeau à Gaston Miron en les assimilant l’un et l’autre aux deux types opposés du colonisé. Si ses opinions politiques le rapprochent de Miron, son histoire personnelle le rapproche de Trudeau : mère anglaise, père francophone ambassadeur. Il  en est la synthèse étonnante.

Si importantes que soient les questions politiques à ses yeux, elles sont de l’ordre du relatif. Son livre est consacré à l’absolu, comme nous le rappelle l’image de «la croix tombée sur son côté et faisant basculer l’axe vertical dans le temporel.» Des clochers aux autoroutes! Descendant dans les profondeurs divines de son être, Jean-Philippe Trottier entend par là que le désir, lieu de la soif d’absolu, est constamment détourné de sa fin pour être ramené vers des paradis de l’espace et du temps qui ne peuvent que le décevoir. «L’axe horizontal, ajoute-t-il, bascule vers le transcendant, créant toute idolâtrie.» Ce qui était un bien relatif recherché comme tel devient un ersatz de l’absolu. Les deux thèmes bien contemporains du désenchantement et de l'unidimensionnalité sont ici rapprochés l’un de l’autre.

Cette image de la croix tombée sur son côté est digne de Pascal, de Gustave Thibon, de Simone Weil, de Charles Péguy, quatre auteurs qui ont marqué Jean-Philippe Trottier. En la complétant, nous rendrons encore mieux compte de sa pensée. En tombant, la croix s’est brisée au ras du sol. Elle perdait ses racines dans la terre. D’où ce besoin d’incarnation que Jean-Philippe Trottier ressent si vivement. La contradiction qui sous-tend sa vie et sa pensée n’est pas entre un corps qui tombe et une âme séparée qui voudrait s’élever hors de lui. Jean-Phillipe Trottier a détourné sa pensée de ce dualisme. Le désir est un élan de l’âme ressenti dans et par le corps. Les experts en neuroscience ne pourront jamais lui reprocher d’avoir nié ou sous-estimé le rôle du corps, ni d'ailleurs les bouddhistes, ou les musulmans à qui il rend hommage pour ce qui est de la participation du corps à la prière, ni les chrétiens africains qui s’avancent en dansant vers la table de communion.

Jusqu’où faut-il le suivre? «On rêverait d’une prière dite avec les paumes elles-mêmes, avec des battements de cœur, une respiration soutenue, une position suggestive. Priez avec le ventre, le nez, les pieds, les cheveux, le sexe, les fesses, pourquoi pas puisque tout est création divine et a vocation à chanter Dieu et à s’unifier à lui.»4

Fin psychologue, Jean-Philippe Trottier a sûrement aperçu les dérives hystériques auxquelles une telle invitation peut donner lieu. Il n’est pas assez explicite sur ce point. Au cours d’étés passés dans un village du midi de la France, je prenais grand plaisir à voir danser les gitans, mais je ne me serais pas exposé au ridicule de m’ébattre sur la piste à leurs côtés. Une culture millénaire explique l’effet magique que produit un simple frémissement de leur corps. Ce ne sont pas des individus qui dansent c’est une culture qui vibre à travers eux.

Instrumentalisé, voulu, ou simplement projeté en avant comme un idéal, toute expression corporelle perd sa grâce, son authenticité. Il y a, dit Nietzsche, «des êtres qui perdent leur dernière liberté en perdant leur esclavage.» De même, il y a des êtres qui perdent leur dernière spontanéité en perdant leur refoulement. Nos défoulements sont la copie inversée de nos refoulements, sauf, comme Jean-Philippe Trottier lui-mëme nous le donne à entendre, lorsqu’il y a changement d’ordre, de niveau. Mais alors le défoulement n’est plus un défoulement mais l’expression libre du désir et le postulat d’Hermès se vérifie : ce qui est en haut est comme ce qui est en bas.

Jean-Philippe Trottier a raison de déplorer «que la religion de l’incarnation soit devenue la religion de la correction de la matière par l’esprit»,5 mais une fois le mal fait, comment le réparer? Léopold Senghor plaignait les Européens, rationalistes et volontaristes, d’être éloignés de leurs émotions et de leurs corps et il appelait de ses vœux une civilisation de l’universel où le partage entre les émotions et la raison serait de part et d’autre plus équilibré. Hélas! il est infiniment plus facile de greffer la raison sur la vie que la vie sur la raison.

D’où cette page saisissante.« De même que la toute-puissante raison avait harnaché celui-là pour mieux le comprendre et en contrôler le fonctionnement, elle avait en même temps commencé à considérer la création comme une ressource à exploiter, un réservoir de choses bonnes réservées uniquement à la consommation humaine et non pas signifiantes et dignes en soi du fait qu'elles venaient de Dieu. Cette raison devenant la mesure de toutes choses et remplaçant subrepticement le créateur, non seulement a-t-elle divorcé d'avec la nature, mais elle s'est également séparée du corps humain pour n'en faire qu'un objet, à connaître et à soigner certes, mais d'un statut ontologique inférieur, voire inexistant. Ainsi, ce qui, au point de vue scientifique, marquait le début d'une marche conquérante, s'est accompagné d'un appauvrissement au point de vue symbolique, la matière devenant inerte ou, nous le disions plus haut, mécanique, démontable et remontable.»6

La matière inerte est remontable. La matière vivante ne l’est pas. La vie naît de la vie dans une symbiose où la beauté sert de catalyseur. C’est le sujet, à propos de la vie intérieure, du chapitre intitulé : La nostalgie entre blessure et beauté.

Je ne pourrais pas rendre justice à ce livre même si je prolongeais cet article indéfiniment. Il faudrait pour cela que je change de registre. J’ai par exemple utilisé le mot absolu à la place des mots Dieu ou Christ. C’est une façon de réduire une question religieuse à une question philosophique, alors que Jean-Philippe Trottier suit la trajectoire inverse, celle des écorchés vifs comme Pasolini, lequel  «était de ceux-là mêmes qui sont absolument libres, avec les contraintes que cela suppose. C’est lui qui m’a montré la voie du pécheur qui assume tout en lui, du plus haut au plus bas, et qui le transforme en lumière, aussi déchirante soit-elle.»7 Cette trajectoire est aussi celle des «simples qui n’ont pas pour fonction de réfléchir et d’être lucides mais de vivre en direct, pour ainsi dire, ce que d’autres théorisent et représentent.»8

La mystique est une vie en direct, une connaissance immédiate. Laissons le dernier mot au mystique :

«Le cœur brisé et broyé dont parle le Psaume 50, ce n'est pas seulement la déchirure de l'homme par où passe la lumière ; c'est aussi ce moment où l'âme, submergée par la beauté, se fissure comme du cristal et défaille dans des larmes, qui sont peut-être l'expression et le symptôme les plus fidèles de la douleur de la perte comme de la joie des retrouvailles. Toute nostalgie, lorsqu'elle aboutit à sa résolution, provoque joie et tristesse.»9

1- Jean-Philippe Trottier, La profondeur divine de l’existence, préface de Charles Taylor, Médiaspaul, Montréal 2014, p.173

2-Op.cit. p.7

3-Op.cit. p.11

4- Op.cit, p.97

5-Op.cit. p.85

6-Op.cit. p.94

7-Op.cit. p.27

8- Op.cit. p.27

9-Op.cit. p.81

 

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