Jean-Luc Gouin, un homme ivre de Hegel et du Québec

Jacques Dufresne

À propos du Hegel de Jean-Luc Gouin

Hegel De la Logophonie comme chant du signe, Québec P.U.L. 2018.

Jean-Luc Gouin, le Réjean Ducharme et le Pierre Falardeau de la philosophie.

Le Hegel de Jean-Luc Gouin est un noisetier prussien. Quiconque courra le risque de se casser les dents sur les fruits durs qui en tombent y trouvera bien des noyaux exquis, et l’attention aidant, de véritables révélations lui seront faites. Prussien et, contradiction oblige, anti prussien car il est difficile d’imaginer un livre aussi peu discipliné, aussi incorrect, aussi incongru et pourtant savant jusqu’à l’obsession dans l’indication des sources et les comparaisons avec d’autres points de vue non moins accrédités. Tout cela en apparence échevelé (l’homme est un arbre ayant ses racines dans le ciel, selon Novalis.) et pourtant léché, conformément au vœu formulé dans la première d’une multitude d’épigraphes : « Un livre tel que je le conçois doit être composé, sculpté, posé, taillé, fini et limé, et poli, comme une statue de marbre de Paros.»[1]

Une perfection qui doit être recherchée au risque de la préciosité, comme on peut le constater à la fin de ce passage du préliminaire. « Il nous apparaissait en effet nécessaire d'offrir une clé susceptible d'ouvrir la voie à une saisie véritablement compréhensive de la philosophie de Hegel. C'est en tout cas, quoique certainement présomptueuse pour tous ceux, nombreux, depuis deux siècles, qui s'y sont déjà cassé les dents, l'intention qui anime - cœur battant de cette entreprise d'investigation de l'univers hégélien - le second chapitre de ce livre. Et non d'ailleurs sans que cette division, pour le coup décisive, ne gratifiât l'escadre tout entière de son intitulat. [2]»

Gardons-nous de prendre cette gratification au premier degré. Jean-Luc s’amuse déjà de notre réaction. Comme lorsqu’il intitule ainsi un des chapitres de son livre. « Raison océane sur fond de (l’impen) sable. » Ce sable, mouvant sans doute puisqu’il est et sublimement, question de la mort dans ce chapitre, rappelle L’avalée des avalées. Jean-Luc Gouin est le Réjean Ducharme de la philosophie québécoise, ce Réjean Ducharme à qui il dédie le premier chapitre de son livre :« À la mémoire de Réjean Ducharme, à qui je ne pardonne pas de s’en être allé. »[3] Les deux personnages se ressemblent à plus d’un égard, même solitude, même marginalité, même liberté, même pauvreté sans doute, même originalité.

J’ai connu Jean-Luc Gouin il y a vingt ans, au moment où il terminait la rédaction de son premier livre Hegel ou la raison intégrale. J’ai accepté d’en écrire la préface, en dépit du fait que je ne me reconnais aucune compétence au sujet de Hegel. J’ai accepté pour la raison suivante : Dans l'introduction de ce livre, Jean-Luc Gouin nous avertit qu'il va nous parler de Hegel à la manière de Hegel. «Voilà pourquoi, sans doute, il a demandé une préface à un an-hégélien, plein de méfiance et de réserve à l'égard du grand penseur allemand, obscur à ses yeux ; plein de préjugés aussi. Négativité oblige ! »

Jean-Luc était déjà ivre[4] de Hegel à ce moment. Imaginez cette ébriété après deux autres décennies consacrées à l’escalade de ce Mont Blanc, devant lequel le Maître aurait dit « So ist, c’est ainsi. » Hegel escaladant en rêve le Mont Blanc, Jean Luc Gouin rêvant d’escalader Hegel, avec Jacques Brel comme guide : « On ne réussit qu’une seule chose : on réussit ses rêves. » [5]

Première impression : tout ce qui lui passe par la tête lui passe aussi par la plume. Vrai et faux en même temps. Tout est si bien rangé dans sa tête qu’il s’agit d’une spontanéité étudiée, comme lorsqu’il cite ce mot d’Alain après une allusion à Jacques Parizeau. « Ce que signifie la logique de Hegel c’est que la logique ne suffit pas. » [6]

Philosopher c’est penser la totalité, pourrait-on faire dire à Hegel s’il ne l’a pas dit en ces termes. Pour être au diapason, Jean-Luc Gouin présente Hegel en se présentant lui-même dans sa totalité, « aux femmes qui m’ont instruit de les avoir aimées, »[7] combinant tous les genres littéraires, tous les niveaux de langage sur son orgue à cinq claviers, mêlant allègrement la culture savante et la culture populaire. Platon cite les poètes qui meublaient ses propos de banquet, moi Jean-Luc Gouin, je cite Félix (Leclerc), Gilles (Vigneault), Jacques Brel, Françoise Hardy : « l’unique, l’éminente, la souveraine Françoise Hardy, […] l’indicible, sinon la vaporeuse Françoise Hardy berçant (dans II voyage) mon âme d’enfandolescent de soixante automnes. »[8]

Lecteurs des sociétés savantes, reportez à plus tard, je vous en prie, la décision de refuser à Jean-Luc Gouin la subvention qu’il n’aura jamais et qu’il n’a sans doute jamais eue. Ne prenez pas ses calembours pour une rupture avec le sérieux de la science, voyez-y plutôt le signe de la liberté absolue de celui qui n’a rien à perdre. Il vaut la peine. La peine de le lire devient un plaisir avec l’usage. Après deux mois de fréquentation intermittente du livre-- je n’en e recommande pas la fréquentation assidue- j’en suis à m’amuser en suivant les indications de l’excellent lexique. Contenant des centaines d’entrées, il transforme le livre de Jean-Luc Gouin en une encyclopédie personnelle qui, soit dit en passant, pourrait satisfaire des chercheurs de grands livres et de grands auteurs.

Le domaine skiable de Jean-Luc Gouin

L’image de l’orgue à 5 claviers est juste, mais c’est le domaine skiable qui constitue le contexte métaphorique idéal pour descendre le Mont Hegel de Jean-Luc Gouin après en avoir atteint le sommet par le moyen moderne d’un remonte-pente. Voici le tableau des pistes¨ :

1-La descente hors-piste

2-La piste des chansonniers

3-La piste des poètes

4-La piste des penseurs

5-La piste des experts

La descente hors-piste

« À la mémoire du très regretté Jacques Parizeau (1930-2015)

Remarquable artisan de la libération du pays à venir. »[9]

Qu’est-ce que cet ex-Premier ministre québécois peut évoquer pour un lecteur de Louvain ou de Berlin ? Le raisonnement du quichotesque Jean-Luc Gouin semble être le suivant : les petits pays restent petits, parce que se sachant inconnus, ils n’osent pas dire ce qu’ils sont, ce qui est une méthode infaillible pour demeurer petits et inconnus. Ailleurs dans le livre, il est question de Pierre Falardeau cinéaste reconnu pour ses convictions indépendantistes. Jean-Luc Gouin est aussi le Pierre Falardeau de notre philosophie. Le dire dans un livre sur Hegel n’est pas une digression, mais une façon de dire Hegel, pour qui un État digne de ce nom s’inscrit comme fin dans une rationalité historique.

Associer l’indépendance du Québec à Hegel c’est aussi, pour Jean-Luc Gouin, souligner ce lien nécessaire entre le particulier et l’universel : « Dans un ouvrage éclairant sur une période psychologiquement aussi bien que philosophiquement «agitée» de la vie de Hegel (qui aide en outre à comprendre combien sa propre réflexion l'a entraîné dans un vertige qui a failli le faire basculer là où, moins heureux, a sombré Nietzsche en 1889), Bernard Bourgeois fait remarquer que l'«abandon» à l'universel c'est « non pas s'identifier à lui par la négation abstraite de la particularité; c'est au contraire s'identifier à lui en affirmant cette particularité en sa concréité de moment de l'universel, c'est retrouver et affirmer l'universel à partir et au sein de sa particularité ainsi prise au sérieux». [10] Bernard Bourgeois est l’un des spécialistes les plus réputés de Hegel en France.

La piste des chansonniers

Les nombreuses citations de chansonniers, qui m’ont d’abord dérouté, ont fini par m’enchanter. Nous comprenons toujours les textes les plus difficiles en les ramenant à des images ou des idées qui nous sont familières. Le mythe de la caverne ou celui d’Er, des contes pour enfants, aident à comprendre les passages difficiles de la République de Platon. Jean-Luc Gouin fait appel aux passages inspirés des meilleurs chansonniers pour mettre son lecteur dans l’atmosphère des grandes intuitions de Hegel. Les deux messages cohabitant dans sa vie quotidienne, pourquoi s’interdirait-il de les associer dans son livre ?

Voici donc Diane Dufresne et Luc Plamondon, le compositeur de la chanson suivante, sur les pistes de Hegel et de Schopenhauer ?

ON FAIT TOUS DU [LE MEME] SHOW BUSINESS

…Vous êtes tous de grands acteurs

Vous êtes tous de grands athlètes

Mais quand on vous touche au cœur

Vous êtes tous des marionnettes[11]

Coup de tonnerre dans le portique de Hegel, qui affirme sans sourciller que tout ce qui est rationnel est réel et que tout ce qui est réel est rationnel. Mais non, réplique Diane, se faisant ainsi la prophétesse du sens commun : j’ai été assez souvent la marionnette de mes passions pour comprendre qu’il y a une large part d’irrationnel dans le réel. Diane tu chasses dans la mauvaise forêt, pourrait-on  lui répondre dans le style de Jean-Luc Gouin  « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », avait écrit Pascal et le même Pascal : « le cœur suit sa raison en s’adonnant au plaisir »   Hegel ira plus loin encore par-delà le dualisme matière/esprit.« : «Le penser est l'acte de se joindre dans l'Autre avec soi-même - la libération [...] En tant que sentiment cette libération s'appelle: amour, en tant que \ jouissance :.félicité »[12] Et voici comment, dans une note, Jean-Luc Gouin rattache Gaston Miron à Diane Dufresne par l’intermédiaire de Hegel.« Ouvre-moi tes bras que j'entre au port », implore l'essentiel Miron de La Marche à l'amour. »[13]

Ici, la chanson citée, celle de Diane Dufresne, est une provocation. Ailleurs elle éclaire des passages difficiles de Hegel.

Après Diane Dufresne, Gilles Vigneault. Cette fois, la lumière émane de Hegel pour donner tout leur sens à des paroles de Vigneault et dans le même mouvement pour dire en quoi consiste la dignité humaine.

« L’homme, écrit Hegel, n’est fin en soi que par le divin qu’il porte en lui. C’est ce que nous avons appelé au début : Raison. Et puis, pour désigner l’activité se déterminant ellemême de la Raison : Liberté »[14]

Entrée en scène de Vigneault : « Il semble bien que le grand Gilles Vigneault voie juste lorsqu’il nous rappelle avec tendresse qu’on met beaucoup de temps, on fait beaucoup de pas, on dit beaucoup de mots, on fait beaucoup de choix, pour revenir apprendre qu’on s’en allait chez Soi. »[15]

« Ce qui est exagéré est insignifiant. » De toute évidence, Jean-Luc Gouin n’a pas été ramené à la mesure par cette flèche de Talleyrand. Tous les bardes qu’il cite sont grands et parfois éminents. Il en ainsi de Hegel et de la plupart des autres auteurs cités. Comment expliquer cette pensée au superlatif chez un être qui a un sens aigu de la contradiction et qui admire Cioran ? Par l’hypertrophie d’un moi qui l’autorise à déclarer qu’une chose est grande du seul fait qu’elle lui plaît ?  N’est-ce pas plutôt le signe d’une vitalité et d’une approbation affective exceptionnelles ? Un trait de l’âme allemande dont il est si proche.  Schön ! Je crois plutôt qu’il s’agit d’un choix bien réfléchi :  quand on a, comme lui et comme Hegel, une si haute idée de la raison et quand on constate à quel point elle tarde à se manifester dans sa plénitude, comment ne pas magnifier la moindre de ses émergences ? Ces émergences l’émerveillent comme un rêve qui s’est enfin réalisé :

« Tu m’émerveilles comme un rêve

Qui s’est enfin réalisé

Et tu me fais mal comme un rêve

Dont il va falloir m’éveiller

[…] Car il croit que l’amour peut tuer

Françoise Hardy, Rêve [1971] et Clair-Obscur [2000]

La piste des poètes

«Et comme un œil naissant couvert par ses paupières

Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres »

Gérard de Nerval, « Vers dorés » (Les Chimères)

 

« Mais pour sucer la moelle il faut qu’on brise l’os »

Théophile Gautier, Albertus, cxxii

Jean-Luc Gouin avertit ainsi son lecteur au début du livre qu’il lui faudra chercher la raison et donc l’esprit dans la dure matière et que pour cela il lui faudra courir le risque de se casser les dents en brisant l’os. L’esprit qui s’accroît sous l’écorce des pierres, c’est aussi la liberté telle que la comprend Hegel, nécessité en même temps que choix, dépassement d’une limite, sans laquelle aucun dépassement et donc aucune liberté ne sont possibles. « Quelque-chose n’est ce qu’il est que dans sa limite et par sa limite. »[16]

Occasion de rappeler que la suppression des limites dans la vie des enfants n’est peut-être pas la meilleure façon de les initier à une liberté qui est un difficile engagement, une déchirante traversée de la matière. « La liberté saute d’abord du train et c’est au milieu du saut qu’elle se nomme. »[17] dira le poète Pierre Perrault.

Sans doute est-ce là, selon Jean- Luc Gouin, ce que les Québécois n’ont pas su faire à l’occasion des deux référendums où on les invitait à sortir du train. Un libéralisme du genre Le meilleur des mondes leur a ensuite indiqué une façon plus facile, mais aussi plus illusoire de se libérer. À ce propos, Jean-Luc Gouin emprunte ce commentaire à Frantz Omar Fanon dans les Damnés de la terre : « La ‘chose’ colonisée devient homme dans le processus même par lequel elle se libère. »[18]

La piste des penseurs

Par penseurs j’entends ici les philosophe au style clair comme Montaigne, Pascal et plus près de nous Nietzsche, George Bataille, McLuhan, Onfray. Par la façon dont il les fait participer à sa totalité, Jean Luc Gouin se rapproche du modèle commun. Je remarque toutefois que dans ce cas, son cher Québec est absent, à l’exception de Bourgault, Vallières, Falardeau et Vadeboncoeur « Fiers de leur nom, Pierre de leur prénom, frères du combat de la liberté » mais ce jeu de mots sera le seul hommage auquel ils auront droit. Fernand Dumont, J.P. Desbiens, G. Bouchard, ont absents.

Nietzsche a droit à tous les honneurs. Voici un passage typique des notes qui constituent plus de la moitié du livre. « La liberté ne veut pas de ceux qui se contentent de vivre mieux », nous chantait Claude Léveillée dans son émouvante et très belle Blanche Liberté ; laquelle au surplus évente des accents tout à fait hégéliens par le biais de ce vers intimant que « la liberté te sera rendue le jour où tu seras tout nu ». Autre façon, idem combat : « La puissance en tant que puissance absolue ne signifie pas la maîtrise sur l’autre, mais la maîtrise sur soimême (Die Macht als absolute ist dagegen nicht Herr über ein anderes, sondern Herr über sich selbst). »[19] . Ce qui en dernière analyse se traduit, chez le jeune Hegel de Iéna tout autant que chez le sexagénaire de Berlin, la capabilité (capabilis) d’affronter la mort – seul et nu : « La preuve absolue de la liberté, dans le combat de la reconnaissance, est la mort / Der absolute Beweis der Freiheit im Kampfe um die Anerkennung ist der Tod. » [20]. Si près de Hegel à tant d’égards, nonobstant le ciselé du discours, Friedrich Nietzsche ne pensait pas autrement : « Nous ne goûtons notre béatitude, écrivaitil en effet, qu’au moment où notre péril est à son comble » (Jenseits von Gut und Böse, [1886]). « Le ‘beau moment’ entre avoir peur et aller jusqu’au bout », solfierait ici le Jean-Pierre Ferland de La route 11 de 1971.[21]

La route 11 conduit de de J. P. Ferland à Michel Onfray que Jean-Gouin a jugé digne d’une lettre un peu obséquieuse, reproduite dans son livre, avec la réponse aussi casssante que concise et bâcleé du Français, sic :

« Merci pour votre mail et le soin particulier que vous mettez au dialogue je ne suis pas un dévot de Hegel et, ne le prenez pas mal, hegel (sic) n’est pensable ou possible, comme heidegger ou kant, husserl ou lacan, que sur le mode de l’adhésion totale, ou du refus l’adhésion suppose l’adoption du vocabulaire nébuleux, inutilement compliqué qui cache finalement, schopenhauer l’avait bien vu, une petite souris qui est tout bonnement… la religion de luther… la grosse montagne accouchant de cette petite souris ne m’impressionne pas. »[22]

J’avoue que j’ai été tenté d’applaudir, mais c’est l’honnêteté intellectuelle de Jean-Luc Gouin qui a retenu mon attention, une honnêteté qui le pousse à citer cet autre mot assassin de Schopenhauer « Hegel met les mots, le lecteur doit trouver le sens » [23]

La réplique ne tardera pas et elle cerne bien les deux seules attitudes possibles devant Hegel :

« Non ! on ne supporte pas Hegel. En effet. Moi non plus, au demeurant. Sauf qu’il existe deux voies seulement, à mes yeux, par lesquelles ce « refus » peut s’exprimer : soit en le considérant de haut (sans le lire vraiment, ou totalement, ou loyalement, bref en l’escamotant par une forme d’Aufhebung bâclée sinon bâtarde : « négation » stérile, ou « néant nul / nichtiges Nichts » selon Heidegger, qui n’aura tiré aucun enseignement de la rudesse de son geste) ; soit par légitime défense, comme en réaction à un formidable coup de poing reçu en plexus solaire (et qui me fait mourir de ne pas mourir, geindrons-nous à la manière de Thérèse d’Avila). En outre l’erreur, car erreur il y a, de mon avis, c’est que nous nous entêtons à confondre la thèse et son auteur, l’objet et le messager. Le medium et le message, ainsi que dirait l’autre. De Toronto. Dans une galaxie près de chez moi. Voire, le chercheur et la bactérie. La raison n’est pas plus hégélienne qu’elle n’est de chocolat. Ou de cachemire (le tissu). Ou de Jersey (le lieu). La raison que nous présente Hegel n’est pas sa raison (j’aurais presque envie de bafouiller l’idée qu’à l’exemple du petit bonheur de Félix Leclerc, il l’a trouvée, gisante, au bord du fossé… et que depuis ce jour, depuis qu’il l’a langée de son verbe, la communauté pensante s’efforce de changer de trottoir lorsqu’elle croise une fontaine ou une jolie fille. »[24]

 La piste des experts

De cette piste, sur laquelle je ne m’aventurerai pas, mon flair me dit qu’elle est bien damée, vers le bas surtout où un chapitre de 60 pages lui est consacré sous le titre de Sous la coupe des coups et la loupe des loups. S’ils apprennent à s’amuser des excentricités du livre plutôt que de s’en offusquer, les experts oseront le citer et ils auront mille bonnes occasions de le faire. Ils seront en tout cas reconnaissants à Jean-Luc Gouin d’avoir remis à sa juste place Francis Fukuyama, l’auteur qui a été le plus associé à Hegel sur la place publique mondiale au cours des dernières décennies, grâce au succès de La fin de l’histoire ou le dernier homme, paru peu après la chute du mur de Berlin.

« Francis Fukuyama : De l’impudence en guise de mode de connaissance –. L’opportunité nous est ici offerte d’en venir à ce que nous appelons la faiblesse nodale, au plan méthodologique, de l’essai de facture typiquement américaine de M. Fukuyama, c’està-dire : un texte qui joue sur la séduction de ses thèses plus que sur la solidité de l’argumentation. C’est à se demander si les intellectuels étatsuniens (le phénomène s’avère suffisamment fréquent pour y discerner un trait de société, sinon une rature, rédhibitoire) ne se persuadent pas avec entrain que l’on « vend » les idées à la manière des Macdos ou des Mercury sur pneumatiques (modèle « Mystique » en première instance…). Incidemment, ce bouquin prétendait s’inspirer de Hegel alors que l’unique référence au philosophe provient d’une note – une seule ! de bas de page… – d’une “interprétation” d’Alexandre Kojève tirée de ses cours des années Trente. Et tout cela en traduction anglaise, on ne s’en étonnera guère. Un penseur allemand du début du XIXe siècle ‘décodé’ par le biais de quelques lignes adventices (que dis-je ? : quelques lexèmes) issues, plus de cent ans plus tard, d’une apostille rapportée d’une leçon d’un professeur russe devenu citoyen français réfléchissant dans la langue de Voltaire. En conséquence, soyons clair et levons toute ambiguïté : Quant à nous, Francis Fukuyama ce n’est rien moins que l’homme qui a vu l’homme qui a peut-être vu l’homme qui pense avoir vu la licorne. En termes succincts : son ouvrage est à la pensée de Hegel ce que nos travaux personnels sont à Madonna ou à l’église de scientologie. » (p.107)

Si les experts doutent encore de l’intérêt que le livre présente pour eux, je leur recommande de lire le dossier consacré à Marx et Merleau-Ponty à la fin du livre. Ils y découvriront un Gouin fréquentable, d’une rigueur presque conformiste qui a dû plaire à son éditeur. Dans Humanisme et terreur, Merleau-Ponty écrit : « Nous n’avons pas le choix entre la pureté et la violence, mais entre différentes sortes de violence. » [25]. Jean-Luc Gouin transforme cette affirmation en question. Ce qui m’incite à le remercier de m’avoir appris ce beau mot de Heidegger : « Das Fragen ist die Frömmigkeit des Denkens, La question est la prière de la pensée.»  

Ma conclusion sera ce jugment de Jean-Luc Gouin sur Hegel :

 « En définitive, Hegel n’a pas tant cherché à construire un système qu’à déconstruire chacune des abstractions se présentant sur le chemin du penser . Tel le Christ congédiant les marchands du temple, le philosophe s’est efforcé de libérer la raison de ses fausses certitudes, et l’homme des fantômes qui hantent son insatiable désir de posséder la Pierre philosophale qui détiendrait le secret de tous les savoirs. Il s’agit certes d’une déconstruction, puisque sur le chemin du système hégélien nous est révélée sous de multiples formes la constante insuffisance de tout donné. Ce qui reste comme en précipité de cette exploration dans nos croyances, certitudes et errances, c’est justement le sens logique de la nécessité de leur révocation. Hegel à notre avis n’a donc pas, ainsi qu’on le croit fréquemment, ontologisé une logique : il découvre plutôt celleci comme le phénix dans les cendres toujours fumantes de nos sempiternelles et harassantes aliénations. » [26]

Autre page qui illustre bien le livre :

 « ''C’est à peine s’il se reconnaît.
Et aussitôt de tous ses sens, il voudrait
Se dissoudre à nouveau dans la nature immense''.

L’homme serait donc cette plaie ouverte à la recherche du baume cicatrisant. Dans son animalité comme dans ses élans divins, dans les camps d’Auschwitz comme dans le baiser (ou la braise) des amants, ‘’ l’homme a taille d’homme ‘’ dit Vigneault. C’est lui-même qu’il cherche de travers à travers ses dires, ses silences, ses révoltes, ses servitudes, ses amours et ses haines – comme sangs mêlés, pour plagier Gilles à nouveau. Chacun, au plus intime de soi, refusant de n’être qu’une passion inutile, cherche à se re‑faire le monde pour y trouver par-delà comme un trésor et un secret : sa propre signification.

Est-ce raison ou est-ce émotion ? Est-ce le ou les sens ? Est-ce esprit ou chair ? L’effectif est-il affectif ? Poser le problème du sens en ces termes nous renvoie derechef à un dualisme de perception mais non de jure. S’inspirer du « penser » de Freud, par exemple, pour réduire la rationalité à son échafaudage pulsionnel, passe outre au véritable problème, à savoir la logique précisément du lien obligé et insécable entre rationalité et pulsion : La « grande raison du corps » que Nietzsche lance non sans condescendance à l’esprit de nos bonnes petites philosophies proprettes, c’est encore une raison. La blessure béante exposée à la solitude, à l’absurde et à la mort reste transie par cette logique infernale qui l’habite au tréfonds, et dans sa  chair et dans ses dieux. Une raison s’incarne. Un corps obéit à des lois.»[27]

 



[1] Alfred de Vigny, Journal

[2] Hegel De la Logophonie comme chant du signe, Québec P.U.L. 2018, p.13

[3] Ibid., p.3

[4] Hegel betrunkener Mensch. Un homme ivre de Hegel Nous n’abusons pas de la langue allemande dans nos pages. Elle s’impose ici parce que, dans ce livre, léger d’autre part, les citations en allemand savant surabondent, avec des traductions souvent reportées vers un bas de page lui-même débordant. Dans mon souvenir, Hegel avait présenté Spinoza comme un Gott betrunkener Mensch, un homme ivre de Dieu, comme lui.  Vérification faite, le mot est de Novalis, poète romantique sur lequel Hegel avait des réserves, selon Jean-Luc Gouin. En me livrant ainsi à des associations libres de mots et d’idées à son sujet, j’illustre une des principales caractéristiques de son livre.

[5] Ibid., p.13

[6] Ibid., p.164

[7] Ibid.,p.122

[8] Ibid.,p. 149

[9] Ibid., p.164

[10] Hegel à Francfort, ou Judaïsme, Christianisme, Hégélianisme. Paris, J. Vrin, 1970, p. 76.

[11] Hegel De la Logophonie comme chant du signe, Québec P.U.L. 2018, p.150

[12] Ibid., p.142

[13] Ibid., p.142

[14] Ibid., p.199

[15] Ibid., p.200

[16] Ibid., p.86

[17] Ibid., p.219

[18] Ibid., p. 219

[19] Ibid., p.86

[20] Ibid., p.86

[21] Ibid., p.87

[22]  Ibid., p.227

[23] Ibid., p.235

[24] Ibid., p.235

[25] Ibid., p.278

[26] Ibid., p.169

[27] Ibid.,  p.141

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