Jacques Languirand, passoire ou passeur?

Jacques Dufresne

« J’ai beaucoup travaillé pour vous donner l'envie, le goût, la curiosité de lire, de voir, d'entendre ce qui se passait à l'extérieur de nous, mais aussi à l'intérieur de soi, là où on peut parfois trouver des ombres, mais souvent, également de la lumière. J'ai essayé de vous éclairer sur les temps qui venaient avec mon cœur, avec mon âme et j'espère y avoir un peu contribué. Je vous aime et je ne vous oublierai jamais. »1

De tous les communicateurs en position de faire écho aux travaux de l’Agora dans les médias, Jacques Languirand2 est celui qui a fait preuve de la plus grande et de la plus fine attention à notre endroit. Nous lui en sommes d’autant plus reconnaissants que ses commentaires, toujours favorables, étaient pour nous des raisons de persévérer dans une aventure de longue portée semée de doutes sur l’intérêt qu’elle suscitait.

Invariablement, quand nous ne pouvions pas être à l’écoute de son émission, des amis nous téléphonaient pour nous dire, dans l’enthousiasme : Languirand parle de vous en ce moment! Il en est résulté des rapports amicaux entre nous. Au cours du dernier tiers de sa vie, nous avons échangé de nombreux courriels et nous nous sommes rencontrés à quelques reprises, tantôt chez lui, tantôt chez moi.

Sa bienveillance à notre endroit n’allait pas de soi. Au cours de la décennie 1980, dans un article du Devoir ou de La Presse, je ne me souviens plus, je lui avais reproché de se complaire dans un rôle de gourou. Cela aurait pu indisposer un personnage public enlisé dans son moi. Il était déjà le papillon sorti de sa chrysalide. Il m’a dit un jour que mes propos avaient eu une influence heureuse sur lui.

On le présente souvent comme un grand communicateur. Pour conserver l’estime d’un large auditoire pendant 43 ans, à raison de deux ou trois heures par semaine, les samedis soir, il faut pressentir avec lui, et souvent avant lui, l’orientation de leurs intérêts. Auparavant, les guides spirituels des Québécois s’étaient adressés à eux du haut d’une chaire, Languirand comprit qu’il devait leur parler depuis sa chaise, mais sans renoncer à un rituel, lequel prit la forme d’une alternance de textes et de musiques en consonnance ponctuée de rires qui masquait parfois, pour certains, la finesse du sourire dont le même homme était capable. Quel pédagogue! Jamais blasé, si fatigué qu’il puisse être, communiquant d’abord émerveillement et enthousiasme avant de s’arrêter aux idées. Et libre, libre! Évitant par ses choix variés de s’ennuyer lui-même et d’ennuyer ses auditeurs. « L’ennui naquit un jour de l’uniformité ». Il possédait cette vérité comme par instinct. Ce qui lui permit de pratiquer ce gai savoir si cher à Nietzsche. Il légitimait ainsi cette culture en dialogue des salons et des places publiques qui a toujours servi de terroir, de prélude…et de garde-fou à la science méthodique.

Il fut sans l’ombre d’un doute un excellent communicateur, mais cet éloge est un peu réducteur. On peut hélas! bien communiquer n’importe quoi. À force de regretter, avec une ironie toute socratique, de ne pas avoir de diplôme, il nous a fait oublier qu’il avait gagné en liberté ce qu’il avait perdu en spécialisation, en largeur ce qu’il donnait l’impression d’avoir perdu en profondeur. Que sais-je ? Languirand rappelle aussi à Montaigne, par ses aveux d’ignorance, mais également par sa façon de zigzaguer à travers des auteurs en l’absence de toute logique apparente.

Il est certes resté à la surface de bien des thèmes, de bien des livres. Il pouvait donner l’impression de n’être qu’une passoire, mais c’était peut-être pour occulter le fait qu’il était un passeur, un passeur d’idées présentant un haut degré de cohérence. Dans le chaos où il semblait se complaire, il creusait un canal dans une direction bien précise, celle de la vie, de l’incarnation.

Il devint ainsi dans la société québécoise le témoin par excellence d’une transition sans rupture aliénante avec le passé. Transition d’une spiritualité rigide liée à une religion autoritaire vers une spiritualité fluide et œcuménique, si l’on peut dire. Cette transition locale en masquait une autre, universelle, celle de l’antagonisme, dans la sphère de la croyance, entre diverses religions et diverses spiritualités, vers une opposition entre deux grand pôles : d’un côté, le pur matérialisme (qui est aussi le plus souvent un pur mécanisme), avec ses solutions techniques à tous les problèmes, y compris ceux de la planète, et de l’autre côté, la présence d’une seconde dimension, appelons-là l’esprit, s’incarnant dans la matière et agissant sur elle.

Il y a cinquante ans, au début de l’émission Par quatre chemins, la croyance (en l’esprit) étant encore majoritaire, le débat public portait surtout sur les diverses formes d’interaction entre l’esprit et le corps, entre l’esprit et la matière en général. Aujourd’hui, il porte surtout sur l’intelligence et la conscience des robots.

Holisme et réductionnisme

Dans le camp des croyants toutefois, le débat sur les interactions entre l‘esprit et la matière se poursuit et l’on peut penser que l’avenir dépendra de l’orientation que prendront les courants dominants. Dans quelle mesure Languirand a-t-il été porté par le Nouvel Âge? Dans quelle mesure l’a-t-il porté? Et qu’est-ce que le Nouvel-Âge?

Vers le milieu de la décennie1960, au moment de la guerre du Vietnam, une secousse sismique polymorphe (à la fois intellectuelle, spirituelle et psychologique) frappa la Californie, puis ensuite le reste de l’Occident Au cours de la décennie 1970 mes travaux à la revue Critère et, et vers la fin de la décennie, ma chronique dans Le Devoir, me permettaient d’entrevoir les nouvelles tendances. Un jour, j’ai reçu, dans ma lointaine campagne, la visite d’un jeune lecteur montréalais. Il avait rapporté de New York, un livre lancé la veille (1980), sous le titre de Aquarian Conspiracy. Il tenait à me remettre de main à main la version anglaise, tant il était persuadé que ce livre était prophétique… et si important que je devais selon lui le commenter immédiatement. Ce livre parut peu après en français (1981) sous le titre Les Enfants du Verseau, et demeura longtemps sur la liste des best sellers, des décennies peut-être. Il célébrait ce que l’on appelait déjà « un changement de paradigme », en l’occurrence le passage du réductionnisme à l’holisme, de la causalité linéaire à ce que Fernand Séguin, au même moment, appelait « la causalité réticulaire », en réseau, en système, ce qu’on appelle aujourd’hui complexité, suite notamment aux travaux de l’un des maîtres à penser de Jacques Languirand, Edgar Morin.

Ce livre dut son succès à deux choses qui ont fait toute son ambiguïté : le juste pressentiment de la nécessité d’un changement profond à l’échelle planétaire… et une pensée magique. Dans Les Enfants du Verseau, Marilyn Ferguson écrit, avec une déconcertante naïveté : « Pour la première fois, l'humanité a accès au panneau de contrôle du processus de changement ». En plus de confondre mystique et mécanique, elle donnait ainsi l’illusion que le changement de paradigme en voie de réalisation à ses yeux provoquerait par sa seule vertu une grande mutation des âmes, dispensant les individus de l’effort d’une conversion intérieure personnelle. Adhérer au nouveau paradigme c’était comme entrer dans un corps mystique3.

Peu de temps auparavant Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des mondes s’était exilé en Californie, où il fit l’expérience des drogues du moment. Quelle signification précise les drogues eurent-elles dans la vie et l’œuvre de tant d’intellectuels de cette époque, dont Jacques Languirand?

Les Enfants du Verseau ont été en quelque sorte la bible de la Californie de la seconde moitié du XXe siècle. Si le Québec est devenu une Californie du Nord, c’est en grande partie à cause de Jacques Languirand. En ce moment la Californie du Sud semble résolument engagée dans la voie du matérialisme, du transhumanisme plus précisément. Où en était Languirand dans tout cela à la fin de sa vie? Tout indique qu’il avait pris la direction opposée, comme le montre son attachement à la Terre et un sens de la limite, de l’abandon qui sont à l’extrême opposé de la volonté de puissance des transhumanistes. J’en veux pour preuve ce dernier entretien avec Joël Le Bigot4.

Pour ce qui est de l’holisme et de la pensée complexe qui l’accompagne, il faut noter que s’il s’est d’abord manifesté dans la culture populaire, il s’est imposé aussi dans la culture savante, si bien qu’aujourd’hui il est au programme du Forum de Davos, le dernier bastion qu’une telle idée pouvait investir. La culture populaire aurait-elle précédé la culture savante? Cela ajoute quelque chose d’essentiel à la portée de l’œuvre de Jacques Languirand. Il faut espérer que Radio-Canada achèvera la mise en ligne des émissions. L’affrontement entre les partisans de la géo-ingénierie et les amis de la Terre pourrait devenir violent dans les années à venir. Le libre accès à la pensée de Languirand prendra toute son importance dans ce contexte. Car si on l’oublie lui aussi, comme on a déjà oublié Pierre Dansereau, il n’y aura ici aucun passé d’où l’on puisse tirer une inspiration capable de faire contrepoids à une motivation tournée vers un avenir à la merci des seules solutions techniques.

Notes

1 Jacques Languirand, dernière émission 
http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/652119/adieux-jacques-languirand
2 https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/samedi-et-rien-d-autre/segments/chronique/56629/jacques-languirand-mort-souvenirs-de-joel-le-bigot-et-edgar-fruitier-languirand-homme-de-theatre-absurde
https://www.lesoleil.com/archives/jacques-languirand-le-chemin-le-moins-frequente-0dbf7ac0417e3750d818e631efe19f07
3  Marilyn Ferguson, Les Enfants du Verseau. Pour un nouveau paradigme, Paris, Calmann-Lévy, 1981, p. 23.
4  http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/652119/adieux-jacques-languirand

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