Céline et Semmelweis

Jacques Dufresne

Parmi les biographes de Semmelweis, il y aura l'un des plus grands écrivains français du XXe siècle, Louis-Ferdinand Céline, auteur du Voyage au bout de la nuit. Céline, de son vrai nom Louis Destouches, était lui-même médecin. Il consacra à Semmelweis à la fois sa thèse de doctorat et son génie naissant.

De Budapest où il est né en 1817, Semmelweis s'expatrie à Vienne, où il suit les traces de deux de ses illustres compatriotes, Skoda et Rokitansky, en choisissant la carrière médicale. En janvier 1846, il est nommé professeur assistant dans une maternité de l'Hospice général de Vienne. Deux maternités se font alors concurrence dans cet hôpital, celle du professeur Klin dont Semmelweis est l'assistant et celle du professeur Bartch. Chez ce dernier, ce sont des sages-femmes qui pratiquent les accouchements, tandis que chez Klin ce sont des internes, de futurs médecins.

Ces cliniques ont ceci de particulier qu'elles détiennent un taux très élevé de mortalité par fièvres puerpérales. Ce taux est le suivant: 28% en novembre 1842, 40% au mois de janvier suivant. Au même moment, le taux est de 18% dans des services équivalents à Paris, de 26% à Berlin, de 32% à Turin.

Céline note à ce propos que ce sont les malheureuses femmes ayant accouché dans cet hôpital qui mirent Semmelweis sur la bonne piste.« De leurs anxieuses confidences, Semmelweis apprit que si les risques de fièvre puerpérale étaient chez Bartch considérables, chez Klin, pendant certaines périodes les risques de mort équivalaient à une certitude.Ces données, qui étaient devenues classiques parmi les femmes de la ville, constituèrent dès ce moment le point de depart de Semmelweis vers la vérité.»1

La rumeur publique était plus proche de la vérité que les professeurs de la faculté.
Semmelweis refuse obstinément les hypothèses officielles. Et quand autour de lui on crie hurrah! parce qu'on croit tenir l'explication, le manque de délicatesse des internes, Semmelweis réclame des preuves. Il obtient que les internes passent dans le service de Bartch et les sages-femmes chez Klin. La mortalité par puerpérale passe immédiatement à 27% chez Bartch, 18% de plus que le mois précédent. Et ce dernier s'empresse de mettre fin à l'expérience.

Il faut préciser que Semmelweis avait, à la dernière minute, hésité à se lancer dans la carrière médicale. Il avait cessé de croire en cette médecine qui lui paraissait trop théorique et trop abstraite. C'est sa compassion pour les femmes qui en étaient réduites à accoucher dans les services de Klin qui l'incita à persévérer dans la carrières médicale.

L'admission des femmes « en travail» se faisait alors par tour de vingt-quatre heures pour chaque pavillon. Ce mardi, quand quatre heures sonnèrent, le pavilion Bartch ferma ses portes, celui de Klin ouvrit les siennes...

« Une femme, raconta plus tard Semmelweis à propos de sa première journée de travail, « est prise brusquement, vers cinq heures de l'après-midi, de douleurs dans la rue... Elle n'a pas de domicile... se hâte vers l'hôpital et comprend aussitôt qu'elle arrive trop tard... la voici suppliante, implorant pour qu'on la laisse entrer chez Bartch au nom de sa vie qu'elle demande pour ses autres enfants... on lui refuse cette faveur. Elle n'est pas seule ! A partir de ce moment, cette salle d'admission devient un bûcher d'ardente désolation, où vingt familles sanglotent, supplient... entraînant souvent et par force la femme ou la mère qu'ils amenaient. Ils préférent presque toujours la faire accoucher dans la rue, où les dangers sont vraiment beaucoup moindres.»2

Semmelweil pressent que c'est seulement en se soumettant à l'observation des faits qu'il cessera d'être complice d'une souffrance qui lui est intolérable. Mais les faits sont toujours désespérément les mêmes: des taux de mortalité oscillant entre 15 et 40%. Après quelques mois, qui parurent des millénaires à Semmelweis, une première lueur apparaîtra toutefois au fond de ces sombres statistiques: "On meurt plus chez Klin que chez Bartch». La seule différence entre ces deux maternités, note en tremblant Semmelweis, c'est que les accouchements sont faits par des sages-femmes chez Bartch et par des internes chez Klin.

Semmelweis tient un fait solide et il le sait. La mort d'un être qui lui était très cher, l'anatomiste Kolletchka, lui inspirera l'hypothèse définitive. Ce dernier disséquait fréquemment des cadavres. C'était également le cas des internes qui passaient ensuite à la salle d'accouchement! Le lien entre les fièvres puerpérales et la maladie mortelle qui avait emporté son ami Kolletchka, une septicémie causée par une plaie qui a suppuré après une dissection, s'est bien vite imposé à l'esprit de Semmelweis. «Ce sont, note ce dernier, les doigts des étudiants, souillés au cours de récentes dissections, qui vont porter les fatales particules cadavériques dans les organes génitaux des femmes enceintes et surtout au niveau du col de l'utérus». 3

C'est à la suite d'un voyage à Venise que Semmelweis fit le lien entre la cause apparente de la mort de Kolletchka et les fièvres puerpérales. «J'étais encore sous l'influence des beautés de Venise et tout vibrant des émotions artistiques que j'avais ressenties pendant les deux mois que je passai au milieu de ces merveilles incomparables quand on m'apprit la mort de ce malheureux Kolletchka. J'y fus de ce fait sensible à l'extréme, et quand je connus tous les détails de la maladie qui l'avait tué, la notion d'identité de ce mal avec l'infection puerpérale dont mouraient les accouchées s'imposa si brusquement à mon esprit, avec une clarté si éblouissante, que je cessai de chercher ailleurs depuis lors.
« Phlébite... lymphangite... péritonite... pleurésie... péricardite... méningite... tout y était. Voilá ce que je cherchais depuis toujours dans l'ombre, et rien que cela. » Commentaire de Céline: «La Musique, la Beauté sont en nous et nulle part ailleurs dans le monde insensible qui nous entoure. Les grandes oeuvres sont celles qui réveillent notre génie, les grands hommes sont ceux qui lui donnent une forme.»4

Mais ce n'est toutefois qu'une partie de la vérité. Nous sommes encore dans l'à peu près. Le dernier voile tombera bientôt: quand Semmelweis aura été amené par de nouveaux faits à porter son hypothèse à un niveau supérieur de généralité, quand il aura compris que ce sont les mains qui communiquent le mal, le contact avec le cadavre n'étant qu'un facteur aggravant. Contre la routine, dont les effets, dans de telles circonstances, avaient un caractère si tragique, Semmelweis obtiendra ensuite que les sages-femmes aussi bien que les internes se lavent les mains dans une solution de chlorure de chaux en entrant dans les salles d'accouchement. Par cette seule mesure, il abaissera la mortalité par fièvre puerpérale à un taux comparable à ceux d'aujourd'hui: 0.23%.

Semmelweis venait de toucher les microbes sans les voir. Et sans en connaître le mécanisme précis, il venait de trouver la meilleure façon de prévenir l'infection: l'asepsie. "Les mains, par leurs seuls contacts, peuvent devenir infectantes", écrit-il.

L'asepsie, la plus grande découverte de l'histoire de la médecine, fut niée et tournée en dérision par les collègues de Semmelweis. La baisse du taux de mortalité fut attribuée au hasard. Semmelweis sera chassé de l'Hospice de Vienne pour avoir (maladroitement! disent ses biographes), incité ses supérieurs et ses subalternes à se laver les mains avant d'entrer dans les salles d'accouchement. Il mourra peu après à Budapest, dans la plus complète détresse, tourné en dérision dans sa ville natale, dont les autorités ne voulurent pas payer les draps qu'il avait commandés pour assainir les salles d'accouchement de sa clinique.

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