Fritz Lang, de 1936 à 1956 - Une théodicée Américaine

Jean-Philippe Costes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fritz Lang (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)

 

            Les mauvais esprits insinuent parfois, à la manière de Georges Clemenceau, que la littérature cinématographique est à la Littérature ce que la musique militaire est à la Musique. L’honnêteté impose de reconnaître que certaines publications ne sont pas de nature à les démentir. D’autres, heureusement, leur apportent une salutaire contradiction. Fritz Lang en Amérique[1] (Fritz Lang in America) est l’un de ces précieux ouvrages. Outre les confessions édifiantes de l’un des dieux du Septième Art, ce recueil d’entretiens, né de la plume experte de Peter Bogdanovich, recèle en effet une idée majeure que bon nombre de critiques devraient humblement méditer : le génie de l’immortel créateur de Metropolis et de M. le Maudit n’est pas mort en s’exilant aux Etats-Unis.

 

            Ceux qui affirment le contraire ne sauraient être méprisés par principe. Quel que soit leur degré de pertinence, leurs arguments participent légitimement de la réflexion artistique. Néanmoins, il est permis de penser que les thuriféraires de la période germanique de Fritz Lang ont une propension, éminemment contestable d’un point de vue éthique et logique, à se réfugier derrière la pensée dominante en glorifiant des films inaccessibles au commun des spectateurs[2]. Par ailleurs, tout incite à considérer qu’il est vain de rechercher une césure au sein de la filmographie de l’illustre cinéaste. Ainsi, Fritz Lang n’a pas quitté son Autriche natale pour « faire carrière » dans la riche et puissante Hollywood ; il a fui l’Allemagne Hitlérienne, qui voulait faire de son talent l’instrument privilégié de la propagande nazie[3]. Dès lors, il n’existe, a priori, aucun fait qui soit de nature à mettre en cause la continuité artistique des œuvres du Maître. A posteriori, quiconque analysera méthodiquement ces dernières, de J’ai le droit de vivre (You Only Live Once) à Sans l’ombre d’un doute (Beyond a Reasonable Doubt), aura confirmation que si rupture qualitative il y a, elle ne réside que dans les conjectures hautement subjectives de commentateurs indûment autorisés. Fritz Lang n’a ni déformé sa vision du monde, ni aliéné son savoir-faire en franchissant l’Atlantique. Au contraire, il a su profiter des moyens que les Etats-Unis ont mis à sa disposition pour approfondir, avec une remarquable constance, la réflexion qu’il avait entamée dans Docteur Mabuse, dans les Nibelungen et dans ses autres films de jeunesse. Cette pensée, aussi classique dans la tradition universitaire que singulière dans l’industrie cinématographique, tient entièrement dans un mot fascinant : la théodicée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Furie (Fury)

 

            Définir ce terme sans s’égarer dans les dédales de la Philosophie n’est pas chose facile. Pour saisir sa signification profonde, il suffit néanmoins de récapituler les principaux axes des Essais que Gottfried Wilhelm Leibniz lui a consacré[4]. La théodicée, telle que la conçoit l’auteur de la Monadologie[5], est l’un des piliers de la Métaphysique. Postulant la liberté de l’Homme et la bonté de Dieu, elle fait peser l’entière responsabilité du Mal sur le premier et affirme, par voie de conséquence, l’innocence absolue du second.

 

            Tout au long de sa carrière balayée par les vents dévastateurs de l’Histoire, Fritz Lang s’est fait le chantre de ce discours en forme de traité sur la Justice divine. Ce sont toutefois ses vingt ans de labeur au Nouveau Monde qui ont conféré à son propos une envergure inégalée. Cette montée vers la plénitude intellectuelle et artistique n’est assurément pas le fruit du hasard : existe-t-il un pays plus approprié que la très pieuse Amérique pour déployer les ailes d’une théodicée ? N’en déplaise aux porte-parole de l’opinion commune, le déracinement n’a donc pas été une malédiction pour Fritz Lang. On peut même se risquer à dire, avec la lucidité que procure le recul du Temps, qu’il a été une véritable bénédiction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Furie (Fury)

 

            Pour accomplir ce miracle, le réalisateur ne s’est pas contenté de mettre en scène une série de films imaginés par quelques-uns des scénaristes les plus doués des années 1930, 1940 et 1950. A de rares exceptions près[6], il a sélectionné des projets précis et les a modifiés à sa guise, de manière à composer un opéra, homogène et cohérent, sur le destin tragique de l’Humanité. L’aria le plus marquant de ce drame vertigineux accompagne l’action de l’Ange des maudits (Rancho Notorious), western flamboyant dont le héros, Vern Haskell[7], est un homme brisé par la souffrance qui décide d’infiltrer une bande de hors-la-loi pour tuer l’assassin de sa promise : Haine, meurtre et vengeance[8]. Cet air entêtant résonne comme un long requiem dans toute l’œuvre de Fritz Lang. Dans Furie (Fury), un garagiste injustement accusé d’enlèvement fomente un complot, dans le but de faire condamner à mort les pendards qui ont tenté de le lyncher. Haine, meurtre et vengeance ! Dans Les bourreaux meurent aussi (Hangmen Also Die), les troupes nazies s’ingénient à châtier le peuple de Prague, qui cache en son sein l’héroïque meurtrier du  « Reichprotektor » Heydrich. Haine, meurtre et vengeance ! Dans la Rue rouge (The Scarlett Street), un brave caissier devient un ange exterminateur, pour causer la perte de la fille de rien et du faisan qui ont abusé de sa bonté. Haine, meurtre et vengeance ! Dans Désirs humains (Human Desire), un employé des chemins de fer supprime l’un des amants de sa femme infidèle. Haine, meurtre et vengeance ! Dans The Big Heat, film que les Français ont opportunément rebaptisé Règlements de comptes, un policier intègre se change en Cavalier de l’Apocalypse pour faire expier les mafieux qui ont volé la vie de son épouse. Haine, meurtre et vengeance…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Chasse à l'homme (Man Hunt)

 

            L’idée ne saurait être plus clairement formulée : l’Homme est né pour subir la damnation de la violence. La façon dont Lang met ses personnages en lumière confirme avec éclat ce parti pris dramatique. Ainsi, tous les héros de ses longs-métrages semblent voués à vivre dans l’ombre par quelque mauvais sort de Lucifer. Dans l’univers impitoyable de ces êtres disgraciés, la nuit se fait constamment jour et se rit impunément des lois du Temps. Le fait que ce monde inquiétant soit généralement filmé en noir et blanc n’est pas étranger à cette sensation. Néanmoins, ce serait porter un jugement réducteur que d’en rester à cette appréciation basique. Stephen Byrne (Louis Hayward), le romancier maléfique de The House by the River en est le témoin le plus éblouissant. Certes, il commet une part importante de ses forfaits entre le crépuscule et l’aurore, mais tout spectateur attentif observera, avec effroi et stupéfaction, que le sinistre individu est perpétuellement entouré d’un halo ténébreux, comme si le soleil lui-même était impuissant à éclairer son visage sépulcral. Le sombre prodige est lourd de signification. Il sous-entend que la destinée humaine est si noire qu’elle laisse sur toutes choses une empreinte indélébile. Une œuvre à l’image des Contrebandiers de Moonfleet (Moonfleet) aurait pu, avec ses couleurs chatoyantes, apporter une touche d’espérance dans ce tableau cauchemardesque. Cependant, il n’en est rien. Tout l’histoire est en effet enveloppée dans un voile obscur, dont la texture évoque simultanément la virulence des tableaux de William Hogarth[9], la lande gothique du Chien des Baskerville et les bas-fonds de M. le Maudit[10]

 

            Inexorablement, la théodicée de Fritz Lang prend forme. Sa dramaturgie, son décor et sa musique s’installent à mi-chemin de l’art lyrique et du roman noir. Un seul élément fait encore défaut à cette tragédie, rejouée à l’infini comme un classique du répertoire : l’Homme. Chez Lang, il joue régulièrement le rôle ingrat du coupable. Il est à l’origine de tous les crimes, de toutes les perversions, de tous les outrages. Mark Lamphere (Michael Redgrave), le héros du Secret derrière la porte (The Secret beyond the Door), le dit sans détour : « Des forces obscures sont en nous. Nous sommes les enfants de Caïn. Nous avons tous songé à tuer. Le Mal est dans notre Nature ». Le bien nommé Désirs humains expose les motivations de ce jugement implacable. En dressant un parallèle entre les personnages et les trains[11] mais aussi, en faisant des passions le moteur de l’action[12], le film, libre adaptation de la Bête humaine d’Emile Zola, explique en effet que tout individu est partiellement ou totalement conditionné par ses pulsions, comme une machine par ses rouages.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les bourreaux meurent aussi (Hangmen Also Die)

 

            Ici, Fritz Lang fait appel à Thomas Hobbes pour soutenir sa thèse. A l’instar du philosophe Anglais, le cinéaste Américain décrit l’Homme comme une mécanique, dont le comportement est déterminé par des instincts aussi bas qu’incoercibles. Cet emprunt idéologique affleure dans le caractère des protagonistes de chaque film. Souvent, ces derniers sont des êtres moralement faibles, qui obéissent à des forces malfaisantes qui les dépassent. Comme Quive-Smith (George Sanders), l’officier nazi de Man Hunt, comme Johnny (Dan Duryea), l’escroc de la Rue rouge, comme Jeremy Fox, le trafiquant de Moonfleet, ils semblent habités et entièrement dirigés par un démon intérieur. Le jeu des comédiens accentue notablement cette impression. Par exemple, le visage débonnaire de Spencer Tracy se tend et s’assombrit au point de devenir diabolique, à mesure que le héros de Furie succombe au charme irrésistible de la colère et de la vengeance. De même, le regard halluciné de Louis Hayward, l’acteur principal de The House by the River, invite à considérer que Stephen Byrne n’est au fond que la jouet d’un horrible atavisme.

 

            Cette nature perverse, Fritz Lang la fait ressortir en s’inspirant des méthodes d’un autre théoricien : Sigmund Freud. Dans le Secret derrière la porte, il use ainsi de la psychanalyse pour exorciser les pulsions de mort du héros et par extension, celles du Spectateur. Dans la Femme au portrait (The Woman in the Window), c’est à la science des rêves qu’il recourt. Qu’est en effet le cauchemar du bon Professeur Wanley (Edward G. Robinson) ? Un procédé Freudien, dont la vocation est de prouver qu’en chacun de nous sommeille un monstre hanté par l’égoïsme, la concupiscence, l’adultère, le meurtre et le mensonge[13].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La femme au portrait (The Woman in the Window)

 

            Quels que soient les moyens qu’il utilise ou les auteurs dont il se réclame, Fritz Lang poursuit un objectif immuable : montrer que le Mal porte la signature ensanglantée de l’Homme. Nous sommes des tortionnaires, lâche-t-il dans Furie et Les bourreaux meurent aussi. Nous sommes des voleurs, ajoute-t-il dans la Rue rouge et les Contrebandiers de Moonfleet. Nous sommes des manipulateurs, renchérit-il dans la Femme au portait, Désirs humains et The House by the River. Nous sommes des violeurs et des assassins, conclut-il dans l’Ange des maudits. Entre les lignes de ce réquisitoire accablant, le réalisateur glisse une ultime accusation : nous cautionnons l’injustice sociale ; notre faiblesse est telle que nous acceptons servilement de vivre sous l’emprise d’élites corrompues. Cette mise en cause est notamment perceptible dans Man Hunt, Moonfleet et While the City Sleeps, peintures acides de mondes au sein desquels les dominants rivalisent de légèreté, de bassesse et de perversité avec le coupable assentiment des dominés. Elle atteint toutefois son paroxysme dans Règlements de comptes. Plus qu’un film de gangsters, cette œuvre est en effet un coup de poing asséné dans la hideuse figure d’une Société qui se soumet, contre toutes les lois du courage et de l’Ethique, à l’autorité d’institutions dévouées corps et âme à la pègre[14].

 

            Ce tableau de l’ignominie commune est d’une laideur que seul égale le portrait maudit de Dorian Gray. Mais ce qui achève de le rendre terrifiant et repoussant, c’est qu’il renvoie aussi bien l’image de l’Homme que celle de la Femme. Chez Fritz Lang, cette dernière n’a que fort peu de liens avec la divine consolatrice de Dante Alighieri et de ses fils spirituels. A l’instar de Gloria Grahame dans Désirs humains ou encore, de Joan Bennett dans la Rue rouge et la Femme au portrait, elle est essentiellement une tentatrice, qui met sa séduction vénéneuse au service d’un tropisme diabolique : pousser son alter ego masculin à transgresser la Loi. En un mot comme en cent, la Femme est présentée comme l’éternelle réincarnation d’Eve, l’instigatrice du Péché originel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La rue rouge (Scarlett Street)

 

            Cette référence à la Bible n’est nullement isolée. Toute l’œuvre de Fritz Lang porte en effet le sceau sacré du religieux. A titre d’illustration, les innocents pris en otages par les nazis, dans Les bourreaux meurent aussi, souffrent avec le stoïcisme des martyrs Chrétiens. Pendant qu’ils acceptent courageusement de mourir pour le Bien, Czaka (Gene Lockhart), le Judas de la Résistance Tchèque, est symboliquement abattu sur le parvis d’une église. Dans The House by the River, Stephen Byrne essaie d’assassiner son frère au cœur immaculé, à la façon d’un Caïn du XXè siècle. Il a besoin de tuer pour éprouver les sensations du meurtrier et ainsi, donner davantage de consistance à ses romans. En d’autres termes, il veut croquer dans la pomme de la Connaissance pour devenir un Créateur, c’est-à-dire, l’égal de Dieu. Plus anecdotique mais tout aussi révélateur, le héros de la Rue rouge a pour nom Chris Cross, « la croix du Christ », ou si l’on se fonde sur le dénouement tragique du récit, « le Christ en croix ». Dans une veine similaire, l’un des contrebandiers de Moonfleet a la singulière habitude de ponctuer ses réflexions d’une citation de la Bible[15]. Enfin, le très ambigu Richard Wanley s’embarque pour l’enfer des mauvais rêves en s’endormant sur le Cantique des cantiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le secret derrière la porte (The Secret Beyond the Door)

 

            Les exemples similaires sont si nombreux qu’il serait vain de vouloir en faire un recensement exhaustif. Pareille omniprésence peut surprendre, dans la mesure où Dieu passe pour le grand absent de l’œuvre de Fritz Lang[16]. Cependant, elle corrobore l’hypothèse selon laquelle le cinéaste d’origine Autrichienne a bien consacré son exil Américain à la composition d’une théodicée, c’est-à-dire, d’un système visant à exonérer le Créateur de la responsabilité du Mal.

 

            Cette conclusion ne saurait pourtant éluder un paradoxe manifeste : n’est-il pas incohérent de présenter l’Homme comme une machine conçue par un Etre omnipotent et, dans le même temps, de lui imputer toutes les infamies commises au cours de l’Histoire ? L’Humanité n’est-elle pas innocente, du fait de son essence mécanique et de sa filiation divine ? L’objection semble dirimante et néanmoins, Fritz Lang la réfute avec l’aisance caractéristique des grands esprits. S’il existait un déterminisme du Mal, suggère-t-il de film en film, tous les hommes seraient mauvais et cette règle ne souffrirait aucune exception. Or, le monde n’est assurément pas vierge de bonnes âmes. David Bannion, le héros de Règlements de comptes, en est la preuve éclatante. Bien qu’il vive dans une triste réplique de Sodome, il décide de ne pas succomber à la tentation du péché. Il demeure incorruptible en toutes circonstances. Son insubmersible intégrité nous indique que l’Homme est à l’image de Thorndike (Walter Pidgeon), le chasseur d’élite qui, dans Man Hunt, tient le chef du IIIè Reich dans le collimateur de son fusil[17] : il a le choix d’éradiquer le Mal et de faire triompher le Bien. Un seul juste sur la Terre suffit à disculper Dieu, en établissant la liberté fondamentale de l’Etre humain[18]. L’argument est d’une puissance indéniable. Il apporte une rude contradiction aux anticléricaux, aux naturalistes et aux positivistes[19]. Il rappelle également aux adeptes de l’humanisme béat une vérité historique, que soulignent douloureusement les foules haineuses et stupides de Furie : ce sont les hommes qui ont élu Hitler, pas leur Créateur[20].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

House by the River

 

            La théodicée est pratiquement bouclée. Un problème reste toutefois en suspens. A ce stade de la réflexion, nul ne sait en effet quelle instance permet au commun des mortels d’identifier la Loi divine et de séparer le Bien du Mal. Fritz Lang répond à cette question en mêlant rationalité et spiritualité. Les hommes sont mauvais, professe-t-il sans jamais le laisser paraître, mais Dieu a planté dans le terreau de leur Nature une graine, qui fait germer en chacun d’eux le chêne de la Justice. Dans l’eschatologie du cinéaste, cette semence à la fois étrange et familière a pour nom la Conscience. Elle est à l’origine d’une juridiction intérieure, commune à tous les êtres et donc, infaillible. L’existence et l’essence de cette Cour incorruptible sont révélées dans la Rue rouge. A Chris Cross, l’homme qui, par esprit de vengeance, a laissé un innocent porter le fardeau du meurtre qu’il a commis, un journaliste dit ainsi : « Aucun criminel n’échappe à son crime car il y a un tribunal au fond de nous, avec un juge, des jurés et un bourreau ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'ange des maudits (Rancho Notorious)

 

            Cette Chambre universelle des châtiments fonctionne selon des modalités typiquement Shakespeariennes. Comme Richard III, Macbeth ou encore Brutus, l’assassin de Jules César, le coupable est poursuivi par le spectre de ses méfaits. Généralement, ces fantômes de la mauvaise conscience abattent sans pitié le glaive de la Justice sur le front des méchants. Tel est notamment le cas dans The House by the River, où l’ignoble Stephen Byrne fait une chute mortelle en fuyant l’esprit de la jeune femme qu’il avait naguère étranglée. Cependant, le fautif peut aussi être guidé vers la rédemption. Furie en témoigne brillamment. Hanté par les images atroces de ses futures victimes, Joseph Wilson daigne ainsi reparaître à la face du monde, lui qui s’était fait passer pour mort afin d’obtenir la pendaison de ses bourreaux[21]. Il arrive enfin que le Tribunal de la Conscience punisse et réhabilite simultanément l’accusé. Jeremy Fox en fait l’expérience, dans les Contrebandiers de Moonfleet. Taraudé par la culpabilité, le ruffian sans scrupules est en effet conduit à sacrifier ses intérêts personnels et sa vie au petit John Mohune. Mais en consentant à sa propre destruction, il cesse d’être un démon pour devenir à jamais un ange, aux yeux de son jeune protégé…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Règlements de compte (The Big Heat)

 

            Cette Justice éclatante de perfection, dont les magistrats siègent dans le cœur et dans l’âme de tous les hommes, se défie ostensiblement des juridictions traditionnelles. Dans la Rue rouge et The House by the River, ces dernières absolvent les pécheurs. Dans Désirs humains, elles s’avèrent incapables d’arrêter les criminels. Dans Furie, les faux témoins les manipulent avec une aisance confondante. Le jugement est sévère et néanmoins, il est exempt d’incohérences. En effet, il reprend, avec un sens aigu de la logique, les fondements de la théodicée : puisque l’Homme est à la source du Mal, il ne peut accéder au Bien que par l’entremise de Dieu. Cette grâce céleste a deux voies. La première ne fait plus mystère puisqu’il s’agit de la conscience individuelle, contrepoids naturel de la bassesse humaine[22]. La seconde est la Providence. Elle est à l’œuvre dans tous les films de Fritz Lang, mais c’est une fois encore dans Furie qu’elle se manifeste le plus distinctement[23]. Ainsi, Joseph Wilson ne doit pas son salut à la Police, à un juge, à un avocat ou bien à douze jurés, chargés par la Loi temporelle de statuer sur son innocence. S’il lui est permis de recouvrer la liberté et de faire triompher la Vérité, c’est avant tout parce que les bâtons de dynamite que lui réservaient ses lyncheurs ont miraculeusement éventré les murs de sa cellule.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Désirs humains (Human Desire)

 

            Ce subtil mélange d’immanence et de transcendance fait la singularité de Fritz Lang. Elle fait également son génie[24]. L’Homme a devant lui un chemin tout tracé, enseigne le cinéaste. Cependant, il est libre de le sillonner à sa guise et de prendre la direction de son choix ; bien qu’il soit tributaire du Destin, il n’est aucunement enfermé dans la fatalité. Cette morale, reconstituée mot par mot grâce aux vertus de l’analyse critique, est imprégnée de la sagesse et de la lucidité des personnages qui ont traversé les grandes épreuves de l’Histoire. Elle responsabilise l’Etre humain, sans pour autant le condamner par principe[25]. A elle seule, elle réhabilite la période Américaine de Fritz Lang et ceux qui, dans cet art trop souvent mésestimé qu’est la Littérature cinématographique, ont eu le bon sens d’en faire l’éloge[26].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les contrebandiers de Moonfleet (Moonfleet)


[1] Fritz Lang en Amérique, Editions de l’Etoile / Cahiers du Cinéma, Paris, 1990.

[2] En l’espèce, Peter Bogdanovich a des mots assassins : « Alors que les films Américains de Lang sont en général facilement visibles, ses films Allemands sont rarement montrés. La Critique s’appuie souvent sur des opinions établies depuis des années. Ainsi, enrichis par les caprices de la mémoire, les films Allemands partent largement favoris. De plus, les critiques ne peuvent concevoir qu’un film récent soit meilleur qu’un film d’une autre époque […]. Ici encore, le snobisme est de règle : si l’on dit au Lecteur que Spione (1928) est bien meilleur que The Big Heat (1953), il est peu probable qu’il mette en doute l’opinion du critique, étant donné ses maigres chances de voir Spione. Et c’est ainsi qu’est établie la valeur des films, dans l’Histoire du Cinéma… On peut se demander depuis combien d’années le critique n’a pas vu de copie de Spione… (Fritz Lang en Amérique, op. cit, p. 8).

[3] Fritz Lang a été naturalisé Américain en 1935.

[4] Ces travaux, parus en 1710, s’intitulent précisément Essais sur la Théodicée.

[5] Sachant qu’il existe une théodicée chez d’autres penseurs comme Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant ou Victor Cousin.

[6] Exceptions parmi lesquelles figurent Espions sur la Tamise (The Ministry of Fear) et Guérillas (American Guerilla in the Philippines).

[7] Le personnage est incarné par Arthur Kennedy.

[8] Le refrain complet de la ballade, intitulée La légende de Chuck-a-Luck, est le suivant :

                Ecoute la légende de Chuck-a-Luck, Chuck-a-Luck,

                Ecoute la roue du Destin,

                Qui tourne, tourne en chuchotant,

                La même vieille histoire de haine, de meurtre et de vengeance.

[9] Lang lui-même assume cette référence picturale, dans l’un des entretiens qu’il a accordés à Peter Bogdanovich (voir Fritz Lang en Amérique, op. cit, p. 115).

[10] Rappelons par ailleurs que de nombreuses séquences du film se déroulent la nuit, dans le cimetière qui fait office de repaire aux contrebandiers.

[11] Parallèle que l’on retrouve notamment dans la Mort aux trousses (North by Northwest), d’Alfred Hitchcock.

[12] Carl Buckley (Broderick Crawford) perd son travail de cheminot à cause de son tempérament violent. Mû par l’égoïsme et la convoitise, il demande à Vicki (Gloria Grahame), sa femme, de séduire le directeur de son entreprise pour retrouver son poste. Mais la jalousie le pousse finalement à tuer l’employeur corrompu. Guidé par son instinct de survie, il menace alors son épouse de l’impliquer dans le crime. Vicki ne s’en laisse toutefois pas compter. Perverse en diable, elle essaie de convaincre Jeff (Glenn Ford), son amant, de supprimer l’encombrant Carl…

[13] Dans son songe plus vrai que nature, le paisible Richard Wanley se laisse ensorceler par une vamp prénommée Alice (Joan Bennett). Il tue l’amant jaloux de la belle séductrice et dissimule le cadavre. Il se joue effrontément de la Police et de son entourage, afin de se disculper. Et lorsque le garde du corps de sa victime (Dan Duryea) se met en tête de le faire chanter, il tente, sans le moindre état d’âme, de l’empoisonner…

[14] Fait hautement symbolique, Dave Bannion (Glenn Ford), le seul homme qui ose contester l’ordre établi, n’hésite jamais à « faire le coup de poing » contre les criminels et leurs puissants affidés.

[15] C’est justement grâce à des versets du Livre saint que le petit John Mohune (John Whiteley) parvient à retrouver le fabuleux diamant de ses ancêtres.

[16] Toujours en arrière-plan, le Tout-Puissant n’est jamais nommé. Quant à ses symboles traditionnels, ils sont constamment effacés.

[17] Thorndike est une allégorie des démocraties des années 1930. Comme elle, il est en mesure de décapiter le nazisme et cependant, il s’y refuse pour des raisons que la Raison ignore.

[18] La proposition reprend ingénieusement celle que Dieu fait à Abraham, dans la Genèse : Trouve ne serait-ce que dix justes à Sodome et à Gomorrhe et J’épargnerai ces cités pécheresses.

[19] Naturalistes et positivistes dont Emile Zola fut l’un des principaux représentants, dans la seconde moitié du XIXè siècle. Si l’on prend ce paramètre en considération, il devient évident que Désirs humains est une trahison volontaire de la Bête humaine et non une simple maladresse, comme de nombreux commentateurs l’ont insinué.

[20] Cette référence à l’Histoire nous amène opportunément à nous souvenir que la pensée de Fritz Lang ne peut se comprendre sans un effort de contextualisation : la théodicée du cinéaste n’a pas été conçue ex nihilo, mais essentiellement en réaction au péril fasciste.

[21] La Justice impose à la victime de dépasser la vengeance et d’accorder sa miséricorde. Cette issue n’est pas sans évoquer une célèbre formule de Hamlet : « La vertu doit demander pardon au vice ».

[22] Contrepoids naturel et donc, divin, les croyants considérant que la Nature est l’œuvre de Dieu.

[23] Furie était d’ailleurs l’un des films favoris du réalisateur.

[24] Génie et singularité sont d’ailleurs unis par les liens de l’étymologie.

[25] L’Homme étant mauvais par choix et non, par essence. Ceci coupe court aux accusations de misanthropie dont Fritz Lang a été fréquemment et injustement l’objet.

[26] Outre Peter Bogdanovich, on retiendra, parmi ces valeureux commentateurs, des hommes tels que Jean-Luc Godard, François Truffaut et Jacques Rivette.




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