La fin de l'histoire selon Fukuyama
Le philosophe Maurice Lagueux a consacré plusieurs pages de son dernier livre, Actualité de la philosophie de l'histoire, à la façon plutôt inattendue dont Fukuyama a fait revivre une manière de penser l'histoire qui semblait à jamais discréditée.
L'idée de sens de l'histoire et celle, qui lui est souvent associée, de fin de l'histoire n'ont guère trouvé de défenseurs parmi les philosophes les plus marquants du XXe siècle. Toutefois, les années 1990 ont vu inopinément renaître le débat autour de ces questions à la suite de la publication par Francis Fukuyama d'une série d'articles intitulés «La fin de l'histoire?», rapidement suivie d'un ouvrage portant le titre La fin de l'histoire et le dernier homme. Fukuyama entendait consacrer son ouvrage à ce qu'il préfère appeler «histoire universelle» ou «histoire directionnelle» plutôt que philosophie de l'histoire, mais la constance avec laquelle il prend appui sur la philosophie de l'histoire de Hegel et le fait qu'il ait cherché à dégager la signification de l'histoire universelle plutôt qu'à donner un simple aperçu de son déroulement ne laisse aucun doute sur le sens de son entreprise. Il est important de souligner d'entrée de jeu que le mot «fin», qui apparaît dans le titre de l'ouvrage et qui traduit bien le mot anglais «end» , connote chez Fukuyama l'idée de clôture plutôt que celle de «but». L'insistance de l'auteur sur une «fin de l'histoire», qu'il faut comprendre en ayant à l'esprit cette acception du mot fin, est probablement d'ailleurs ce qui a le plus contribué à susciter la réaction généralement très négative qui a accueilli ses écrits. L'idée que l'histoire puisse arriver à une sorte de conclusion - idée qui se rencontre aussi, occasionnellement, chez Hegel - compte parmi celles qui ont eu l'heur de choquer irrémédiablement presque tout lecteur au XXe siècle. Quiconque se représente, avec Anthony Hartley dans sa réplique à Fukuyama, la fin de l'histoire comme l'arrêt brusque d'une ligne de chemin de fer qui s'achève sur un butoir de gare, ne peut qu'être indigné par l'absurdité d'une telle idée. Comment se représenter un lendemain de cette fin de l'histoire qui ne soit pas meublé d'événements tout aussi historiques que ceux qui l'ont précédée? Pourtant, Fukuyama pouvait repousser du revers de la main toutes les considérations de ce genre et faire observer que «la fin de l'histoire ne signifie pas la fin des événements mondiaux, mais la fin de l'évolution de la pensée humaine» en ce qui a trait aux grands principes fondamentaux comme «ceux qui gouvernent l'organisation politique et sociale». Les événements continueraient donc de se succéder après une éventuelle fin de l'histoire, mais la maîtrise de ces principes fondamentaux serait désormais acquise et ne réserverait plus de surprises au sens où tout ajout à leur propos ne saurait être qu'assez marginal.
On peut demeurer tout aussi sceptique à l'égard de cette façon de voir, mais il faut reconnaître qu'elle se rapproche davantage de celle qui avait amené Hegel à évoquer lui aussi la fin de l'histoire. Soutenir que l'on aperçoit clairement ce qui fondamentalement est en train de se passer dans l'histoire de l'humanité implique qu'on est désormais à même d'appuyer cette conclusion sur quelques «grands principes» qui seraient définitivement acquis; par conséquent, c'est soutenir du même souffle que rien de radicalement nouveau ne viendra dans l'avenir invalider ces principes. Des philosophes de l'histoire comme Hegel, Marx ou Fukuyama ne prétendent évidemment pas que l'histoire ne poursuivra plus son cours après l'avènement de la fin de l'histoire à laquelle ils se réfèrent plus ou moins explicitement; ils supposent plutôt qu'un certain niveau de conscience sociale étant acquis et matérialisé dans des institutions, il serait inimaginable que l'histoire rebrousse chemin et ramène l'humanité à des états antérieurs. Certes peut-on estimer qu'une telle conclusion est exagérément optimiste et que les retours en arrière sont toujours possibles en histoire, qu'il soit question de conscience sociale ou d'institutions, mais ce serait une erreur de penser que ces philosophes de l'histoire soutiennent que l'histoire demeurera figée sur place un fois réalisées leurs optimistes anticipations. Si l'on voit dans l'histoire un processus par lequel l'humanité accède progressivement à une condition susceptible de satisfaire ses plus profondes aspirations, on s'estimera en droit de proclamer que l'histoire est en quelque sorte achevée, une fois que les principes permettant d'accéder à une telle condition ont été découverts et assimilés. Reste à savoir, bien entendu, ce qu'on entend par «une condition susceptible de satisfaire les plus profondes aspirations de l'humanité» et, ne serait-ce que sur ce point, on peut se montrer beaucoup plus exigeant et moins pressé de conclure que les philosophes de l'histoire ne l'ont été. Toutefois, ceux qui, à tort ou à raison, se convainquent que ce stade est en voie d'être atteint et que, à cet égard, on ne peut plus revenir en arrière seront tentés de parler de «fin de l'histoire» ou, comme Marx, de «fin de la préhistoire», ce qui, dans ce contexte, revient sensiblement au même. En somme, quiconque admet avec les philosophes dont il vient d'être question que l'histoire est en voie de permettre à l'humanité de se réaliser pleinement, peut comprendre que ces derniers aient été amenés à présenter l'étape qui permet enfin d'accéder à cet idéal comme une étape finale, c'est-à-dire comme le moment qui mettrait un terme à la succession des étapes décisives grâce auxquelles ce résultat a pu être atteint, ou presque. Pour certains philosophes de l'histoire, cette étape finale pourra également être perçue comme une finalité qu'il importe de voir réaliser, tant il est vrai que l'idée d'un achèvement de l'histoire n'est pas aisément dissociable de celle de finalité et, en tout cas, de celle de sens de l'histoire. C'est pourquoi, depuis l'époque des théologiens de l'histoire qui associaient volontiers fin du monde et fins dernières, les philosophes de l'histoire ont si fréquemment exploité plus ou moins consciemment l'ambiguïté qui tient à l'homonymie de la fin comme terme et de la fin comme finalité.
Mais, quelles que soient les connotations qui peuvent être associées à ce terme quelque peu ambigu, au nom de quoi Fukuyama croît-il voir poindre une fin de l'histoire? Sans qu'il y ait lieu de s'étonner de ce fait outre mesure, il importe d'abord de faire observer qu'il trouve chez Hegel les principes d'une philosophie de l'histoire qui débouche sur le triomphe présumé de la démocratie libérale, tout aussi naturellement que Marx avait su s'inspirer des écrits du même philosophe pour mettre au point une philosophie de l'histoire qui pointait vers le triomphe du socialisme. Fukuyama estime, en effet, non seulement que la démocratie libérale est en voie de s'imposer partout dans le monde mais qu'elle constitue un acquis dont les principes sont désormais si profondément intégrés au patrimoine culturel de l'humanité pour qu’il soit raisonnable de penser qu'ils puissent être un jour oubliés et rendus inopérants. Une conclusion de ce genre ne se serait pas imposée avec autant de force au XIXe siècle car, même si l'essentiel des principes de la démocratie libérale étaient acquis dès cette époque, il était alors possible de chercher d'autres voies susceptibles de répondre mieux aux aspirations de l'humanité. Mais avec les échecs retentissants que le fascisme et le socialisme ont connu successivement au XXe, le retour à la démocratie libérale que l'on observe à la fin de ce siècle paraît définitif, ne serait-ce, estime Fukuyama, que par épuisement des solutions de rechange.
Tout ceci cependant n'explique pas comment l'histoire a pu assurer le triomphe de la démocratie libérale car, pas plus que Hegel, Fukuyama n'entend s'en remettre à la bonne volonté et à la sagesse des agents historiques pour rendre compte de ce résultat. Aussi s'efforcera-t-il de montrer que la conjugaison d'un ensemble de facteurs a pu orienter l'histoire en ce sens. Sa démonstration se fera en deux étapes: dans un premier temps, l'accent sera mis sur ce qui a assuré la progression du libéralisme, après quoi, dans un deuxième temps, seront examinées les raisons qui devraient suffire à pousser progressivement tous les peuples vers la démocratie.
Le succès du libéralisme sera expliqué d'une façon qui, à première vue, n'a rien de particulièrement original: l'aptitude du libéralisme à favoriser le développement des richesses, au sens où on l'entend depuis Adam Smith, se verra simplement combinée au fait que les applications de la science physique ont contribué fortement à l'enrichissement des pays qui ont adopté un régime libéral. Ce que Fukuyama ajoutera à ces considérations plutôt banales, c'est l'idée que se développe une sorte de «mécanisme» — c'est le terme qu'il privilégie lui-même — du fait de la conjugaison de ces facteurs. Le libéralisme favorise le développement des richesses qui, à son tour, favorise la recherche scientifique et ses applications, lesquelles permettent d'accroître à nouveau la richesse. Le désir suscité par le mode de vie que rend possible de telles richesses contribuera ensuite puissamment à la diffusion des régimes économiques qui rendent possibles leur production ou leur acquisition. Qui plus est, les gouvernements récalcitrants pourraient difficilement résister bien longtemps à l'attraction de ce modèle économique car, pour le faire avec autorité, ils devraient se doter d'une puissance militaire à la hauteur de leur prétention à l'autonomie; or, avec la croissance rapide de la sophistication des armements, il devient de plus en plus difficile de disposer de la richesse requise pour s'armer efficacement sans accepter les règles du libéralisme économique. C'est ainsi, selon Fukuyama, que ce «mécanisme» entraînerait petit à petit la mondialisation du modèle économique libéral dont le succès garantirait d'ailleurs la diffusion rapide et la relative stabilités.»
Bibliographie
1. Fukuyama Francis, La fin de l'histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion,1992, pp. 81-170.