Francis Fukuyama
Lorsque Fukuyama évoque l'hypothèse que l'Histoire ait atteint son terme, il n'est aucunement question de l'histoire au sens événementiel, de l'histoire qui se développe à chaque jour, qui nourrit la chronique et charrie avec elle individus et nations dans un flot continu. Fukuyama ne fait que reprendre et confirmer la thèse de Hegel, revue par Kojève, sur une Histoire universelle dont le développement de la liberté serait le moteur principal. « Hegel avait défini l'histoire comme la progression de l'homme vers de plus hauts niveaux de rationalisme et de liberté, et ce processus avaint un point final logique avec la réalisation de l'autonomie absolue de la conscience. Celle-ci pensait-il, était incarné dans l'État libéral moderne apparut en Europe à la suite de la Révolution française et en Amérique à la suite de l'indépendance des États-Unis ». Lorsque Hegel affirme dès 1806, au lendemain de la bataille d'Iéna, que l'histoire était terminée, « il ne prétendait pas que l'État libéral était victorieux dans le monde entier : sa victoire n'était même pas certaine dans le petit canton d'Allemagne où il vivait. Il disait simplement que les principes de liberté et d'égalité qui sous-tendent l'État libéral moderne avait été découverts et réalisés dans les pays les plus avancés, et qu'il n'y avait pas de principes ou de formes d'organisation sociale et politique alternatifs qui fussent supérieurs à ceux du libéralisme. » Selon Hegel, la démocratie libérale était la seule forme d'organisation politique et social libre des « contradictions internes » inhérentes à toutes les modèles connus jusque là, contradictions qui conduisaient inévitablement ces modèles à leur déclin et à leur remplacement éventuel par d'autres formes plus élaborées.
Que faut-il entendre par libéralisme politique et démocratie, par libéralisme économique ? « Le libéralisme politique peut être défini assez simplement comme un système légal qui reconnaît certains droits individuels ou libertés indépendantes du contrôle de l'État. » Ces droits, selon la définition classique proposée par lord Bryce, se limitent à trois catégories: « les droits civils, "exemption de contrôle du citoyen en ce qui concerne sa personne et sa propriété"; les droits religieux, "exemption de contrôle dans l'expression des opinions religieuses et de la pratique du culte"; ce qu'il [lord Bryce] appelle les droits politiques, "exemption de contrôle pour tout ce qui ne touche pas au bien-être de la communauté dans son ensemble au point de rendre un contrôle nécessaire et qui inclut les droits fondamentaux de la liberté de presse". » La démocratie « est le droit universel de participer au pouvoir politique, c'est-à-dire le droit qu'ont tous les citoyens de voter et de prendre part à la vie politique. » Par ailleurs, le libéralisme économique désigne « la reconnaissance du droit à la liberté des activités et des échanges économiques, fondée sur la propriété privée et les lois du marché ».
La chute du communisme — principale alternative à la démocratie libérale — au XXe siècle ne ferait que confirmer la justesse de la thèse du philosophe allemand. Le recul des États totalitaires en Europe, la victoire de la démocratie sur les didactures militaires en Amérique latine, la conversion de la Chine à l'économie de marché « suggérerait que les principes de liberté et d'égalité sur lesquels le système est fondé ne sont pas le fait du hasard ou le résultat de préjugés ethnocentriques, mais sont vraiment la révélation de la nature de l'homme en tant qu'homme, dont la véracité ne diminue pas mais augmente au fur et à mesure que le cosmopolisme du point de vue grandit. [...] Si nous en sommes à présent au point de ne pouvoir imaginer un monde substantiellement différent du nôtre, dans lequel aucun indice ne nous montre la possibilité d'une amélioration fondamentale de notre ordre courant, alors il nous faut prendre en considération la possibilité que l'Histoire elle-même puisse être à sa fin. [...] N'est-il pas temps [...] de secouer notre pessimisme acquis et de reconsidérer s'il est possible ou non d'écrire une histoire universlle de l'humanité ? »
Mais le jour où la démocratie et le libéralisme économisme régneront sans partage sur la planète entière, et que toutes les nations seront devenues semblables en vertu de la « théorie de la modernisation » selon laquelle toute nation qui adhère aux principes démocratiques et à l'économie de marché finit par adopter des valeurs semblables à celles des autres nations qui les ont adoptés avant elle, alors, nous assisterons au triomphe du "dernier Homme", plus soucieux d'assurer son bien-être que d'affirmer sa valeur par des oeuvres géniales ou par des guerres.
- «Ce dernier Homme, qu'on peut aussi appeler l'Homme démocratique, a été amputé de la partie centrale de l'âme humaine, le thumos, lequel avait été la principale caractéristique de l'Homme historique. Fukuyama se rattache ici à la tradition remontant à Platon, selon laquelle l'âme humaine est divisée en trois parties: le noos, correspondant à la tête; thumos, le courage, correspondant au coeur; l'épithumia, le désir, correspondant au ventre. Le thumos, dont l'atrophie signe l'identité du dernier Homme, est le siège de cette partie noble de l'affectivité qui est la source du courage, du sentiment de fierté et de dignité, des actions glorieuses en amour, dans les arts ou à la guerre. Chez le dernier Homme, ne subsistent donc que la raison et le désir. La raison du technicien, le désir du consommateur. «Pour Nietzsche, écrit Fukuyama, l'homme démocratique était entièrement composé de désir et de raison, habile à trouver de nouvelles ruses pour satisfaire une foule de petits désirs grâce aux calculs d'un égoïsme à long terme. Mais il manquait complètement de mégalothumia, se satisfaisant de son bonheur mesquin et étant hors d'état de ressentir la moindre honte de son incapacité à s'élever au-dessus de ses désirs.» (Jacques Dufresne, suite).
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La phase post-humaine de l'histoire
Le dernier ouvrage de Francis Fukuyama, Our Posthuman Future, passe en revue les utopies négatives qui ont vue le jour pendant ce XXe siècle, de 1984 de Georges Orwell au Meilleur des mondes de Aldous Huxley. Les manipulations génétiques comme le totalitarisme informatif que peut représenter Internet remettent au goût du jour les menaces sur la liberté que pressentaient ces deux écrivains. Ainsi, Fukuyama se propose d'utiliser Huxley comme guide afin d'endiguer «la menace la plus significative que pose la biotechnologie contemporaine, celle d'altérer la nature humaine et de nous amener vers une phase post-humaine de l'histoire.»
La révolte de Fukuyama sur la question du clonage montre bien le sens profond qu'il donnait à l'expression «fin de l'histoire»: il ne s'agissait pas de mettre fin à l'Histoire, mais de décréter que depuis la Révolution française (par exemple), nous ne pouvons plus ne pas savoir quels sont les grands principes autour desquels doit s'organiser la société civile. Il s'agit maintenant de les mettre en application. Et certes, les manipulations génétiques tout azimut, qui cherchent à changer la donne, mettent en péril l'humanité telle qu'elle s'est définie elle-même... même s'il y a toujours loin de la définition à l'application.
- «Une interdiction généralisée de toute recherche biomédicale n'est pas souhaitable car, si elles peuvent prendre des directions fort discutables, les futures biotechnologies apportent aussi la promesse de formidables progrès pour le bienfait de l'humanité. C'est pour cela qu'il faut mettre au point un modèle réglementaire. Mais une interdiction générale est justifiée dès lors qu'elle s'applique au clônage humain parce qu'il est nécessaire de bien poser, dès le début, le principe qu'une communauté démocratique a l'autorité et le pouvoir de mettre la science au service des fins humaines, et non d'en être le maître.»