Pour un leadership d'état plus créateur

Jacques Dufresne
Texte de la conférence de Jacques Dufresne pour le colloque du Conseil du Trésor du gouvernement du Québec, tenu à Québec le 10 avril 2003.
S’adresser aux membres du Conseil du trésor est un honneur dont on sait qu’il a bien peu de chances de se reproduire. J’accorde donc la plus grande importance à cet événement, ce qui m’incite à vous proposer d’abord quelques réflexions sur l’état en général et sur l’État québécois en particulier.

Notre régime politique hérité de l’Angleterre est, formellement du moins, une monarchie constitutionnelle. Dans un tel régime, l’état est rendu aimable, chaleureux, humain par l’intermédiaire d’une personne qui le représente et le résume, le roi ou la reine. Il échappe ainsi à la terrible critique de Nietzsche : «L’état, le plus froid de tous les monstres froids.» Dans les régimes républicains c’est le président qui joue le rôle du roi.

Pour que le roi soit une présence chaleureuse qui fait équilibre au caractère glacial de l’appareil d’état, encore faut-il que la population soit attachée à sa personne et à sa lignée. C’est encore le cas en Angleterre en dépit de toutes les critiques dont la monarchie a été l’objet. Ce n’est pas le cas ici au Québec. Disons pour être plus juste que ce n’est plus le cas, car, si je ne m’abuse, il y eut dans le passé des moments où notre population avait plus d’attachement pour le roi et ses représentants qu’elle n’en a en ce moment.

Nous n’avons plus de roi, (de reine en l’occurrence) disons presque plus, par respect pour notre lieutenant-gouverneur, et nous n’avons pas encore de président. Notre état est orphelin. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nous avons si peu de respect pour lui. Par état j’entends ici l’état moderne que nous avons créé au début de la révolution tranquille.

Cet état moderne, nous avons commencé à l’attaquer, à l’affaiblir, à miner son autorité avant même qu’il n’ait atteint l’âge de raison. Il était déjà orphelin, nous l’avons rendu infirme. Compte tenu de sa fragilité, les premières grèves du secteur public, en éducation d’abord, du côté des affaires sociales ensuite, ont été extrêmement violentes. J’ai fait moi-même partie de la première vague des jeunes administrateurs des cégeps. Je suis passé presque sans transition de la présidence de mon jeune syndicat au rôle de négociateur pour la partie patronale. Les syndicats étaient plus forts que nous et en des circonstances essentielles pour notre fragile autorité, l’État central nous a laissé tomber pour obtenir ce qu’on appelait à l’époque la paix sociale. C’est pourquoi, il n’y a jamais eu de véritable autorité dans notre système public d’éducation, ce qui explique le succès étonnant du secteur privé, lequel a su conserver dans une certaine mesure ses traditions dans ce domaine. Les meilleures écoles secondaires privées du Québec, dont plusieurs sont situées dans la région de Montréal, les collèges Régina Assumpta, Jean-Eudes, St-Sacrement à Terrebonne sont dirigés par des religieux ou d’anciens religieux qui sont de véritables monarques, qui jouissent d’une autorité, d’une liberté et d’un prestige sans commune mesure avec ceux de leurs homologues du secteur public.

Sauf exception, quand il a voulu rétablir son autorité, l’État québécois s’est ridiculisé. Ce fut notamment le cas lors de l’emprisonnement des leaders syndicaux au début de la décennie 1970. En 1981, notre État a été placé dans une situation encore plus humiliante. En raison du référendum perdu, l’hostilité du milieu des affaires à son endroit était à son comble, de même que celle du gouvernement central et des autres provinces. Suite aux mesures draconiennes de redressement auxquelles l’État a été obligé de recourir, les syndicats l’ont à leur tour lâché, et avec eux, une grande partie des membres du parti au pouvoir. L’hostilité générale a alors atteint la personne même de René Lévesque, qui devint le bouc-émissaire, comme s’il avait été roi ou président alors qu’il n’était que Premier ministre.

Je collaborais régulièrement au Devoir à l’époque. Bien que ne connaissant pas René Lévesque, je me suis représenté moi-même à sa place et j’ai éprouvé pour lui une vive compassion, ce qui m’a incité à écrire un article intitulé «L’État orphelin », où je déplorais le manque d’attachement de la population du Québec, y compris de ses leaders intellectuels, pour cet État moderne qu’elle avait elle-même appelé de ses vœux. On m’a raconté ensuite que René Lévesque a lu et commenté longuement cet article lors d’un caucus de ses députés, ce qu’il ne faisait jamais.

Au cours de la décennie 1990, l’État a subi le choc de la critique néo-libérale et la cure d’amaigrissement prescrite par les nouveaux docteurs de l’économie. Pendant toute cette période, son prestige a été mis à rude épreuve; il cessa de recruter des fonctionnaires, ce qui eut pour effet d’accélérer un changement inquiétant pour l’avenir : l’orientation vers le privé des meilleurs éléments de chaque group d’âge. Son âme même a été touchée.

Son âme ! Remarquez le malaise que l’on éprouve quand on place ainsi le mot âme à côté du mot état. J’appelle âme ici le sens du travail au service de l’état. Au début de la révolution tranquille les espoirs suscités par le nouvel état-providence, combinés avec le sursis accordé aux idéaux du Québec religieux d’autrefois, ont pu susciter une certaine ferveur dans le secteur public et para-public en dépit du désordre créé par les grèves

De l’inspiration à la motivation

À partir de 1990, on vit apparaître dans le secteur public québécois ces motivational speakers, je les appelle les motivologues, qui avaient déjà commencé à sévir dans le secteur privé. Je les ai vus à l’œuvre dans le secteur de la santé. On est alors passé de l’inspiration, du sens venant de l’intérieur de la personne, à la motivation induite de l’extérieur par des techniques de conditionnement. J’ai assisté à une séance de conditionnement à l’occasion d’un colloque réunissant tous les cadres du secteur de la santé de la région de l’Outaouais. Les participants étaient invités à se lever, à tendre le bras droit vers leur voisin de droite, leur bras gauche vers leur voisin de gauche. Pendant ce temps on les martelait de mots comme changement, adaptation, situations nouvelles. Ils devaient apprendre à la fin que tous ceux vers lesquels ils avaient tendu un bras, c’est-à-dire tout le monde, allaient changer au cours de la prochaine année. De telles méthodes peuvent sans doute permettre un accroissement de la productivité sur une courte période mais leurs inconvénients sont bien connus : s’il suffit d’un coup de cloche pour faire saliver le chien la première fois, il en faut de plus en plus par la suite. C’est une méthode infaillible pour brûler les travailleurs à long terme. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans l’ensemble de l’Union soviétique où la méthode de Pavlov, appelée stakhanovisme, a été appliquée systématiquement. Le néo-stakhanovisme, le stakhanovisme néo-libéral, aura le même effet. Je me demande même s’il n’est pas la cause principale des problèmes de recrutement de personnel dans les hôpitaux.

Comment maintenir ou accroître la productivité dans le secteur public sans tomber dans les pièges du conditionnement ? J’entre ici dans le vif de mon sujet. On m’a demandé de proposer des valeurs qui pourraient favoriser la nouvelle orientation que le Conseil du trésor veut donner à l’action de l’État québécois.

J’attire d’abord votre attention sur un ouvrage récent publié par l’observatoire du Québec, groupe constitué d’anciens hauts fonctionnaires du gouvernement. Cet ouvrage intitulé L’urgence d’agir, avec comme sous-titre La société québécoise en quête de repère, contient un appel de monsieur Germain Dallaire à un leadership plus efficace de l’État québécois. On y propose un recentrage sur les activités de gouverne, une refonte des missions essentielles de l’état, une participation accrue de l’assemblée nationale dans les débats, une évaluation des systèmes d’information et enfin une plus grande ouverture aux partenaires sociaux. La centralisation et le rôle du Conseil du trésor y sont critiqués au passage.

Je n’ai pas la compétence pour traiter de ces questions. Ce n’est d’ailleurs pas mon mandat. Je veux plutôt réfléchir avec vous sur des valeurs telles que les changements, quels qu’ils soient, aient plus de sens.

La créativité

Parce que nous sommes à l’ère de l’information et de la complexité, parce que l’accélération des changements technologiques s’accroît, je place la créativité au sommet de la hiérarchie des valeurs que je vous propose, en ayant soin de préciser que l’authentique créativité se mesure à la résistance du matériau qu’elle choisit : Michel-Ange a choisi le marbre, non le plâtre ; Jean Sébastien Bach s’est imposé des règles mathématiques d’une effrayante rigueur. «Créer c’est danser dans des chaînes», disait Paul Valéry. Les chaînes font les esclaves ou les grands créateurs selon l’esprit avec lequell on les porte. De même, les contrôles peuvent être libérateurs ou asphyxiants. Pour ce qui est de la résistance du matériau, vous êtes mieux servis que Michel-Ange et Bach. Vous devez composer avec les désirs à la fois illimités et contradictoires des citoyens.

La créativité suppose le pouvoir et la responsabilité qui l’accompagne. La responsabilité devient la seconde valeur dans ma hiérarchie. Elle suppose à son tour une autre valeur, l’amitié, dont je reparlerai plus loin. La responsabilité est d’autant plus grande dans une organisation que le principe de subsidiarité y est davantage appliqué, ce qui n’est possible que dans un climat de confiance et d’amitié. Ce sont là des choses que vous avez entendues mille fois sous diverses formes. Si je prends le risque de les formuler de nouveau, c’est parce que la nouvelle conjoncture rend l’auto organisation nécessaire. Elle n’était auparavant que souhaitable.

Je vais illustrer mon propos par un exemple tiré d’une expérience que je vis en ce moment. Je dirige à la fois un magazine sur papier et une encyclopédie sur Internet. En tant que directeur d’une publication sur papier, j’exerce un contrôle jusqu’aux points et aux virgules. Le contexte et la tradition conviennent à cette façon de faire. Dans le cas de la publication sur Internet, je partage mes droits et responsabilités d’éditeurs avec de nombreux collaborateurs. S’il fallait que je vérifie chacun des hyperliens que mes collaborateurs insèrent dans l’encyclopédie, je ralentirais le travail de tout le monde et dans ces conditions notre oeuvre aurait coûté trois fois plus cher, ce qui veut dire qu’elle ne se serait pas développée de façon significative. C’est l’expérience qui m’a imposé cette façon de faire, dont je n’envisageais même pas la possibilité au début. Je constate aujourd’hui que l’auto organisation donne d’étonnants résultats. Sauf exception, les membres de l’équipe ne signent pas les textes qu’ils insèrent dans l’encyclopédie et chacun a le droit d’intervenir dans un dossier qui a été ébauché par un autre. J’ai craint un moment que cette façon de faire ne heurte l’amour-propre des auteurs. Il y a bien eu quelques incidents, mais dans l’ensemble tout se passe très bien, chacun reconnaissant le style et les sujets préférés de l’autre et faisant preuve d’un grand respect pour son travail.

L’intégrité

La créativité suppose également une valeur que j’appellerai intégrité, en donnant à ce mot le sens d’entier, d’intact plutôt que celui de rigueur morale. Ces deux sens se rejoignent d’ailleurs à la limite. L’étude de la pollution nous aura enfin appris ou plutôt réappris l’importance du capital naturel. L’étude de l’agriculture industrielle, par exemple, nous rappelle qu’il est absurde de déstructurer l’humus, la partie vivante du sol pour en accroître la productivité pendant un temps limité. Nous savons maintenant que cela équivaut à prendre sur son capital pour vivre au jour le jour plutôt que de se satisfaire des intérêts. C’est là un contexte idéal pour redécouvrir l’importance du capital naturel de chaque personne et la nécessité de protéger son intégrité, source et condition de la créativité.

J’emploie le mot intégrité et non le mot santé, qui dans sens courant signifie absence de maladie. On peut très bien échapper encore à la maladie et avoir perdu ses facultés subtiles, faisant partie de l’intégrité Ces facultés, on les perd généralement sans s’en apercevoir, insensiblement. «La perte de l’âme est indolore.»(G.Thibon) J’oserai même soutenir qu’il y a un rapport plus direct entre l’intégrité et la créativité qu’entre la santé et la créativité. On peut très bien être malade de temps à autre, tout en demeurant intact, c’est-à-dire tel qu’on était aux meilleurs moments de sa vie antérieure. On aura alors conservé toute la créativité dont on est capable. Par contre, on peut être exempt de toute de maladie, ne jamais s’absenter de son travail pour raison de santé et avoir perdu une partie de sa créativité, en même temps que de son intégrité.

Accorder une telle importance à l’intégrité des personnes équivaut à s’engager à ne jamais poursuivre un résultat au détriment des artisans de ces résultats ou, si l’on préfère, à faire entrer les coûts personnels dans le calcul des résultats. Si l’on admet que dans le calcul de l’efficience, il faut désormais tenir compte des atteintes au capital naturel dans la production d’un bien, ce qu’on appelle l’éco-efficience, il faut à plus forte raison admettre que les atteintes au capital naturel personnel, à l’intégrité, doivent aussi être prises en compte, ce qu’on pourrait appeler l’ego efficience, en faisant du mot ego un synonyme d’intégrité.

C’est tout simplement un développement durable de l’appareil d’état que je propose : plutôt que d’accroître la productivité temporairement au moyen de techniques de conditionnement, faire en sorte que la créativité des employés de l’état soit aussi grande en fin de carrière qu’en début de carrière, qu’elle soit même si possible enrichie plutôt que détruite par l’expérience.

Qu’est-ce que l’action ?

Cela dit, je ne réinvente pas la roue, je reviens à la définition qu’Aristote donne de l’action selon l’interprétation de MauriceBlondel. Nous admirons la personne qui fait des choses, mais nous admirons encore davantage celle qui se fait en faisant des choses. Il y a en elle assez de liberté et de volonté pour que, sans se distraire des choses à faire... et à bien faire, elle se soucie de se faire elle-même. D'un adolescent qui a bien mûri, nous disons qu'il s'est fait. Faire et se faire correspondent au deux premiers niveaux de l'action que distingue Aristote: poiein et prattein.

Le verbe poiein, précise le philosophe français Maurice Blondel, «s'applique à toutes sortes d'opérations, depuis celles qui modèlent de la glaise jusqu'aux réalisations les plus hautes de l'artiste ou du poète. Mettre les mains à la pâte, sculpter une Minerve, incarner la pure poésie dans la précieuse matière des mots évocateurs et des sons cadencés, c'est toujours exercer ce métier de fabrication idéaliste qui a fait définir l'homme: homo Faber..» (M. Blondel, L'Action. Le problème des causes secondes et le pur agir (1893), vol. 1, Paris, PUF, 1949, p. 55.)

Dans tout poiein, il y a à des degrés divers, une volonté de se faire, un prattein: «agir en ce sens s'applique moins aux actions transitives qu'à l'œuvre intime de notre propre genèse, comme si par nos actions, nous avions, selon la parole d'un ancien, à nous façonner d'abord nous-même, à constituer notre personnalité, à sculpter visisiblement ou invisiblement notre beauté ou notre laideur, à devenir ce vivant poema pulchritudinis et virtutis dont parle Cicéron. Donc à la différence de l'industrie qui fabrique des objets, l'action immanente à l'homme informe le sujet lui-même, sans doute par des concours et des retouches multiples, miris et occultis modis, mais enfin, selon une norme intimement présente qui soutient et juge l'effort continu de l'être raisonnable et volontaire.» (M. Blondel, L'Action, vol. 1, p. 55)

Le prattein s'ouvre sur un troisième niveau d'action qu'Aristote appelle le qeorein , la contemplation. La contemplation est à l'extrême opposé du réflexe. Dans le réflexe, le corps bouge mais l'âme est immobile. Dans la contemplation, le corps est immobile mais l'âme est au sommet de son activité, une activité qui a les apparences de la passivité, car elle consiste à consentir à une invitation: «Les maîtres de la vie intérieure tiennent à réserver le mot propre de contemplation à ce qui est infus par don supérieur, en le refusant à ce qui est acquis par l'effort même héroïque de l'homme.»

Cette philosophie, qui fait de la contemplation l’action suprême, indique aussi la voie à suivre pour passer de la motivation à l’inspiration. S’il n’y a pas de place dans un travail pour la contemplation, au sens large, c’est-à-dire pour l’activité théorique, pour l’accès à la pensée et à la beauté, ce travail perd bientôt son sens et il faut utiliser des techniques de conditionnement pour stimuler de l’extérieur la personne en cause.

Justice et amitié

La justice est au centre de la mission de l’état. C’est une valeur à laquelle il faut toujours accorder la plus grande importance, mais sans en négliger une autre, qui peut sembler être en contradiction avec elle : l’amitié. Là où la justice est négligée l’amitié dégénère en népotisme, mais là où c’est l’amitié qui est négligée, la justice devient une froide et aveugle mécanique. On pourrait dire que la justice est la raison de l’état, l’amitié son cœur et que les deux réunies constituent son âme.

Les citoyens exigent simultanément les bienfaits de la justice et ceux de l'amitié. C’est pourquoi de concert avec les moralistes des médias, ils s’indignent tantôt devant ces excès d’amitié que l’on appelle favoritisme, tantôt devant cet excès de rationalité que l’on appelle bureaucratie, mais ils ne semblent pas toujours se rendre compte du fait qu’en exigeant un type de redressement, ils repoussent l’autre, que l’idéal se trouve dans un juste milieu que l’on peut atteindre par la sagesse, non par des revendications et des lois votées dans la précipitation.

Rigueur et grandeur

Si la justice doit s’harmoniser avec l’amitié, la rigueur doit s’harmoniser avec la grandeur.

Le mot grandeur, surtout quand il est appliqué à l’état et à ses serviteurs, crée un malaise au Québec, peut-être parce qu’on l’associe à l’ostentation du nouveau riche, à l’image du quêteux à cheval, peut-être aussi à cause de la conquête. «Toute oppression, écrit Simone Weil, crée une famine à l’égard du besoin d’honneur, car les traditions de grandeur possédées par les opprimés ne sont pas reconnues, faute de prestige social. C’est toujours là l’effet de la conquête.» Simone Weil associe étroitement la grandeur à l’honneur, autre valeur qu’il faut réhabiliter sous ce nom ou sous un autre.

«L’honneur, écrit Simone Weil, est un besoin vital de l’âme humaine. Le respect dû à chaque être humain comme tel, même s’il est effectivement accordé, ne suffit pas à satisfaire ce besoin; car il est identique pour tous et immuable; au lieu que l’honneur a rapport à un être humain considéré, non pas simplement comme tel, mais dans son entourage social. Ce besoin est pleinement satisfait, si chacune des collectivités dont un être humain est membre lui offre une part à une tradition de grandeur enfermée dans son passé et publiquement reconnue au-dehors.

Par exemple, pour que le besoin d’honneur soit satisfait dans la vie professionnelle, il faut qu’à chaque profession corresponde quelque collectivité réellement capable de conserver vivant le souvenir des trésors de grandeur, d’héroïsme, de probité, de générosité, de génie, dépensés dans l’exercice de la profession.

Toute oppression créée une famine à l’égard du besoin d’honneur, car les traditions de grandeur possédées par les opprimés ne sont pas reconnues, faute de prestige social.

C’est toujours là l’effet de la conquête. [...]Le degré extrême de la privation d'honneur est la privation totale de considération infligée à des catégories d'êtres humains. Tels sont en France, avec des modalités diverses, les prostituées, les repris de justice, les policiers, le sous-prolétariat d'immigrés et d'indigènes coloniaux... De telles catégories ne doivent pas exister.

Le crime seul doit placer l'être qui l'a commis hors de la considération sociale et le châtiment doit l'y réintégrer.» (L’Enracinement)

Une chose aussi terre à terre qu’un équipement informatique désuet peut avoir un effet humiliant sur un fonctionnaire. Encore récemment un fonctionnaire me confiait, sur un ton attristé, qu’il en était encore à Windows 95. Un outil essentiel n’est pas un détail sans importance pour un travailleur

Quand je demande à des fonctionnaires, des professionnels le plus souvent, s’ils ont l’occasion de participer à des colloques internationaux dans le cadre de leur travail, ils me font toujours la même réponse, qui cache mal l’estime de soi blessée : il n’y a pas de budget pour cela au gouvernement du Québec. Tout le monde sait pourtant que le succès du Japon s’explique en grande partie par les missions de recherche d’information que ce pays envoie dans le monde depuis des siècles. À défaut de pouvoir faire venir le monde chez eux, comme font les Américains, les Japonais vont vers le monde.

La possibilité de faire des voyages à l’étranger, au même titre que leurs homologues du secteur privé et des universités, est une façon pour les fonctionnaires d’accéder à la grandeur. La capacité de bien recevoir à leur tour les étrangers qui les ont accueillis satisfait le même besoin.

Des valeurs incarnées...dans un luxe vital

Il ne suffit pas qu’une valeur indique une direction à suivre, il faut aussi qu’elle donne l’énergie requise pour progresser dans cette direction, ce qui suppose qu’elle s’incarne dans des symboles nourriciers présents dans le milieu physique du travail, dans la culture de l’organisation. Une éthique sans esthétique est inopérante. Dans une culture unifiée comme le fut la Grèce ancienne par exemple, l’esthétique est le signe, le corps de l’éthique, ce qui fait qu’elle touche la sensibilité et devient une nourriture, une source d’inspiration. Avoir ainsi dans un milieu de travail le souci d’une esthétique reliée à une éthique suppose que l’on considère certains luxes comme vitaux. Le potager le plus humble doit s’orner de fleurs. Nos ancêtres l’avaient compris. Le luxe vital c’est, au-delà de qui est strictement nécessaire à la créativité, ce ne je ne sais quoi d’unique et de gratuit dans un milieu de travail qui rappelle à chacun qu’il est pas un simple rouage dans une machine, mais une source d’inspiration pour tous ses collègues.

«Une tendresse moulée sur une contrainte.» C’est ainsi que l’architecte André Bruyère définissait l’architecture. Quand il construisait un lieu de travail, il faisait en sorte que chaque employé se sente reconnu dans sa dignité par la nature et la disposition des objets autour de lui. J’ai eu le bonheur de visiter avec lui une banque qu’il venait de terminer à Paris. L’exiguïté de l’espace de travail dévolu à chaque caissière était rachetée par son caractère poétique. Une lampe faite sur mesure délimitait un espace privé pour la caissière et son client. Le comptoir, incurvé, pour personnaliser davantage l’espace de chaque caissière, était recouvert de la plus fine marqueterie. «Les mains de ces femmes seront constamment en contact avec ce comptoir, me disait André Bruyère, je veux transformer ce geste banal en une sensation agréable.» Les employés de cette banque se sentaient aimés de l’architecte qui avait ainsi fait preuve de tendresse à leur endroit. Je suis persuadé, sans pouvoir le prouver, que ce luxe était rentable, que l’absentéisme y était moindre que dans une banque quelconque. J’ai aussi visité avec lui un hôpital qu’il avait construit dans le même esprit. J’ai tiré la même conclusion de cette visite : il y a des luxes essentiels.

Je m’empresse de préciser qu’il ne faut pas confondre ce que j’appelle les luxes vitaux avec ce clinquant que l’on observe dans tant de bureaux et qui n’est là le plus souvent que pour marquer un degré dans la hiérarchie. Cette réserve faite, je soutiens que par souci pour l’intégrité des employés, garante de leur créativité future, il faut accorder aux luxes vitaux autant d’importance qu’aux choses présentées comme étant de première nécessité. Il vaudrait mieux faire en sorte que chaque fonctionnaire soit à l’aise pour recevoir un ami dans son bureau, que de continuer à payer des services médicaux dont l’efficacité n’est pas prouvée.

La taille et la forme de l’État

Ce serait lâcheté et inconséquence de ma part d’aborder de telles questions sans prendre position sur la question de la taille de l’État, sachant que nos trois principaux partis politiques veulent la réduire, à des degrés divers, non précisés dans certains cas. Si le diagnostic d’obésité est confirmé, une intervention s’impose, mais il faut se souvenir que le meilleur traitement n’est pas une liposuccion ou la ligature de l’estomac, mais un bon dosage d’exercice et de nourriture saine.

Il faut surtout éviter de confondre la réduction de la taille de l’État avec un rapetissement de son autorité et de son prestige. Notre État n’a pas besoin d’une telle cure. Il l’a subi dès sa naissance et ne s’en est jamais complètement remis. Notre État pourrait très bien être à la fois plus petit et plus grand, au sens de plus prestigieux. Cela supposerait un transfert vers des agences indépendantes de certaines responsabilités de gestion, celle de la santé par exemple, et dans ce qui constituerait le noyau de l’État, une concentration des talents autour des grandes responsabilités de recherche, d’information, d’orientation, de planification et d’arbitrage.

Quoiqu’il en soit, c’est moins la taille que la forme de l’état qui importe. Je donne au mot forme le sens qu’il a dans l’expression être en forme. Nous sommes en forme quand l’union de notre âme et de notre corps est à son plus haut degré. (Je rappelle que chez Aristote les mots forme et âme sont synonymes.) Un état est en forme quand il a une âme et que cette âme se manifeste, quand il est traversé par un courant de créativité, de justice et d’amitié, que l’on sent aussi bien dans les bureaux des sous-ministres qu’aux guichets des hôpitaux.

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