Degas au Salon des indépendants de 1880
- M. Degas expose deux toiles représentant des danseuses de l'opéra : trois femmes en jupes de tulle jaune se tiennent enlacées ; au fond, le décor se soulève et laisse entrevoir les maillots roses du corps de ballet ; ces trois femmes sont campées sur les hanches et sur leurs pointes avec une prodigieuse vérité point de charnures crémeuses et factices, mais de vraies chairs un peu défraîchies par la couche des pâtes et des poudres. C'est d'une réalité absolue et c'est vraiment beau. Je recommande également, dans le tableau qui surmonte celui-ci, le torse de la femme penchée en avant et deux dessins sur papier rose, où une ballerine vue de dos et une autre qui rattache son soulier, sont enlevées avec une souplesse et une vigueur peu communes.
La joie que j'éprouvai, tout gamin, s'est depuis accrue à chacune des expositions où figurèrent les Degas.
Un peintre de la vie moderne était né, et un peintre qui ne dérivait de personne, qui ne ressemblait à aucun, qui apportait une saveur d'art toute nouvelle, des procédés d'exécution tout nouveaux. Blanchisseuses dans leurs boutiques, danseuses aux répétitions, chanteuses de café-concert, salles de théâtre, chevaux de course, portraits, marchands de coton en Amérique, femmes sortant du bain, effets de boudoirs et de loges, tous ces sujets si divers ont été traités par cet artiste qui est réputé cependant n'avoir jamais peint que des danseuses ! Cette année, les ballets dominent pourtant, et cet homme d'un tempérament si fin, d'un nervosisme si vibrant, dont l'œil est si curieusement hanté et rempli par la figure humaine en mouvement dans la lumière factice du gaz ou dans le jour blafard des pièces éclairées par la triste lueur des cours, s'est surpassé, s'il est possible.
Voyez cet examen de danse, une danseuse pliée qui renoue un cordon et une autre, la tête sur l'estomac, qui bombe sous une crinière rousse un nez busqué. Près d'elles, une camarade en tenue de ville, au type populacier, aux joues criblées de son, à la tignasse refoulée sous un caloquet hérissé de plumes rouges, et une mère quelconque, en bonnet, en châle à ramages, une trogne de vieille concierge, causent pendant les intermèdes. Quelle vérité! Quelle vie! Comme toutes ces figures sont dans l'air, comme la lumière baigne justement la scène, comme l'expression de ces physionomies, l'ennui d'un travail mécanique pénible, le regard scrutant de la mère dont les espoirs s'aiguisent quand le corps de sa fille se décarcasse, l'indifférence des camarades pour des lassitudes qu'elles connaissent, sont accusés, notés avec une perspicacité d'analyste tout à la fois cruel et subtil.
Un autre de ses tableaux est lugubre. Dans l'immense pièce où l'on s'exerce, une femme gît, la mâchoire dans ses poings, une statue de l'embêtement et de la fatigue, pendant qu'une camarade, les jupes de derrière bouffant sur le dossier de la chaise où elle est assise, regarde, abêtie, les groupes qui s'ébattent, au son d'un violon maigre.
Mais les voici maintenant qui reprennent leurs dislocations de clowns. Le repos est fini, la musique regrince, la torture des membres recommence et, dans ces tableaux où les personnages sont souvent coupés par le cadre, comme dans certaines images japonaises, les exercices s'accélèrent, les jambes se dressent en cadence, les mains se cramponnent aux barres qui courent le long de la salle, tandis que la pointe des souliers bat frénétiquement le plancher et que les lèvres sourient, automatiques. L'illusion devient si complète, quand l'œil se fixe sur ces sauteuses, que toutes s'animent et pantellent, que les cris de la maîtresse semblent s'entendre, perçant l'aigre vacarme de la pochette : «avancez les talons, rentrez les hanches, soutenez les poignets, cassez-vous» , alors qu'à ce dernier commandement, le grand développé s'opère, que le pied surélevé, emportant le bouillon des jupes, s'appuie, crispé, sur la plus haute barre.
Puis, la métamorphose s'est accomplie. Les girafes qui ne pouvaient se rompre, les éléphantes dont les charnières refusaient de plier, sont maintenant assouplies et brisées. Le temps d'apprentissage est terminé et les voilà qui paraissent, en public, sur la scène, qui pirouettent, voltigent, avancent et reculent sur les pointes, dans des coups de gaz, dans des jets de lumière électrique, et ici encore, M. Degas, en attendant qu'elles deviennent ouvreuses, chiromanciennes ou marcheuses, les pique, toutes vives, devant la rampe, les attrape à la volée pendant qu'elles bondissent ou font la révérence des deux côtés, envoyant avec les mains des baisers au public.
L'observation est tellement précise que, dans ces séries de filles, un physiologiste pourrait faire une curieuse étude de l'organisme de chacune d'elles. Ici, l'hommasse qui se dégrossit et dont les couleurs tombent sous le misérable régime du fromage d'Italie et du litre à douze ; là les anémies originelles, les déplorables lymphes des filles couchées dans les soupentes, éreintées par les exercices du métier, épuisées par de précoces pratiques, avant l'âge ; là encore les filles nerveuses, sèches, dont les muscles saillent sous le maillot, de vraies biquettes construites pour sauter, de vraies danseuses, aux ressorts d'acier, aux jarrets de fer.
Et combien sont charmantes, parmi elles, charmantes d'une beauté spéciale, faite de salauderie populacière et de grâce ! Combien sont ravissantes, presque divines, parmi ces petits souillons qui repassent ou portent du linge, parmi ces chanteuses qui bâillent, en gants noirs, parmi ces saltimbanques qui s'élèvent dans le ciel d'un cirque!
Puis, quelle étude des effets de la lumière ! — je signale à ce point de vue, une loge, au pastel, une loge vide touchant à la scène, avec le rouge cerise d'un écran à moitié levé et le fond purpurin plus sombre du papier de tenture ; un profil de femme se penche, au balcon, au-dessus, regardant les cabots qui jappent ; le ton des joues chauffées par la chaleur de la salle, du sang monté aux pommettes, dont l'incarnat, ardent aux oreilles encore, s'atténue aux tempes, est d'une singulière exactitude dans le coup de lumière qui les frappe.
L'exposition de M. Degas comprend, cette année, une dizaine de pièces ; j'en ai cité déjà plusieurs, je désignerai encore deux superbes dessins, dont une tête de femme qui serait absolument digne de figurer près des dessins de l'école française, au Louvre, et je vais m'arrêter, pendant quelques minutes, devant le portrait du regretté Duranty. Il va sans dire que M. Degas a évité les fonds imbéciles chers aux peintres, les rideaux écarlates, vert olive, bleu aimable, ou les taches lie de vin, vert brun et gris de cendre, qui sont de monstrueux accrocs à la vérité, car enfin il faudrait pourtant peindre la personne qu'on portraiture chez elle, dans la rue, dans un cadre réel, partout, excepté au milieu d'une couche polie de couleurs vides. M. Duranty est là, au milieu de ses estampes et de ses livres, assis devant sa table, et ses doigts effilés et nerveux, son œil acéré et railleur, sa mine fouilleuse et aiguë, son pincé de comique anglais, son petit rire sec dans le tuyau de sa pipe, repassent devant moi à la vue de cette toile où le caractère de ce curieux analyste est si bien rendu. Il est difficile avec une plume de donner même une très vague idée de la peinture de M. Degas ; elle ne peut avoir son équivalent qu'en littérature ; si une comparaison entre ces deux arts était possible, je dirais que l'exécution de M. Degas me rappelle, à bien des points de vue, l'exécution littéraire des frères De Goncourt.
Ils auront été, les uns et les autres, les artistes de même que pour rendre visible, presque palpable, l'extérieur de la bête humaine, dans le milieu où elle s'agite, pour démonter le mécanisme de ses passions, expliquer les marches et les relais de ses pensées, l'aberration de ses dévouements, la naturelle éclosion de ses vices, pour exprimer la plus fugitive de ses sensations, Jules et Edmond De Goncourt ont dû forger un incisif et puissant outil, créer une palette neuve des tons, un vocabulaire original, une nouvelle langue ; de même, pour exprimer la vision des êtres et des choses dans l'atmosphère qui leur est propre, pour montrer les mouvements, les postures, les gestes, les jeux de la physionomie, les différents aspects des traits et des toilettes selon les affaiblissements ou les exaltations des lumières, pour traduire des effets incompris ou jugés impossibles à peindre jusqu'alors, M. Degas a dû se fabriquer un instrument tout à la fois ténu et large, flexible et ferme.
Lui aussi a dû emprunter à tous les vocabulaires de la peinture, combiner les divers éléments de l'essence et de l'huile, de l'aquarelle et du pastel, de la détrempe et de la gouache, forger des néologismes de couleurs, briser l'ordonnance acceptée des sujets.
Peinture audacieuse et singulière s'attaquant à l'impondérable, au souffle qui soulève la gaze sur les maillots, au vent qui monte des entrechats et feuillette les tulles superposés des jupes, peinture savante et simple pourtant, s'attachant aux poses les plus compliquées et les plus hardies du corps, aux travaux et aux détentes des muscles, aux effets les plus imprévus de la perspective, osant, pour donner l'exacte sensation de l'œil qui suit miss Lola, grimpant à la force des dents jusqu'aux combles de la salle Fernando, faire pencher tout d'un côté le plafond du cirque !
Puis quelle définitive désertion de tous les procédés de relief et d'ombre, de toutes les vieilles impostures de tons cherchés sur la palette, de tous les escamotages enseignés depuis des siècles ! Quelle nouvelle application depuis Delacroix du mélange optique, c'est-à-dire du ton absent de la palette, et obtenu sur la toile par le rapprochement des deux autres.
Ici, dans le portrait de Duranty, des plaques de rose presque vif sur le front, du vert dans la barbe, du bleu sur le velours du collet d'habit ; les doigts sont faits avec du jaune bordé de violet d'évêque. De près, c'est un sabrage, une hachure de couleurs qui se martèlent, se brisent, semblent s'empiéter ; à quelques pas, tout cela s'harmonise et se fond en ton précis de chair, de chair qui palpite, qui vit, comme personne, en France, maintenant ne sait plus en faire.
Il en est de même pour ses danseuses. Celle dont j'ai parlé plus haut, la rousse qui penche sur sa gorge un bec d'aigle, a le cou ombré par du vert et les tournants du mollet cernés par du violet ; de près, le maillot est un écrasis de crayon rose ; à distance, c'est du coton tendu sur une jambe qui muscle.
Aucun peintre, depuis Delacroix qu'il a étudié longuement et qui est son véritable maître, n'a compris, comme M. Degas, le mariage et l'adultère des couleurs ; aucun actuellement n'a un dessin aussi précis, et aussi large, une fleur de coloris aussi délicate ; aucun n'a, dans un art différent l'exquisité que les Goncourt mettent dans leur prose ; aucun n'a ainsi fixé, dans un style délibéré et personnel, la plus éphémère des sensations, la plus fugace des finesses et des nuances.
Une question peut se poser maintenant. Quand la haute place que ce peintre devrait occuper dans l'art contemporain sera-t-elle reconnue? Quand comprendra-t-on que cet artiste est le plus grand que nous possédions aujourd'hui en France? Je ne suis pas prophète, mais si j'en juge par l'ineptie des classes éclairées qui, après avoir longtemps honni Delacroix, ne se doutent pas encore que Baudelaire est le pœte de génie du XIXe siècle, qu'il domine de cent pieds tous les autres, y compris Hugo, et que le chef-d'œuvre du roman moderne est l'Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, — et pourtant la littérature est soi-disant l'art le plus accessible aux masses! — je puis croire que cette vérité que je suis le seul à écrire aujourd'hui sur M. Degas ne sera probablement reconnue telle que dans une période illimitée d'années.